Alice Coffin — La riposte

Pendant longtemps, elle a envahi, en infiltrée, les réunions d’hommes avec le groupe féministe La Barbe pour rendre visible l’entre-soi masculin des lieux de pouvoir. Depuis un an, c’est en tant qu’élue qu’elle affronte des assem­blées souvent hostiles au Conseil de Paris. Cible de cybe­rhar­cè­le­ment, ce qui lui vaut d’être placée sous pro­tec­tion policière, Alice Coffin raconte pour La Déferlante ses combats de femme, lesbienne et militante.
Publié le 13 juin 2023
Alice Coffin

« Je me bats ! je me bats ! je me bats !»

Cette scansion, écrite par un homme, Edmond Rostand, ces mots, ceux d’un homme, le per­son­nage de Cyrano de Bergerac, m’ont obsédée pendant la pré­pa­ra­tion de ce texte. 

L’équipe édi­to­riale de La Déferlante m’avait dit: « Le thème du dossier, c’est “se battre”. » Et moi, je mâchon­nais « Je me bats ! je me bats! je me bats ! » J’aime bien Cyrano, j’aurais même pu appeler mon enfant comme ça. Si la PMA¹ , promise depuis neuf ans, avait été votée avant mon dernier anni­ver­saire. Je viens d’avoir 43 ans, l’âge légal limite. Si je n’avais pas été aussi complexée par mon nez ni craint de le trans­mettre à l’enfant, depuis qu’à la cantine un grand de ma classe de 5e avait lancé à la cantonade : « Son père a dû la fracasser pour qu’elle ait un nez comme ça.» Trois décennies plus tard, des milliers de tweets du même acabit postés après la publi­ca­tion du Génie lesbien et mon élection au Conseil de Paris ont corroboré une certaine obs­ti­na­tion à attribuer le physique d’une femme qui déplaît à de la mal­trai­tance paternelle.

J’ai déjà dit ailleurs que mon père était un ange parmi les anges, je n’y reviens pas.

Je ne suis pas Cyrano. Je ne me bats pas. Sauf avec mes frères et sœurs, il y a longtemps et pas mécham­ment. Je ne me suis jamais battue phy­si­que­ment. Ni dans la cour de récré ni ailleurs. Mes seuls street fights se mènent à vélo. Là, oui, quand je pédale sur une piste cyclable à contre­sens des voitures, je suis en mode combat. J’attends les Klaxons et les insultes, je me déporte volon­tai­re­ment sur la gauche à l’extrémité de la ligne de démar­ca­tion, je sais que sinon les auto­mo­bi­listes bouf­fe­ront mon espace. Je reçois tant d’insultes et d’agressivité à vélo. Je les poursuis, je viens taper à leurs vitres. Mais ce sont les seuls moments, je crois, où je ressens de la rage immédiate. Sinon, l’envie de taper m’est étrangère. Je n’ai pas le goût de la riposte, et je continue à discuter même avec des personnes qui m’ont attaquée, comme je l’ai fait dans le texte Sister Insider ² . Je ne donne ni coups de poing ni coups de pied, et pourtant, depuis plusieurs mois, je suis décrite comme une « jus­ti­cière » ( titre du portrait du Point paru le 24 septembre 2020 ) qui «sort de ses gonds» ( mots du Parisien dans un article du 11 mars dernier après mon inter­ven­tion par­fai­te­ment calme et informée au Conseil de Paris pour dénoncer le choix d’attribuer une plaque à l’ancien maire du 16e , Claude Goasguen ). Touche pas à mon poste ( talk-show présenté par Cyril Hanouna sur C8 ) a même poussé un peu plus loin mon image de fighteuse, en m’invitant à débattre des droits des femmes avec… Jean-Claude Van Damme. Je n’y suis pas allée, mais j’ai beaucoup rigolé.

C’est vrai que mon corps est un combat. Comme celui de toutes les femmes. L’artiste amé­ri­caine Barbara Kruger l’a résumé en une séri­gra­phie : « Ton corps est un champ de bataille. » Avortement, viol, fémi­ni­cide, PMA. Nous com­bat­tons pour et par nos corps. J’aimerais com­prendre ce que la lutte fait à mon corps, mon corps de combat, objet à débou­lon­ner, corps politique.

Le Corps abject

Qu’elles soient des proies, des trophées ou des éléments hostiles et étrangers à expulser, les femmes sont chassées. Mon corps aux cheveux courts, mon affichage lesbien me font échapper à la catégorie gibier. Pour mieux me pré­ci­pi­ter dans celle de parasite à éjecter. Les hommes font des premières des corps-objets, et des secondes des corps abjects. Rendre mon corps abject, c’est l’animaliser, me traiter de « hyène » ( par Raphaël Enthoven sur Twitter³. C’est le psy­chia­tri­ser en criant pendant la réunion du Conseil de Paris : « Il faut l’interner » (un maire d’arrondissement socia­liste ). C’est accoler, des milliers de fois sur les réseaux sociaux, l’adjectif « folle » ou ses équi­va­lents à mon nom.

Pour construire un corps abject, le plus simple est encore de le déshu­ma­ni­ser. En l’occurrence : nier mon existence. L’obsession à me qualifier d’homme est probante. Toutes mes inter­ven­tions publiques suscitent ce com­men­taire, des milliers de fois : « C’est un mec. » L’acharnement à me trouver des sosies est éloquent. Je serais « le jeune frère de Depardieu », Laurent Ruquier, Guillaume Canet. Un youtubeur américain peu recom­man­dable, aux millions d’abonné·es, Logan Paul, s’est retrouvé en TT ( Trending Topic, sujet tendance et viral sur Twitter ) à la suite d’une de mes appa­ri­tions télé tant les com­pa­rai­sons physiques entre lui et moi, insul­tantes, se mul­ti­pliaient. Le but est d’humilier. Mais aussi de fabriquer le terreau propice aux menaces de viol et de meurtre. La cari­ca­ture sert à cela. Le corps qu’on déshu­ma­nise, qu’on nie dans son existence de femme, est un corps violable. Les courriers arrivent par paquets, qui me traitent de « charogne de lesbienne », assortis d’un « Je t’encule avec un godemiché sans vaseline », avec toujours une requête : que je démis­sionne du Conseil de Paris. Menacer pour expulser.

Certains de mes collègues au Conseil de Paris n’agissent pas dif­fé­rem­ment. Ils crient: « Faites-la taire », « Sortez-la. » Jusqu’à me traiter d’« excrément » au micro⁴ . Lorsque j’ai protesté contre la standing ovation orches­trée par le préfet Lallement en l’honneur de Christophe Girard⁵, le son de la retrans­mis­sion a été immé­dia­te­ment coupé. Contre toute règle du débat démo­cra­tique. Puis les com­mu­ni­qués et inter­ven­tions se sont mul­ti­pliées pour demander à m’exclure de la majorité. Sur les listes offi­cielles attri­buant des sièges aux Conseillères et Conseillers de Paris dans des éta­blis­se­ments coad­mi­nis­trés par la ville, mon nom a été recouvert de blanco, et il a fallu des semaines de négo­cia­tion pour que je sois réin­té­grée dans ces instances. La silen­cia­tion et l’invisibilisation en action.

Lire aussi : « Armons-nous, nous en avons le droit par la nature et même par la loi ! »

Pour que le combat n’ait pas lieu, ils effacent l’adversaire. Ou, plus retors, ne laissent pas d’espace au combat. Lors de plusieurs réunions, alors que je tentais d’exposer, posément, certaines pro­blé­ma­tiques, j’ai eu droit soit à de longs silences, soit à des pro­tes­ta­tions. « Ce n’est pas le lieu, ici ce n’est pas la rue ou les réseaux sociaux », m’a‑t-on opposé en masse alors que je tentais, lors d’une réunion de la com­mis­sion Culture, de parler de violences pédo­cri­mi­nelles. Si pas là, où ? Une assemblée politique d’élu·es devrait évi­dem­ment être le lieu pour discuter de pédocriminalité.

Face à cela, que faire? Doit-on trans­for­mer un corps vilipendé en un corps protégé ? Mon emploi du temps, ces derniers mois, a dû intégrer de nouvelles cases. Des passages répétés au com­mis­sa­riat, des rendez-vous avec une avocate.

Je n’ai pas peur. Ou alors de l’aigreur. Comment supporter l’injustice et ne pas sombrer dans l’amertume? J’ai trop observé ce phénomène chez d’ancien·nes militant·es pour ne pas m’en inquiéter. J’ai lutté d’abord sur ce terrain intime pendant tous ces mois. Le trai­te­ment média­tique réservé au Génie lesbien a été infect, dans Paris Match ou ailleurs, au mépris de toute règle de déon­to­lo­gie journalistique.


Avortement, viol, fémi­ni­cide, PMA. Nous com­bat­tons pour et par nos corps.


Le Corps révélateur

Face aux avanies subies, ne plus voir son corps harcelé, expulsé, ridi­cu­li­sé, menacé, mais l’appréhender comme un corps révé­la­teur. Le révé­la­teur est ce composé chimique qui permet de fixer l’image d’une pho­to­gra­phie argen­tique. Sans lui, l’image est latente. Avec lui, elle se développe et se fixe. Je suis, depuis plus d’une décennie, membre du groupe La Barbe. Depuis des siècles, des hommes se réunissent entre eux et décident. Dans des fédé­ra­tions sportives, des assem­blées générales de grands groupes, des conseils généraux de dépar­te­ments, des inau­gu­ra­tions cultu­relles. Ils trônent sur ces scènes. Mais pour fixer cette image, com­prendre que c’est celle d’hommes dans leur entre-soi, il faut un révé­la­teur. Ce sont les corps de femmes
ornées d’une barbe postiche qui s’introduisent sur ces scènes et leur crient: «Vive le patriar­cat, messieurs, tenez bon et préservez les viriles valeurs de la France!» J’ai accompli ce geste des dizaines de fois. Il n’en va pas dif­fé­rem­ment au Conseil de Paris ou sur les réseaux sociaux. Je ne me bats pas, c’est ma simple présence qui révèle leur violence.

Face aux barbues, ils se lâchent. « Montrez vos seins», « Connasses», «Dégagez », « Fermez-la », «Dehors.» La sexua­li­sa­tion, l’insulte, la volonté d’expulser. Les méca­nismes sont toujours les mêmes. D’abord, ils excluent. Puis, si nous parvenons tout de même à entrer ou à être élues, ils se font plus violents. En avril 2019, une soirée co-organisée par l’hebdo d’extrême droite Valeurs actuelles affichait sept invités. Sept hommes blancs. Lorsque j’ai revu les images de mon entrée sur la scène du Cirque d’hiver, au moment du débat entre Éric Zemmour et Bruno Le Maire, j’ai été surprise par ma posture. Je me tiens sage. Droite, les bras le long du corps. Et pourtant ils me foncent dessus et m’empoignent. La violence est déchaînée. Le corps révé­la­teur a fait son effet.

Je me tiens debout aussi, selon le mode d’action de La Barbe qui veut que les barbues «se tiennent droites», une «scène silen­cieuse, digne, picturale ». Pour créer cet ins­tan­ta­né qui dévoile les rapports de force du monde et expose les réponses des hommes. Car leur violence est d’habitude cachée: «On ne frappe pas une femme », « Les femmes et les enfants d’abord.»

Nos êtres révé­la­teurs sont à leur apogée sur les réseaux sociaux. Je n’efface pas les milliers d’insultes et de menaces. Ils sont pour moi des traces pré­cieuses. Comme l’ont magis­tra­le­ment illustré Myriam Leroy et Florence Hainaut dans #SalePute, docu­men­tai­re⁶  sur le cybe­rhar­cè­le­ment des femmes, les insultes sur les réseaux sociaux ne sont pas une question de médium. Le problème n’est pas que, derrière un écran, certains se per­mettent tout. Notre présence sur les réseaux sociaux est un révé­la­teur, qui expose la violence misogyne et raciste dans son effarante crudité et son effarante quantité. Encore faut-il que les récits s’en emparent. Je suis toujours sidérée que, dans les cas de fémi­ni­cides, on interroge toutes les res­pon­sa­bi­li­tés sauf celles des hommes. Un homme peut défe­nes­trer sa compagne, balancer des canettes de bière sur son corps gisant⁷, les res­pon­sa­bi­li­tés envi­sa­gées sont celles de l’État, de la police, de la justice. Jamais celle des hommes. La question ne survient pas sur les plateaux de télévision.

Le Corps informateur

Mon corps révé­la­teur est aussi un corps infor­ma­teur. Nous comptons le nombre d’hommes sur scène et informons sur les chiffres de la domi­na­tion masculine dans le secteur que nous visons. Le procédé n’est pas nouveau. L’actrice Aïssa Maïga l’a appliqué pendant la cérémonie des Césars 2020. Son corps révé­la­teur de femme noire sur scène, son corps infor­ma­teur qui a dénombré les personnes noires dans la salle, a provoqué ce qu’on a nommé un « malaise » qui a entraîné de la violence et un déchaî­ne­ment sur les réseaux sociaux. Chiffrer pour exposer. C’est ce que faisait déjà l’organisation féministe lesbienne le Combahee River Collective⁸ , grâce au procédé de séria­li­sa­tion concep­tua­li­sé par Terrion Williamson. Un texte intitulé Six Femmes Noires, pourquoi sont-elles mortes ? a ainsi été publié, puis sans cesse réac­tua­li­sé au fur et à mesure que le nombre de meurtres aug­men­tait. Ce décompte organisé en France par le collectif Féminicides par com­pa­gnons ou ex a été fon­da­men­tal dans la média­ti­sa­tion de la lutte. Dans mes combats, parce que jour­na­liste, je pri­vi­lé­gie l’information. Mes inter­ven­tions au Conseil de Paris citent et sourcent. Plus le sujet est sus­cep­tible de provoquer une explosion de colère, plus il faut informer. Rokhaya Diallo fait de même. Ce qui m’impressionne, au-delà du calme, de la ténacité, c’est son savoir. Bien sûr, ça nous demande dix mille fois plus de travail. Mais ça fonc­tionne. L’intervention sur Christophe Girard avait provoqué des oukases, celle sur Claude Goasguen des insultes, mais lorsque, extrait après extrait, et avec l’aide notamment de la jour­na­liste Sihame Assbague, j’ai pointé le discours colonial de l’Union des Anciens Combattants dont nous dis­cu­tions la sub­ven­tion au Conseil du mois de mai 2021, un élu de droite m’a dit: « Je ne savais pas, je vais aller regarder de plus près. »

Le Corps transformateur

Mon corps d’activiste est aussi un corps de lesbienne. Ce qui accroît encore sa puissance révé­la­trice. Je sais que si l’on me traite d’excrément, c’est d’abord parce que mépriser les les­biennes est autorisé. Parce que certains m’ont brandie comme une menace. J’en veux pour preuve le lexique de la frayeur utilisé par nombre d’édiles pour parler de moi. «Effrayant », ont tweeté des res­pon­sables poli­tiques à mon encontre. Dans Se
défendre (La Découverte, 2017), la phi­lo­sophe Elsa Dorlin a décor­ti­qué les méca­nismes de construc­tion des corps qui font peur, des corps menaçants. Je ne compte plus le nombre de jour­na­listes qui m’ont confié avoir eu peur de moi avant de venir m’interviewer. Pour finir d’un «En fait, vous êtes vachement sympa. » Un jour, j’ai appelé, en tant qu’élue, une fonc­tion­naire de la mairie. Elle m’a dit «Oh là là ! Quand j’ai su que c’était vous, je me suis dit : “J’aimerais pas la croiser dans un couloir, elle va m’en coller une.” » Cela m’a un peu brisé le cœur. Et comme d’habitude, je n’ai pas moufté, j’ai même fait en sorte de la mettre à l’aise alors qu’elle avait clai­re­ment outre­pas­sé les conve­nances. Je n’ai pas d’appétence pour la confron­ta­tion dans les rapports humains. Je n’ose pas.

Quoi que je dise, je suis ramenée à un discours de haine. J’ai été la cible d’une attaque les­bo­phobe à Rouen en juin 2021, au cours de laquelle des membres de Génération iden­ti­taire m’ont sommée de répondre à la question déployée sur une large banderole «Vous n’aimez pas les hommes, madame Coffin ? » Je n’ai pas de haine envers les hommes. Je serais beaucoup plus trash si c’était le cas. Je n’ai pas une once de haine, mais je ne peux le dire qu’ici, dans une revue féministe. Se justifier ailleurs, c’est rentrer dans l’antiféminisme, la les­bo­pho­bie, qui consiste à dépo­li­ti­ser tout discours en les fondant sur l’homme et les affects qu’il se devrait d’inspirer.


La per­fo­mance de genre est épuisante, elle déforme. reste à assumer les consé­quences sociales d’un corps non genré


 

Mon corps lesbien inspire, lui, en revanche de la révulsion. Mon corps de femme ath­lé­tique aussi. Les remarques déso­bli­geantes que j’ai subies pendant toute mon ado­les­cence et ma jeunesse ont, pendant longtemps, fait de mon corps un corps absent, que je ne voyais pas. On me disait: « Tu as des épaules de nageuse est-allemande. » Tous ces critères si valorisés chez les hommes, les muscles, l’agilité, l’énergie, deve­naient des repous­soirs. Mon corps n’était libre que sur les terrains de sport. Quand je pouvais les arpenter, ce qui n’était pas le cas dans les cours de récré. À l’école Charles Baudelaire, dans le 12e arron­dis­se­ment de Paris, il y avait cette immense cour dans laquelle les garçons jouaient au foot. Je n’en étais pas. Alors que je savais jouer. Bien. Les élas­tiques des filles mar­quaient des péri­mètres beaucoup plus res­treints. Je n’y jouais pas non plus. Je ne jubilais que lorsqu’il y avait des rondes communes pour chanter « Un samedi soir je dis à ma mère / Voulez-vous savoir le garçon que j’aime ? / C’est un jeune garçon à qui j’ai donné mon cœur… » L’hétérosexualité rôdait.

On me disait: « Tu as une démarche de cowboy. » Virginie Despentes décrit si bien le départ d’Adèle Haenel de la cérémonie des Césars, qui « avance le dos droit et la nuque raidie de colère et les épaules ouvertes » ( « On se lève et on se barre », Libération, 1er mars 2020 ). Nous sommes toujours debout. Comme les barbues si fières. Comme le titre du docu­men­taire de Carole Roussopoulos sur le MLF ( Debout ! Une histoire du Mouvement de libé­ra­tion des femmes, 1999 ). Comme la cho­ré­gra­phie Je suis debout des fémi­nistes polo­naises pour l’IVG. Comme la dernière phrase du Regard féminin. Une révo­lu­tion à l’écran, d’Iris Brey ( éditions de l’Olivier, 2020 ) : « Il est temps de redresser nos regards. »

Je soupçonne que cette énergie, je la dois pré­ci­sé­ment à mon côté gender fluid⁹. La per­for­mance de genre est épuisante, elle déforme. Reste à assumer les consé­quences sociales d’un corps non genré. J’étais bien sur les terrains de sport, car mon corps était libre. J’étais bien quand je buvais, car j’oubliais un peu aussi les regards sur moi, mon surmoi patriar­cal. Je suis bien en lesbienne parce qu’elles, les les­biennes, savent valoriser ces corps-là. Yuri, avec qui je vis, m’a dit qu’elle avait flashé en me voyant jouer au foot et parce que j’avais des jambes très musclées.

Le corps lesbien libre des normes du genre comme trans­for­ma­teur d’énergie. Le corps lesbien comme ingur­gi­ta­tion et régur­gi­ta­tion de la violence, selon la geste des Lesbian Avengers¹⁰ qui englou­tis­saient des torches de feu et les recra­chaient en criant: « Nous prenons le feu et le faisons nôtre. »

Je leur fais peur donc. Prétendument. Je n’en suis pas certaine. Tout au plus savent-ils, peut-être, que je n’ai pas peur. Je ne suis ni résis­tante à la douleur ni cou­ra­geuse. Une fois réalisé le premier, j’ai été tétanisée pendant des heures de devoir faire un deuxième test PCR. Je me laisse aussi gentiment gruger par plein de gens.

Ce que je fais en ce moment, en politique, reste super­fi­ciel. J’essaie de rendre visible leur cadre coercitif, celui qui impose à certain·es le silence, j’essaie de m’y opposer, mais je ne modifie rien struc­tu­rel­le­ment. Il faut davantage de temps pour cela. De com­pré­hen­sion du système. Il m’a fallu des années pour pouvoir réel­le­ment décons­truire le discours jour­na­lis­tique. Dépasser toutes les couches de jus­ti­fi­ca­tion qui l’entourent, et savoir par où attaquer et refonder, ce que j’ai tenté de faire dans Le Génie lesbien. Je n’en suis pas là en politique. J’ai terminé l’année 2020–2021 avec des poings serrés en per­ma­nence, une mâchoire qui refusait de se décrisper. À force d’attaques d’adversaires ou de mes propres com­mu­nau­tés, mon état de vigilance est devenu permanent. Mon amie Alix Béranger m’a dit « Ton corps est comme un arc bandé. » C’est ce qui permet de réagir, je crois.
C’est l’activisme qui me l’a enseigné. Lors d’une action de La Barbe nous sommes en état d’alerte et de récep­ti­vi­té maximales. Il faut enre­gis­trer toutes les paroles, les gestes qui nous entourent. Car ils racontent une histoire.

Je refuse d’abandonner la gen­tillesse. Je refuse d’abandonner les cris. Tant et tant m’ont conseillé après mes premiers jours en politique d’agir dif­fé­rem­ment. Qu’on ne gagnerait pas ainsi, que jamais la Mairie ne céderait. Il ne fallait pas les croire. Il ne faut pas croire non plus ceux qui disent que la politique pousse à trahir ses convic­tions. C’est faux. Je n’ai pas eu à le faire depuis que je suis élue.

Le corps dis­qua­li­fié des acti­vistes, le corps précarisé des mili­tantes, je les connais. Mais je connais aussi leur esprit de corps. Ce sont nos ima­gi­naires et nos esprits qui modi­fie­ront les per­cep­tions que nous avons de nos corps faibles ou puissants. Ce sont les esprits de corps des groupes d’activistes qui nous sauveront. Ils peuvent continuer à s’en battre, nous nous battrons. •

1. La pro­créa­tion médi­ca­le­ment assistée(PMA) pour les femmes céli­ba­taires et les couples de les­biennes, promesse de François Hollande puis d’Emmanuel Macron, a été défi­ni­ti­ve­ment adoptée par le Parlement le 29 juin dernier.

2. Pour ce texte, publié dans l’ouvrage Sororité (éditions Points, 2021), Alice Coffin s’est entre­te­nue avec Anne Hidalgo, Marlène Schiappa, Sonia Mabrouk et un certain nombre d’autres femmes qui l’avaient publi­que­ment attaquée.

3. Le 24 juillet 2020, à la suite d’un tweet d’Alice Coffin dans lequel elle expli­quait son refus de se lever pour applaudir Christophe Girard, l’essayiste Raphaël Enthoven commenta sur le même réseau social: «Amis zoo­lo­gistes, voulez-vous entendre le cri de la hyène privée d’empêcher les obsèques de sa victime, et qui claque des mâchoires dans le vide ? Soutien, amitié et admi­ra­tion à [Christophe Girard]. Honte à ses bourreaux. Le #féminisme est mort sur l’autel du délit d’amitié.»

4. Le 10 mars 2021, lors de la déli­bé­ra­tion du Conseil de Paris sur l’attribution à une place du nom de Claude Goasguen, le maire (LR) du 16e arron­dis­se­ment, Francis Szpiner, accuse Alice Coffin de «cracher sur la mémoire de Claude Goasguen» et cite le poète René Char : «Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments.» 

5. Le 24 juillet 2020, au Conseil de Paris, le préfet de police Didier Lallement fait applaudir l’ex-adjoint à la culture, Christophe Girard, qui a démis­sion­né la veille après la révé­la­tion de ses liens avec l’écrivain pédo­cri­mi­nel Gabriel Matzneff. Alice Coffin crie: « La honte ! La honte ! La honte !» avant que le son de la retrans­mis­sionne soit coupé.

6. Disponible sur Arte.tv jusqu’au 4 décembre 2021.

7. Comme à Colmar le 3 juin 2021.

8. Organisation active dans les années 1980 à Boston, aux États-Unis. Elle est notamment connue pour sa Déclaration du Combahee River Collective (1977), un des textes pionniers de l’afro-féminisme.

9. Identité de genre fluc­tuante et flexible

10. Lesbian Avengers est un groupe d’action directe formé à New York en 1992

Se battre : nos corps dans la lutte

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°3. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

Dans la même catégorie