2002–2003 : Amina Lawal, condamnée à mort au Nigeria

Peu après le 11-Septembre, Amina Lawal, une Nigériane de 29 ans, est condamnée à la lapi­da­tion pour adultère. L’indignation est mondiale et la jeune femme est acquittée. Vingt ans plus tard, si l’on peut observer la pro­pa­gande souvent isla­mo­phobe à l’œuvre dans cette affaire, elle ouvre aussi une réflexion juridique pour la défense des droits des femmes.
Publié le 8 septembre 2021

C’est d’abord l’histoire d’une femme. Une histoire dans un pays immense, riche de cultures, de res­sources et de com­plexi­té. Le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, compte 250 ethnies différentes. 

De 1900 à 1960, il a été colonisé par les Britanniques. La moitié sud-est est majo­ri­tai­re­ment chré­tienne et bénéficie des res­sources de l’industrie pétro­lière ; la moitié nord-est, quant à elle, est majo­ri­tai­re­ment musulmane et très pauvre.

C’est dans cette dernière région semi-désertique du pays, peuplée par les Haoussas, qu’est née Amina Lawal en 1973. Comme la moitié de la popu­la­tion qui l’entoure, et la quasi-totalité des femmes de son village, Amina Lawal n’apprend ni à lire ni à écrire. À 14 ans, elle est mariée à un homme qu’elle n’a pas choisi. Elle donne naissance à deux enfants avant d’être répudiée en 2001 – elle a 28 ans – pour un motif inconnu.

Suivant la coutume patriar­cale en vigueur dans son pays, la procédure est très simple : l’homme se contente de dire à trois reprises qu’elle n’est plus son épouse, et il ne reste à la femme concernée qu’à partir en laissant ses enfants derrière elle. En revanche, si une femme souhaite divorcer, elle ne peut pas répudier son conjoint, même si elle répète mille fois qu’il n’est plus son mari.

Après ce « divorce », comme le qua­li­fie­ront les médias occi­den­taux, Amina Lawal retourne chez sa mère. Quelques mois plus tard, elle rencontre sur la route du marché un homme qui lui propose de monter à l’arrière de sa mobylette pour lui éviter de marcher en plein soleil avec ses paquets. Certains articles décriront plus tard cette rencontre de la façon suivante : « Amina Lawal a entamé une liaison extraconjugale. »

Avec la charia, tout bascule

«Ce qui est arrivé à Amina Lawal était en fait très banal », raconte aujourd’hui Marie-Pierre Poulain, une avocate qui a participé à l’équipe mise sur pied par l’association Avocats sans fron­tières (ASF) pour soutenir sa défense sur place. « Les couples se formaient et se refor­maient, on n’en faisait pas toute une histoire. Mais avec l’instauration pro­gres­sive de la charia dans douze États du Nord à partir de 1999 et les tensions qui gran­dis­saient entre les com­mu­nau­tés, tout a basculé. »

En janvier 2002, Amina Lawal est arrêtée dans son village par des membres de la milice islamiste, les hisbas. Dénoncée par son ex-beau-père, elle est accusée de relations sexuelles illicites (zina) pour être tombée enceinte sans être mariée. L’homme à la mobylette, Yahayya Muhammad Kurami, est embarqué aussi. Trois mois plus tard, le procès se tient devant le tribunal islamique de l’État de Katsina.

Interrogé, Yahayya Muhammad Kurami jure sur le Coran qu’il est innocent. Et comme la cour n’a pas pu trouver quatre témoins mâles qui auraient vu le couple forniquer – condition néces­saire pour établir le crime de zina selon la loi malikite (une des quatre écoles du droit musulman sunnite) à laquelle se réfèrent les juges–, il échappe à la sentence, bien content de n’avoir pas fait l’amour en public.

En revanche, Amina Lawal est condamnée le 22 mars 2002 à la lapi­da­tion pour adultère, sa grossesse tenant lieu de preuve. On la laissera, par bonté d’âme, accoucher et allaiter son enfant avant l’exécution de la peine, reportée au plus tard en janvier 2004, quand le bébé aura atteint l’âge de 18 mois. Amina Lawal n’a pas pu béné­fi­cier, lors de ce procès expéditif, des conseils d’un avocat, et encore moins d’une avocate. Le 19 août, alors qu’elle comparaît avec sa petite fille de neuf jours, prénommée Wasila (« qui cherche Dieu » en arabe), la peine est confirmée en appel.

Délire médiatique

Amina Lawal n’est pas la première à connaître cette sentence. On compte au moment de son procès une cin­quan­taine de condam­na­tions du même type. Si aucune peine de lapi­da­tion n’a été exécutée, plusieurs hommes et femmes ont subi des fla­gel­la­tions, et même des ampu­ta­tions – y compris des mineur·e·s. Amnesty International, mais aussi des ONG de défense des droits des femmes nigé­rianes, comme Baobab ou Wrapa (Women’s Rights Advancement and Protection Alternative), alertent l’opinion inter­na­tio­nale. Les réseaux sociaux n’existent pas encore –Facebook ne voit le jour qu’en 2004, Twitter en 2006–, mais l’information tourne déjà en boucle sur Internet grâce aux blogs et aux listes de diffusion par courriel. La machine média­tique peut s’emballer.

L’écrivaine et poli­to­logue Sarah Eltantawi se souvient par­fai­te­ment du moment où elle a appris la condam­na­tion à mort d’Amina Lawal. Elle se trouvait en pleine réunion à Washington et son téléphone n’arrêtait pas de sonner. Des jour­na­listes du monde entier voulaient connaître la position de l’association de musulmans pour les droits civiques pour laquelle elle tra­vaillait. Au cours d’un échange rapide, les per­son­na­li­tés d’obédiences musul­manes diverses présentes autour de la table tombent d’accord sur trois points : aucun verset du Coran ne prescrit la lapi­da­tion ; ce genre de choses n’arrive qu’en Afrique, et la façon dont cette histoire est présentée relève du « western gaze ».

Sur le modèle du « male gaze » (concept désignant le regard masculin ou la vision andro­cen­trée, né en 1975 sous la plume de la critique de cinéma amé­ri­caine Laura Mulvey), le « western gaze » relève d’un point de vue occi­den­tal sur­plom­bant, niant aux personnes ou aux peuples concernés la capacité à exprimer leur point de vue à partir de leurs propres expé­riences et savoirs.

« Bien sûr, cette analyse était un peu courte, c’est pourquoi j’ai fini par écrire un livre sur le sujet », explique Sarah Eltantawi, qui enseigne aujourd’hui l’islam contem­po­rain au dépar­te­ment de théologie de l’université Fordham à New York. « Mais quelques mois à peine après le 11-Septembre, alors que les États-Unis étaient inter­ve­nus en Afghanistan et qu’on discutait de la pos­si­bi­li­té d’une guerre en Irak avec une campagne men­son­gère sur les armes de des­truc­tion massive, ce délire média­tique autour d’une femme dont, par ailleurs, on ne savait rien nous parais­sait relever d’une pro­pa­gande grossière. »

Près de vingt ans plus tard, l’autrice féministe afro­péenne Axelle Jah Njiké se souvient aussi du malaise qu’elle a ressenti en entendant parler de l’affaire Amina Lawal en France. La pro­duc­trice qui créera le podcast « Me, My Sex and I » sur l’intimité des femmes noires (2018), puis La fille sur le canapé, sur les violences sexuelles dans les com­mu­nau­tés noires (Nouvelles Écoutes, 2020), et enfin la série docu­men­taire Je suis noire et je n’aime pas Beyoncé, diffusée en juin 2021 sur France Culture, est alors au début de sa prise de conscience féministe.

« Je sentais bien qu’il y avait une certaine hypo­cri­sie dans l’indignation média­tique, mais l’image de cette femme avec son bébé dans les bras m’a poussée à signer la pétition immé­dia­te­ment, et quand elle a été acquittée deux ans plus tard, je me souviens de ma joie immense. C’était comme si je connais­sais la meuf, comme si c’était personnel. Quand on voyait des photos d’elle, il y avait un côté Vierge à l’enfant, et pour les personnes de culture évan­gé­lique comme moi, la phrase qui résonnait était “Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre” de Jésus, en défense de la femme adultère. Après coup, je me suis trouvée un peu ridicule, mais la dimension spi­ri­tuelle, pro­fon­dé­ment sym­bo­lique m’avait touchée. »

Face aux patriarcats

Qu’elle soit le fruit du hasard ou d’une mise en scène (et pro­ba­ble­ment un peu des deux), l’image percute en effet nos ima­gi­naires, évoquant ce que l’écrivaine Françoise d’Eaubonne appelait « le sexocide des sorcières ». Et les fémi­nistes occi­den­tales ne sont pas les seules à se mobiliser : partout dans le monde, y compris en Afrique, des mani­fes­ta­tions sont orga­ni­sées pour demander son acquittement.

En France, l’engagement en faveur d’Amina Lawal paraît relever de l’évidence. Une amie féministe résume le point de vue qui domine alors : « On s’était battu·e·s contre les inté­gristes catho­liques de la Trêve de Dieu et leurs commandos anti-IVG, on se battrait contre les inté­gristes musulmans qui pré­tendent contrôler le corps des femmes. »

Le débat sur le voile, qui commence à monter en arrière-plan, s’inscrit dans ce cadre que l’on perçoit alors à l’aune de la guerre civile sanglante en Algérie – une guerre opposant l’armée nationale et divers groupes isla­mistes, qui a commencé en 1991 et qui est seulement en train de se terminer, après une décennie d’horreurs. À Femmes soli­daires (l’association féministe his­to­ri­que­ment liée au Parti com­mu­niste), notamment, plusieurs fémi­nistes algé­riennes témoignent de ce qu’elles ont vécu et reçoivent l’affaire Amina Lawal comme une illus­tra­tion de cette montée inté­griste qui a fait des ravages dans leur vie ou parmi leurs proches.

De son côté, l’écrivaine Sarah Eltantawi ne cache pas la dif­fi­cul­té qu’elle a alors à garder le cap face aux positions patriar­cales qui s’opposent dans le contexte états-unien encore fortement ébranlé par les attentats du 11-Septembre : « Si j’étais d’accord avec les leaders musulmans quand ils dénon­çaient le capi­ta­lisme, si je par­ta­geais leurs vues sur le colo­nia­lisme, la cor­rup­tion des élites et l’impérialisme culturel, je ne pouvais pas les suivre quand ils affir­maient au détour de la conver­sa­tion que les femmes étaient infé­rieures aux hommes et que leur rôle était de rester à la maison. Mais avec les attaques per­ma­nentes que l’on subissait, c’était difficile de faire entendre une voix musulmane et féministe ! »

Philanthropie de l’urgence

Pour la poli­to­logue déco­lo­niale Françoise Vergès, la média­ti­sa­tion de ces urgences vitales entrave pré­ci­sé­ment le temps néces­saire à la réflexion, empêche de penser des solutions pour créer des ponts, des soli­da­ri­tés trans­con­ti­nen­tales entre femmes. « Oui, il y a partout des mas­cu­li­ni­tés meur­trières, qu’il faut combattre sans com­plai­sance. Mais ce qui me frappe, c’est à quel point cette histoire est encadrée par une vision occi­den­tale de l’urgence huma­ni­taire, avec cette pression pour agir, sauver une personne, désigner des ennemis. On est dans l’émotionnel, et il est facile de sombrer dans le “white saviorism” [connu en français comme « complexe du sauveur blanc », pour désigner les personnes qui mettent en scène leur enga­ge­ment huma­ni­taire pour améliorer leur image tout en se donnant bonne conscience – ndlr], plutôt que d’observer et de plonger dans les com­plexi­tés… Une phi­lan­thro­pie corporate s’est imposée, on le voit avec certaines marques de vêtements par exemple, dont la pro­duc­tion s’appuie sur l’exploitation de femmes du Sud global mais qui com­mu­nique sur leurs bonnes actions pour des asso­cia­tions de femmes, ce qui dès lors jus­ti­fie­rait leur capi­ta­lisme, du “corporate washing” en quelque sorte. Cette injonc­tion à l’urgence, qui n’est pas sans lien avec une réalité, tue toute analyse. On est baladées d’un truc à l’autre, et à la fin on ne s’attaque pas aux struc­tures. Plutôt que de par­ti­ci­per à cette mascarade, on devrait plutôt projeter la lumière sur les vrais visages des impérialismes. »

N’empêche : au printemps 2002, quand j’entends parler d’Amina Lawal, je n’ai pas cette force d’âme et je me demande seulement ce que je peux faire pour « sauver Amina ». Avec Agnès Boussuge, alors rédac­trice en chef de Clara Magazine, la revue de Femmes soli­daires, à laquelle je contribue occa­sion­nel­le­ment, nous envi­sa­geons d’apporter un soutien direct à la défense.

J’ai pris contact avec l’association Baobab qui m’a parlé des menaces pesant aussi sur l’avocate d’Amina Lawal, Hauwa Ibrahim. L’avocate Catherine Mabille, qui est inter­ve­nue dans plusieurs procès de viol et de muti­la­tions sexuelles pour Femmes soli­daires, propose de lui apporter un appui au nom d’Avocats sans fron­tières. Femmes soli­daires, Amnesty International, l’association Ensemble contre la peine de mort et Reporters sans fron­tières s’associent au projet, et Catherine Mabille part au Nigeria au printemps 2003 en « mission explo­ra­toire »« On voulait savoir pourquoi elle était tellement isolée, se souvient-elle. On s’est vite aperçus, avec l’avocat québécois Pierre Brun qui m’accompagnait, que Hauwa Ibrahim en savait dix fois plus que nous, et qu’il fallait d’abord l’écouter pour pouvoir lui apporter un soutien logis­tique et moral. »

L’avocate d’Amina Lawal, Hauwa Ibrahim, également musulmane de culture haoussa, a grandi dans une famille modeste et, à l’époque, exerce le droit depuis plus de dix ans. En 2002, elle a 34 ans ; mariée avec un Italien et mère de deux petits garçons, elle vit à Abuja, la capitale nigériane, et héberge alors Amina Lawal. Elle subit des menaces constantes. Tous les autres avocats refusent de s’engager dans cette affaire qui pourrait leur coûter la vie, plusieurs avocats et jour­na­listes mêlés de près ou de loin à l’affaire ayant été la cible d’intégristes. « Nous avons commencé à tra­vailler sur des bases pro­fes­sion­nelles, raconte Catherine Mabille. Quelle était la meilleure stratégie pour défendre Amina Lawal ? Son idée était de faire juris­pru­dence. Dans son cabinet, elle avait déjà une cin­quan­taine de cas simi­laires. Si elle réus­sis­sait à déve­lop­per un principe de défense convain­cant, on pouvait éviter de nouvelles condamnations. »

Cette approche prag­ma­tique va permettre d’échapper à un contexte géo­po­li­tique miné pour se recentrer sur des valeurs communes : égalité devant la loi, droit à un procès équitable, droits de la défense, respect de la procédure… qui seront au cœur des plai­doi­ries. Hauwa Ibrahim entend s’appuyer sur les conven­tions inter­na­tio­nales relatives aux droits humains signées par le Nigeria, mais aussi sur le droit musulman qui contient, assure-t-elle, des dis­po­si­tions per­met­tant d’appliquer une justice équitable. Après un voyage à Paris en octobre 2002, elle décide de se rendre au Liban pour ren­con­trer des juristes spé­cia­li­sés dans la tradition malikite. Je la retrouve à Beyrouth pour consulter de grands pro­fes­seurs de droit musulman, avec l’aide précieuse de l’avocate libanaise Maryam Abdallah.

Le mythe de l’enfant endormi

Je découvre auprès d’elles la théorie de l’enfant endormi : ce mythe berbère raconte qu’un enfant dont le père est absent au cours de la gestation peut être « endormi » pour se réveiller des mois, voire des années plus tard. Cette théorie avait notamment cours chez les peuples semi-nomades, où les hommes pouvaient partir durant de longues périodes pour des trans­hu­mances ou des caravanes com­mer­ciales, et où elle per­met­tait à chaque pro­ta­go­niste de s’en sortir sans perdre la face, dans l’intérêt de l’enfant et de la com­mu­nau­té. Ce mythe est redevenu d’actualité plus récemment avec l’émigration éco­no­mique, quand les maris partaient pour de longues années. Il est en tout cas intégré depuis longtemps au droit musulman pour permettre une issue non violente à des nais­sances illé­gi­times : dans la tradition malikite, on considère qu’une naissance peut survenir jusqu’à sept ans après le départ du mari.

Alors que nous sommes en train de discuter des impli­ca­tions possibles de cet étonnant argument juridique, la mobi­li­sa­tion inter­na­tio­nale entre en ébul­li­tion. La star du talk-show américain, Oprah Winfrey, a produit une émission intitulée « Pouvons-nous sauver Amina Lawal ? », et des millions de lettres de pro­tes­ta­tion affluent dans les ambas­sades nigé­rianes, demandant au président de la République, Olusegun Obasanjo, de gracier Amina Lawal et de supprimer les tribunaux appli­quant la charia. Obasanjo, qui fait alors campagne pour sa réélec­tion et ne peut se permettre de se mettre le nord du pays à dos, louvoie en assurant qu’Amina Lawal ne sera pas exécutée.

C’est alors, en décembre 2002, que la situation se tend bru­ta­le­ment : le concours Miss Monde, remporté en 2001 par la Nigériane Agbani Darego, doit se dérouler au Nigeria, mais plusieurs can­di­dates appellent au boycott en soutien à Amina Lawal. Un jour­na­liste nigérian a le malheur d’écrire que le prophète Muhammad aurait eu plaisir à choisir une épouse parmi les Miss. L’article est aussitôt monté en épingle par les isla­mistes, qui le jugent blas­phé­ma­toire, et des émeutes éclatent dans tout le pays entre musulmans et chrétiens, entraî­nant en quelques jours 200 morts et plus de 1 000 blessés. Les orga­ni­sa­teurs du concours font machine arrière, et il se déroule fina­le­ment en décembre 2002 à Londres, ce qu’un reportage diffusé sur France 2 qualifie de « défaite de la tolérance et de la beauté ».

Il faudra attendre le 25 septembre 2003, après de multiples reports d’audience, pour qu’Amina Lawal soit enfin acquittée. Hauwa Ibrahim n’a pas plaidé. C’est son confrère Aliyu Musa Yawuri qui s’est exprimé devant la cour, car il n’était pas permis à une femme de le faire, même si c’était elle qui avait rédigé le mémoire de défense. Les arguments retenus en faveur de l’acquittement ne furent fina­le­ment pas ceux de l’enfant endormi, mais plusieurs vices de procédure : la pleine adoption de la charia dans l’État de Katsina après la survenue de la grossesse et l’impossibilité de l’appliquer rétro­ac­ti­ve­ment ; l’arrestation de l’accusée par une milice, au lieu de la police régulière, et la façon dont ses aveux avaient été recueillis.

Bâtir une alternative aux violences

Ce qui est arrivé ensuite appar­tient à l’histoire. En 2003, l’affaire Amina Lawal avait eu un tel reten­tis­se­ment que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, a consacré plusieurs minutes à débattre de la lapi­da­tion avec Tariq Ramadan dans l’émission « 100 minutes pour convaincre ». Il reprocha notamment à l’islamologue, alors très populaire, d’avoir demandé « un moratoire », et non la dis­pa­ri­tion de cette pratique. La France est alors en plein débat sur le voile – la loi inter­di­sant les signes religieux à l’école sera adoptée en 2004–, et la façon dont se déroule la dis­cus­sion s’appuie souvent sur ces cas extrêmes, supposés repré­sen­ter l’islam.

Hauwa Ibrahim a obtenu en 2005 le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, décerné par le Parlement européen. Il a été partagé cette année-là avec les Dames en blanc (des acti­vistes cubaines engagées pour la défense des dissident·e·s emprisonné·e·s dans leur pays), mais aussi avec l’ONG Reporters sans fron­tières, alors dirigée par Robert Ménard – qui se rap­pro­che­ra quelques années plus tard de l’extrême droite et sera élu en 2014 maire de Béziers avec le soutien du Front national.

Le virage à l’extrême droite de plusieurs des soutiens de l’affaire Amina Lawal – par exemple un certain nombre de militant·e·s laïques du média en ligne Respublica qui, autour de Pierre Cassen, ont fondé le site Riposte laïque – fait pro­ba­ble­ment partie des consé­quences pré­vi­sibles de ce cadre occi­den­tal que la jour­na­liste cana­dienne Naomi Klein dénoncera en 2007 dans son essai La Stratégie du choc (Actes Sud, 2008) : exploiter la peur de l’autre pour exercer sur les peuples une domi­na­tion sans partage, au profit des 1 % les plus riches de la planète – et d’ailleurs aussi aux dépens de ladite planète.

Les défen­seurs et défen­seuses d’Amina Lawal ont constam­ment cherché à bâtir une alter­na­tive aux violences qui se déve­lop­paient encore au Nigeria – rappelons que le groupe salafiste Boko Haram y a vu le jour en 2002. Soucieuse de faire profiter les juristes nigérians de son expé­rience en la matière, Hauwa Ibrahim a publié en 2013 un manuel en anglais (tra­duc­tion du titre : Pratiquer la loi devant les cours charia, sept stra­té­gies pour obtenir justice) alors qu’elle était devenue pro­fes­seure invitée à l’université Harvard, aux États-Unis. Elle continue de se rendre régu­liè­re­ment au Nigeria. Elle est notamment inter­ve­nue dans le Nord pour tenter de faire libérer les 276 écolières kid­nap­pées par Boko Haram en 2014. C’est aussi pour contre­ba­lan­cer l’influence de cette orga­ni­sa­tion ter­ro­riste sur les jeunes qu’elle a lancé en 2018 le réseau Mothers Without Borders (Mères sans fron­tières), afin de déve­lop­per, inter­na­tio­na­le­ment, une culture de la paix à partir du vécu des femmes et de leur expertise de terrain.

À la suite au procès Amina Lawal, Avocats sans fron­tières a mis en œuvre plusieurs projets en col­la­bo­ra­tion avec la Nigerian Bar Association, la Commission nationale des droits humains et le soutien financier de l’Union euro­péenne. « Une approche au long cours qui a permis de déve­lop­per une culture nouvelle combinant plusieurs tra­di­tions juri­diques pour faire reculer la peine de mort, la torture et les trai­te­ments cruels, inhumains et dégra­dants, en par­ti­cu­lier au profit des femmes et des personnes les plus pauvres, qui ont enfin eu accès à un dis­po­si­tif d’aide juridique légale », explique François Cantier, président honoraire d’ASF France.

Amina Lawal s’est remariée et a eu d’autres enfants. Hauwa Ibrahim a adopté Wasila, qui est aujourd’hui mariée et mère de deux petits garçons. Aucune personne n’a plus été condamnée à mort par lapi­da­tion au Nigeria depuis 18 ans. Et c’est une écrivaine nigériane, Chimamanda Ngozi Adichie, qui a permis de redonner un souffle inédit au féminisme avec son essai Nous sommes tous des fémi­nistes (Gallimard, 2015), dont des extraits ont été samplés par la chanteuse afro-américaine Beyoncé. Comme le dit Françoise Vergès : « Rien n’est jamais simple, rien n’est jamais écrit. Le puzzle n’en finit jamais de se recom­po­ser. » J’en conclus per­son­nel­le­ment que tout est toujours possible. Y compris le meilleur.

Se battre : nos corps dans la lutte

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°3 Se battre (septembre 2021).

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