Argentine : « Lutter pour les droits humains, c’est être féministe »

Cette semaine, nous donnons la parole à la militante argentine Ana Ríos Brandana qui, dans un pays désormais dirigé par le réac­tion­naire ultra­li­bé­ral Javier Milei, lutte pour la mémoire et la répa­ra­tion des crimes de la dernière dictature militaire (1976–1983). 
Publié le 9 août 2024
Ana Ríos Brandana, le 21 avril 2024 à à Buenos Aires. Crédit photo : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante
Ana Ríos Brandana, le 21 avril 2024 à à Buenos Aires. Crédit photo : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante

Étudiante en psy­cho­lo­gie à Buenos Aires, Ana Ríos Brandana a commencé à militer très jeune. Membre de l’association Nietes, elle raconte comment son combat pour les droits humains l’a conduite à rejoindre les rangs féministes.

« En tant que des­cen­dante de disparu·es, la lutte a débuté pour moi dès l’adolescence à travers des questions autour des pri­va­tions de liberté. Je me suis ensuite impliquée dans le mouvement pour l’avortement légal, sûr et gratuit, puis, en entrant à l’université, je me suis engagée concrè­te­ment au sein d’une orga­ni­sa­tion péroniste [mouvement politique de gauche]. Enfin, j’ai fait partie de celles et ceux qui ont organisé les premières réunions de l’association Nietes.

Je me bats pour que les droits humains soient garantis, pour qu’il ne s’agisse pas seulement d’une idée, pour qu’ils soient concrets et uni­ver­sels. Mais en Argentine, notamment depuis l’élection de Javier Milei [en novembre 2023], nous militons dans un contexte par­ti­cu­liè­re­ment compliqué en raison de trois éléments : la crise éco­no­mique qui empêche maté­riel­le­ment de nom­breuses personnes de par­ti­ci­per aux mobi­li­sa­tions, la dia­bo­li­sa­tion du mili­tan­tisme, et enfin, sa consé­quence, la per­sé­cu­tion des militant·es. Nous ne laissons pas ces violences nous paralyser, mais nous sommes obligé·es d’en tenir compte. Avant, je disais ouver­te­ment que j’étais militante. Il y avait du rejet, mais je pouvais le dire sans peur. Aujourd’hui, je fais plus attention à qui je m’adresse.

Une des actions les plus graves du gou­ver­ne­ment de Milei a été le licen­cie­ment massif de fonc­tion­naires, dont les employé·es du ministère des Femmes, des Genres et de la Diversité. Plus de la moitié de mon entourage est main­te­nant au chômage. Le déman­tè­le­ment de l’État s’accompagne d’un climat de violence géné­ra­li­sé et de discours de haine au sommet du pays, qui infusent dans la popu­la­tion et conduisent à des actes criminels. Par exemple, récemment, un homme a jeté un cocktail Molotov sur un couple de femmes. Il a lui-même expliqué qu’il les avait tuées parce qu’elles étaient les­biennes. Les discours néga­tion­nistes concer­nant les victimes de la dictature se sont aussi multipliés.

Valoriser le mot « utopie »

De mon côté, je travaille en plus de mes études, mais ça ne suffit plus et je dois demander à mes parents de m’aider. J’ai la chance de pouvoir le faire. Dans ce contexte, c’est dur de conserver son énergie vitale, de rester enthou­siaste. Nous sommes beaucoup à être abattu·es, découragé·es, angoissé·es. Heureusement chez Nietes, nous nous soutenons, mais quand les condi­tions basiques de sub­sis­tance ne sont pas réunies, c’est vraiment difficile. La situation est catas­tro­phique et on a du mal à savoir comment s’en sortir. Je n’ai jamais été aussi fatiguée de toute ma vie.


« AVANT, JE DISAIS OUVERTEMENT QUE J’ÉTAIS MILITANTE. AUJOURD’HUI, JE FAIS PLUS ATTENTION »


Pour moi, la résis­tance à l’extrême droite se maté­ria­lise par le fait de “défendre et construire”. Chez Nietes nous cherchons à bâtir une société qui dit haut et fort “nunca más” (plus jamais ça). Défendre d’abord les droits acquis et reven­di­quer la lutte des militant·es révo­lu­tion­naires, opposant·es sous la dictature. Ces personnes ont été per­sé­cu­tées parce qu’elles étaient un obstacle à la mise en place du modèle social et éco­no­mique que ce régime voulait mettre en place. Elles et ils mili­taient pour un pays meilleur, mais la dictature les a torturé·es et fait dis­pa­raître. Je ne veux pas dire que ces militant·es ont donné leur vie pour le combat politique car la mémoire est une construc­tion col­lec­tive et celle que je souhaite trans­mettre ne romantise pas les faits. Mais je reven­dique leurs actions, leurs utopies et leurs stra­té­gies pour les atteindre. Ces utopies peuvent être dif­fé­rentes aujourd’hui, mais ce mot – utopie – est important à souligner parce qu’il est main­te­nant très dévalorisé.

Il faut aussi continuer à construire cette mémoire, parce qu’il y a encore certains types d’exactions qui sont passées sous silence. Les mili­taires ont réussi à exter­mi­ner des orga­ni­sa­tions entières dont il ne reste plus rien. Il faut aussi pointer les non-dits : certain·es personnes ont été enlevées à cause de leur orien­ta­tion sexuelle ou leur identité de genre.

Le fait que Nietes soit une orga­ni­sa­tion féministe est crucial. Cela permet d’aborder la question fon­da­men­tale de la binarité de genre au sein d’un espace inclusif. Problématiser cette question du genre et dépasser les injonc­tions qui y sont liées apporte de nouveaux éclai­rages sur nos combats. L’inclusivité est un magni­fique outil de lutte porté par notre géné­ra­tion. Pour moi, le féminisme est le mouvement le plus trans­for­ma­teur et révo­lu­tion­naire qui existe en ce moment en Argentine. Puisque le patriar­cat traverse l’ensemble de la société et génère des inéga­li­tés à de nombreux endroits, lutter pour les droits humains, c’est être féministe. Au sein de notre géné­ra­tion, les femmes entrent mas­si­ve­ment dans les espaces poli­tiques tra­di­tion­nel­le­ment masculins, en par­ti­cu­lier les instances de décision. Je veux continuer à me battre, en groupe, pour tout ça : les droits humains, les droits des femmes. On ne peut rien faire seul·e, les champs de lutte sont néces­sai­re­ment collectifs. »


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Résister en féministes

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister en fémi­nistes, à paraître en août 2024. Consultez le sommaire.

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