Aux yeux de la justice, qu’est-ce qu’un viol ?

Jusqu’à l’an dernier, selon le Code pénal français, il fallait prouver qu’il y avait eu une péné­tra­tion sexuelle imposée à la victime pour que le viol soit carac­té­ri­sé. Depuis, la défi­ni­tion de cette incri­mi­na­tion a été élargie à tout acte bucco-génital. S’agit-il d’une avancée dans le trai­te­ment judi­ciaire des violences sexuelles ?
Publié le 8 août 2022
Aux yeux de la justice, qu'est-ce qu'un viol ? La Déferlante 7

C’est  un  chan­ge­ment  légis­la­tif  passé  com­plè­te­ment  inaperçu,  adopté  au  même moment  que  l’instauration  du  seuil  d’âge  (fixé  à  15  ans)  de  non-consentement à une relation sexuelle : depuis le 21 avril 2021, le cun­ni­lin­gus imposé par contrainte, menace, violence ou surprise est considéré comme un viol. 

Cela en fait donc un crime passible de quinze ans de prison devant une cour d’assises, et non plus un délit passible de cinq ans de prison devant un tribunal cor­rec­tion­nel. Cette ins­crip­tion dans la loi n’est pas un détail : cela veut dire que la péné­tra­tion n’est plus le seul élément matériel pour définir un viol.

Avant cela, pour parler de viol, il fallait attester que la péné­tra­tion de la langue de l’agresseur dans le vagin de la victime avait été d’une pro­fon­deur suf­fi­sante. Le cas s’est présenté en 2020 dans une affaire d’inceste. Une jeune fille accusait son beau-père de lui avoir imposé des cun­ni­lin­gus. À la police, elle avait dit : « J’ai senti qu’il m’a pénétrée avec sa langue à force d’insister. » Mais dans les moti­va­tions écrites de leur décision, les juges avaient indiqué que, sans précision « d’intensité, de pro­fon­deur, de durée ou de mouvement » , il n’était pas possible de démontrer que l’« intro­duc­tion volon­taire de la langue au-delà de l’orée du vagin » avait été « suf­fi­sam­ment profonde » pour établir une péné­tra­tion et donc un viol. Les député·es ont voulu trancher ce débat juridique qualifié par l’élue LREM Alexandra Louis, rap­por­teuse de la loi, d’« indécent » et d’« indigne ». Désormais, tout acte buc­co­gé­ni­tal imposé est considéré comme un viol. 

Une lente sortie de la vision phallocentrée du crime

Pour la par­le­men­taire, un tel amen­de­ment constitue une avancée : il acte le fait qu’un cun­ni­lin­gus imposé a le même impact trau­ma­tique sur les victimes qu’une péné­tra­tion forcée. On peut aussi dire que cette modi­fi­ca­tion légis­la­tive s’inscrit dans une dynamique éga­li­ta­riste. Car pendant très longtemps, c’est une vision phal­lo­cen­trée du viol qui a prédominé : jusqu’en 1980, on l’envisageait uni­que­ment comme le crime d’un homme sur une femme. Seule l’introduction par la violence d’un pénis dans le vagin était péna­le­ment inter­pré­tée comme un viol. « Le risque qui était alors pris en compte, c’était le sperme, la survenue d’un bâtard dans la famille », explique la docteure en droit Catherine Le Magueresse, autrice des Pièges du consen­te­ment (Éditions iXe, 2021). Imposer à une autre personne une péné­tra­tion sexuelle ou digitale dans l’anus, ou une péné­tra­tion sexuelle dans la bouche, était considéré comme un simple délit, un attentat à la pudeur. La loi de 1980 a constitué un premier élar­gis­se­ment de la défi­ni­tion du viol : selon l’article 222–3 du Code pénal, il désignait dès lors « tout acte de péné­tra­tion sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ». Mais si le viol était reconnu dans le cas où une victime était obligée de faire une fellation à son agresseur (c’est-à-dire se voyait contrainte de subir une péné­tra­tion sexuelle dans la bouche), l’inverse ne valait pas : quand un agresseur mettait en contact sa propre bouche avec les parties génitales de sa victime, cela restait une agression sexuelle. Autrement dit : si l’organe par lequel l’agresseur imposait sa violence était pénien, le viol était carac­té­ri­sé ; si cet organe était buccal, il s’agissait d’une agression sexuelle. En 2018, nouvelle évolution : la loi dite « Schiappa » a amené à qualifier ce deuxième cas de figure de viol.

La « correctionnalisation » du viol reste de la poudre aux yeux

Le chan­ge­ment d’avril 2021 va dans le même sens : celui d’une extension de l’incrimination de viol. Mais jusqu’où iront les législateur·ices ? Puisque désormais imposer un cun­ni­lin­gus constitue un viol, qu’en est-il d’un acte génito-génital, un sexe frotté contre un autre sans péné­tra­tion ? Au Canada, par exemple, tout contact sexuel imposé avec ou sans péné­tra­tion est un crime passible d’au moins dix ans de prison, voire de la per­pé­tui­té. Voilà qui interroge notre dis­tinc­tion française entre le viol et l’agression sexuelle. D’autant que, aujourd’hui, nombre de viols sont « cor­rec­tion­na­li­sés », c’est‑à dire qu’ils sont jugés comme des délits devant un tribunal cor­rec­tion­nel plutôt que comme des crimes aux assises. C’est une pratique courante qui est proposée aux plaignant·es pour accélérer les délais de jugement face à l’engorgement des tribunaux. Dans la majorité des cas, il s’agit de viols par fellation et de viols digitaux : on considère donc toujours qu’ils sont moins graves.

Pour Emmanuelle Piet, pré­si­dente du Collectif féministe contre le viol, tant que le système judi­ciaire ne pourra pas traiter à sa juste mesure le phénomène massif des violences sexuelles, certaines évo­lu­tions légis­la­tives comme celle de l’amendement d’avril 2021 ne seront que de la poudre aux yeux : « Au final, qu’est-ce que ça change ? De toute façon, le viol est cor­rec­tion­na­li­sé. On peut bien mettre dans la loi qu’un cun­ni­lin­gus [imposé] est un crime, ça ne change rien, il sera toujours jugé comme une agression sexuelle. » Sa crainte, c’est qu’à force d’élargir la défi­ni­tion du viol à ce qui était jusque-là des agres­sions sexuelles, on vide l’infraction de sa substance : on la décri­mi­na­lise. Au risque qu’on se dise demain qu’un viol, fina­le­ment, ce n’est pas si grave. Qu’il n’y a pas mort d’homme.

Réinventer la familler : en finir avec le modèle patriarcal

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°7 Réinventer la famille. (septembre 2022)

Dans la même catégorie