La revanche des belles-mères

Méprisées dans la culture populaire, invi­sibles dans les combats fémi­nistes, sans statut officiel dans la loi, les belles-mères ont toujours eu le mauvais rôle. Pourtant, elles sont de plus en plus nom­breuses à s’investir dans des familles qui leur pré­existent. Elle-même belle-mère, la jour­na­liste Elsa Gambin détaille en quoi le fait de mieux les consi­dé­rer permet de penser dif­fé­rem­ment la famille.
Publié le 8 août 2022
Bienvenue au club des belles-mères - La Déferlante 7
Maëlle Reat

Il arrive souvent, quand j’évoque mon statut de belle-mère, que je dise en souriant: « J’ai pris le package » en référence aux enfants qui étaient «livré·es » avec mon actuel compagnon. La formule m’amuse d’autant plus que les belles-mères avec les­quelles je me suis entre­te­nue pour cet article ont toutes utilisé la même expression.

Aujourd’hui, en plus de mon couple, je vois grandir au quotidien trois enfants, dont deux ados. Je les vois devenir des citoyen·nes engagé·es, et cela me ravit.

Les belles-mères ne sont pas rien. Ni personne. Pourtant, en français, elles semblent ne pas mériter une appel­la­tion propre, puisqu’elles la partagent avec la mère de leur conjoint·e, ce qui n’est pas le cas en anglais, par exemple, où la mother-in-law (mère du ou de la conjoint·e) et la step­mo­ther (seconde femme du ou de la conjoint·e) sont deux personnes dif­fé­rentes. Fatima Ouassak, poli­to­logue et militante anti­ra­ciste, écrit que « les mères ne sont pas un sujet politique. Elles n’existent nulle part comme force politique struc­tu­rée, […] elles sont l’angle mort du féminisme ¹ ». Alors, imaginez les belles-mères, ces demi-femmes, qui arrivent comme un cheveu gras sur la soupe de la famille originelle. 

En France, 11 % des enfants vivent dans une famille recom­po­sée, et en 2020, environ 480 000 mineur·es vivaient en résidence alternée; c’est deux fois plus qu’il y a dix ans, d’après l’Insee. Cette situation donne aux belles-mères une véritable place auprès des enfants, là où le fameux « un week-end sur deux et la moitié des vacances » qui est souvent accordé aux pères dans les couples hété­ro­sexuels supposait moins d’implication. Et les familles multiples sont aujourd’hui plus nom­breuses : couples non coha­bi­tants, familles recom­po­sées LGBT+, belles-mères child-free (sans enfant), pères ayant leurs enfants quasi à temps plein, etc.

Une influence souvent jugée néfaste

Ophélie, dont la compagne avait un petit garçon de 3 ans lors de leur rencontre, a peiné à trouver sa juste place : « Notre relation a mis du temps à s’établir, mais je l’adore aujourd’hui. Ma compagne a encore du mal à m’accoler le terme de “belle-mère”. Ça a pu me blesser, car je suis là au quotidien, et par ailleurs aujourd’hui son fils utilise le mot sans souci. » La jeune femme, qui trouve le statut « un peu bâtard, notamment dans un couple homo, car on ne sait pas trop qui je suis », manque
cruel­le­ment de repré­sen­ta­tions.

Enfermées dans l’éternel rôle de « seconde épouse », les belles mères pâtissent des repré­sen­ta­tions véhi­cu­lées au fil des siècles, que rappelle l’historienne de la famille Sylvie Perrier : « [Elle] est négli­gente et habitée de mauvaises inten­tions. Elle est un danger pour la personne et les biens des enfants du premier lit de son mari […]. Elle exerce sur son mari, veuf remarié, une influence néfaste […]. Bref, il s’agit d’une mauvaise femme, qui est déviante par rapport à la construc­tion sociale du genre féminin ². »

Ces croyances empreintes de sexisme ont infusé dans les pro­duc­tions cultu­relles et les médias : de Cendrillon au trai­te­ment média­tique de la suc­ces­sion de Johnny Halliday ³, on retrouve autour du per­son­nage de la belle-mère la mise en scène de la rivalité avec sa belle-fille, une mère décédée (Blanche-Neige) et un père absent ou sans épaisseur (Les Malheurs de Sophie). La place de la belle-mère est sale, et pénible : « On nous dit : c’est difficile, prends sur toi, tu vas en chier, mais prends ta place. Tout en te disant que cette place n’est pas légitime ! Il faut composer en per­ma­nence avec des injonc­tions contra­dic­toires »,  complète la jour­na­liste Fiona Schmidt, autrice de Comment ne pas devenir une marâtre. Guide féministe de la famille recom­po­sée (Hachette, 2021).

Au début des années 1990, Marie-Luce Iovane, alors tren­te­naire, rencontre un homme, père de deux enfants. « Je me sentais parfois exclue de leur vie. Ils avaient des activités, des souvenirs, un passé commun que je n’avais pas… », raconte celle qui va alors décider de militer dans dif­fé­rentes asso­cia­tions pour l’égalité parentale. En 2001, elle crée Le Club des marâtres, un groupe de parole pour les belles-mères. « Ces femmes sont dans l’idée de tout faire bien, puis se heurtent à des dys­fonc­tion­ne­ments dont elles ne sont pas res­pon­sables. Ce sont des répa­ra­trices. Je vois des “super marâtres” qui essaient de tout compenser et qui entendent par la suite : mais qui t’a demandé de faire ça ? » Marie-Luce Iovane pense qu’un statut juridique per­met­trait de donner une place à chacun·e. Avec son collectif, elle a notamment porté des demandes concrètes pour un statut de beau-parent : une meilleure défi­ni­tion des actes de l’autorité parentale et des actes de la vie courante. « Il pourrait y avoir un livret de famille recom­po­sée par exemple. » En attendant, la sexa­gé­naire ne constate aucune amé­lio­ra­tion de l’image des belles-mères : « Ce sont des femmes dont on ne parle pas. Quelque part, on n’est pas des femmes. »

À la fin des années 1980, après l’arrivée du divorce par consen­te­ment mutuel – introduit en 1975 –, on observe, selon la socio­logue Sylvie Cadolle, un bas­cu­le­ment du regard social porté sur ce qui est alors appelé « les nouvelles tribus ». Des per­son­na­li­tés publiques, comme le réa­li­sa­teur Roger Vadim, vantent à la télé­vi­sion les joies de la famille recom­po­sée ⁴. Mais la consi­dé­ra­tion pour les belles-mères ne progresse pas pour autant, tandis que l’indulgence pour les pères – peu impliqués dans le quotidien de leurs enfants ⁵ – perdure. « Tant qu’il y aura des rôles de genre, il restera une dif­fé­rence de trai­te­ment entre la belle-mère et le beau-père. La vision de la belle-mère a très peu évolué. C’est évi­dem­ment une question féministe », assure la socio­logue. « Mon entourage, à commencer par mon compagnon – pourtant très investi –, attendait que je joue un rôle de mère, déplore Fiona Schmidt. J’ai senti une pression familiale, mais surtout sociale. » La famille recom­po­sée est donc une famille inégale, au même titre que bien d’autres familles, où la charge affective revient prin­ci­pa­le­ment aux femmes.

Les belles-mères, comme tous les groupes invi­si­bi­li­sés, ont besoin de repré­sen­ta­tions. Aux États Unis, Kamala Harris, vice-présidente des États-Unis, femme d’influence child-free et belle-mère de deux grands enfants, fait figure de role model. En France, deux séries récentes offrent aux « marâtres » une image enfin à la mesure de leur rôle social. Sur OCS, Jeune et golri, série co-écrite et inter­pré­tée par l’humoriste Agnès Hurstel, nous conduit dans les pas d’une stand-upeuse de 25 ans qui devient belle-mère d’une petite fille de 6 ans avec laquelle elle parvient à nouer une relation riche, au-delà de sa relation amoureuse avec le père de l’enfant. Dans la récente série de Disney+ Week-end family, le comédien Éric Judor joue le père de trois filles, nées de compagnes dif­fé­rentes. Bien que la série soit aussi sucrée qu’une barbe-à-papa et les mères cari­ca­tu­rales, elle a au moins un mérite : celui de mettre en scène une belle-mère positive, en la personne lumineuse d’Emma, doc­to­rante cana­dienne, qui va rapi­de­ment s’installer à domicile. Dans l’épisode 2, Emma a cette phrase qui pourrait pro­ba­ble­ment être le mantra de bien des belles-mères : « Je ne veux pas que tes filles m’adorent, je veux qu’elles m’acceptent. » Après avoir découvert des gamines vives et drôles, la jeune femme affirme fina­le­ment son désir : « J’ai envie qu’elles m’aiment bien parce que je les trouve super. »

Nul besoin de s’aimer si on se considère et se respecte

En tant que belle-mère, moi-même ne suis pas entravée par l’amour incon­di­tion­nel que se doit de ressentir un parent, je ne peux pas être aveuglée ou dupée par cet amour. Libérée de cette injonc­tion sociale à l’amour maternel, je ne peux qu’apprécier, ou non, ces humains pour ce qu’ils et elles sont, dans leur indi­vi­dua­li­té. Comme pour chaque rencontre dans ma vie, il faut que ça matche. Qu’ils et elles m’intéressent. Et j’ai l’exquise chance que ce soit le cas.

De son côté, Célia, 34 ans, est belle-mère de trois enfants depuis dix ans. Si elle s’attendait à aimer d’emblée les enfants de son compagnon, qui ne pouvait qu’être « des personnes for­mi­dables », la jeune femme constate qu’elle s’ennuie auprès d’eux, les trouve peu stimulant ·es et ne semblent rien garder de ce qu’elle souhaite leur trans­mettre. Elle développe un semblant d’affection doublé d’un sentiment d’échec et elle reconnaît avoir prin­ci­pa­le­ment « le sens du devoir. Absent·es, ses enfants ne me manquent pas. C’est hyper culpa­bi­li­sant de ne pas ressentir d’amour à leur égard. » Alors que les enfants en question sont aujourd’hui âgés de 14, 18 et 22 ans, les liens sont dif­fé­rents, comme construits à leur insu. Une forme d’acceptation douce de ce qu’est l’autre, une sensation de « naturel » qu’a creusé le temps. « C’est une relation évolutive, observe Fiona Schmidt. Rien n’est gravé dans le marbre. Nos sen­ti­ments envers les enfants peuvent évoluer. C’est rassurant. »

Dans le podcast Émotions ⁶, l’épisode « Doit-on aimer sa famille ? » pose la juste question de la culpa­bi­li­té. Catherine Audibert invite les belles-mères à se défaire de cette pression. « L’amour ne se commande pas, il ne s’impose pas, et on ne peut pas l’exiger, résume la psy­cho­logue. Il faut se dire que le respect et la sérénité sont suf­fi­sants. » Voilà la clef de l’équilibre. Nul besoin d’aimer si l’on considère l’autre, si on lui accorde notre attention. L’amour est un bonus. Une option que l’on ne peut choisir.

« Finalement, les belles-mères subissent quasiment les mêmes injonc­tions que les mères, mais ne béné­fi­cient pas de la même valo­ri­sa­tion sociale », résume Fiona Schmidt. Et il n’y a bien que ce chan­ge­ment de paradigme sur la figure de la belle-mère qui fera des familles recom­po­sées plus sereines. Les conjoint·es ont leur part à jouer dans ce travail de décons­truc­tion. Car « la famille n’a jamais été bio­lo­gique, rappelle la socio­logue Sylvie Cadolle. Elle a toujours été une construc­tion sociale ⁷. » Il faut repenser le statut de belle-mère comme une fierté et une richesse. Il est plus que temps d’envisager le bien-être et l’épanouissement de tous et toutes sous l’angle d’une « équipe parentale », et non plus sous le joug étriqué des liens du sang.

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1. Fatima Ouassak, « Mères », dans l’ouvrage collectif Feu ! Abécédaire des fémi­nismes présents, Libertalia, 2021.

2. Sylvie Perrier, « La marâtre dans la France d’Ancien Régime : inté­gra­tion ou mar­gi­na­li­té ? », Annales de démo­gra­phie his­to­rique, 2006.

3. Lire Titiou Lecoq, « Laeticia Hallyday, de sainte à marâtre », Slate, 16 février 2018.

4. Notamment dans une émission de La Marche du siècle ; il en fera par la suite une série. Joëlle Meskens, « La nouvelle tribu ou l’apologie des familles recom­po­sées », Le Soir, avril 1996.

5. Lire La par­ti­ci­pa­tion des pères aux soins et à l’éducation des enfants. L’influence des rapports sociaux de sexe entre les parents et entre les géné­ra­tions de Carole Brugeilles et Pascal Sebilles, Revue des poli­tiques sociales et fami­liales, 2009.

6. Louie Média, 22 novembre 2021.

7. France info, mai 2014.

Réinventer la familler : en finir avec le modèle patriarcal

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°7 Réinventer la famille (septembre 2022)

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