Collages la colère féministe en noir et blanc

Depuis septembre 2019, des slogans fémi­nistes s’affichent sur les murs de nos villes. Derrière ces lettres noires sur fond blanc : les col­leu­reuses, ensemble de 150 col­lec­tifs hété­ro­clites, spontanés et parfois dis­cor­dants mais qui ont en commun d’œuvrer pour la réap­pro­pria­tion de l’espace public en mêlant activisme et réflexions féministes.
Publié le 7 février 2022
Collages Féministes Marseille

lles sont apparues en pleine nuit, au tout début du mois de septembre 2019, sur les murs de Paris. Des lettres majus­cules peintes en noir sur feuilles blanches pour former les prénoms de victimes de fémi­ni­cides et des slogans rappelant la réalité des violences conju­gales et l’urgence à agir. 

« 06.07.19 Laura meurt étranglée par son mec » , « Papa, il a tué maman », « 13.08.19 Irina, égorgée par son conjoint ». Derrière ces affi­chages, celles qu’on allait bientôt appeler « les colleuses », puis « les col­leu­reuses ¹ », décidées à crier leur colère face à l’inaction du gou­ver­ne­ment français. Les premiers messages ont été placardés dans les rues de Paris à la veille de l’ouverture du Grenelle des violences conju­gales, alors que 101 femmes avaient déjà été tuées par leur compagnon ou ex depuis début 2019. En quelques semaines, des jeunes muni·es de seaux et de brosses ont tapissé les murs et lancé des appels sur les réseaux sociaux pour créer ou rallier un collectif sous la bannière « Collages Féminicides Lyon/Lille/Gap/Metz… »

Deux ans plus tard, on dénombre plus de 150 groupes, grâce à l’engagement fluctuant de militant·es novices. Iels sont 1 500 col­leu­reuses à Paris, des centaines à Marseille, une qua­ran­taine au Havre, près de vingt à Reims… « Cette adhésion rapide et massive peut s’expliquer par l’alliance du virtuel et du réel, décrypte Thelma Carrier, qui écrit actuel­le­ment une thèse sur ces col­lec­tifs. Ces collages ont attiré des profils jeunes capables d’alimenter les réseaux sociaux. Des personnes, comme à Nantes, lancent une page Instagram et un appel à les rejoindre, puis com­mencent à coller tout en diffusant les photos de leurs sessions. Et en créant de nouvelles repré­sen­ta­tions, engendrent de nouveaux ral­lie­ments, et ainsi de suite. »

Armelle, Auriane, Lola… Aucune n’avait milité aupa­ra­vant. Si les collages marquent le début de leur activisme, c’est parce qu’ils s’accordent avec leur envie de construire un mouvement qui leur cor­res­pond. Un choix « assez courant dans le mili­tan­tisme, poursuit Thelma Carrier. Que ce soit par mécon­nais­sance de ce qui existe déjà ou par volonté de trancher avec l’existant. D’où leur refus de la mixité et de se  consti­tuer en asso­cia­tion. » Ce mode d’action fait vibrer leur fibre féministe, d’après Marie, col­leu­reuse pari­sienne de 26 ans : « Quand on propose une session et qu’on y va en groupe, on est dans le concret. On prend conscience de notre pouvoir d’agir à notre échelle. Surtout que l’on voit le résultat dès le lendemain, lorsque les gens lisent nos messages sur les murs. »

Transmission et horizontalité sans hiérarchie

Au Havre, un fémi­ni­cide local provoque chez Lola² et ses amies, toutes la trentaine, un élec­tro­choc et la volonté de prendre part à ce combat dès novembre 2019. Tandis que pour Adèle, 20 ans, « créer un collectif à Yssingeaux [commune de 7 000 habitants en Auvergne] repré­sen­tait une nécessité. Car les violences n’épargnent pas la campagne et que toute notre géné­ra­tion doit être sen­si­bi­li­sée au chan­ge­ment en cours. »

À écouter Irène Despontin Lefèvre, doc­to­rante sur les mobi­li­sa­tions fémi­nistes, ces néo-militant·es ont « mis en pratique des codes inscrits dans l’histoire du féminisme. L’horizontalité via l’absence de hié­rar­chie, la trans­mis­sion grâce à des for­ma­tions pratiques et théo­riques, et la liberté d’action avec une res­pon­sa­bi­li­sa­tion des participant·es. » Un fonc­tion­ne­ment mis sur pied par Collages fémi­ni­cides Paris (CFP), que les col­lec­tifs suc­ces­sifs ont répliqué quasi auto­ma­ti­que­ment, à l’instar de celui de Reims, comme s’en expliquent ses fon­da­trices, Yasmine et Alice, 21 ans : « On lutte contre les inéga­li­tés, donc il nous semble logique de ne pas en recréer au sein de notre mouvement en consi­dé­rant que la parole d’un·e d’entre nous vaut moins que celle d’un·e autre. » Lola du Havre confirme que « à force d’avoir été discriminé·es, on a appliqué ce qu’on veut voir dans la société ». « L’égalité totale reste illusoire en pratique, tempère Margaux, 30 ans, col­leu­reuse à Paris. Mais des leadeuses – sans le côté cheffes – peuvent trans­mettre et ainsi permettre à d’autres profils de gagner en confiance et de prendre le relais. »

À l’origine des premiers collages : une ancienne femen, Marguerite Stern qui a depuis été écartée du Collectif fémi­ni­cides Paris pour ses positions jugées trans­phobes et isla­mo­phobes ³. Fin août 2019, elle lance un appel via Twitter pour « une session de collage col­lec­tive » sur la question des fémi­ni­cides. « J’ai eu l’idée après avoir accom­pa­gné une amie qui colle des portraits de femmes à Marseille, raconte‑t elle. Au mois de mars 2019, j’ai fait mon premier collage. Il venait d’une colère : celle d’entendre des hommes commenter mon apparence physique dans la rue depuis mes 13 ans. Très vite, cela s’est élargi à d’autres violences sexistes et sexuelles, notamment aux fémi­ni­cides avec celui de Julie Douib [assas­si­née par son ex-conjoint en mars 2019]. L’annonce du Grenelle des violences conju­gales avait suscité l’espoir d’aboutir à une politique ambi­tieuse, et le soir du premier collage, on a voulu susciter une réaction pour qu’enfin des mesures concrètes soient prises. » Marguerite Stern évoque une autre ambition, celle de « voir des femmes militer dans cet espace où elles sont constam­ment vio­len­tées, afin qu’elles prennent conscience de leur force ».

« Des meufs hyper badass » qui se donnent du courage

« Un sentiment d’empowerment et de sororité », « l’impression d’être un groupe de meufs hyper badass », « un gang de filles qui imposent leur présence et leur parole », voilà pêle-mêle les sen­ti­ments qui gagnent ces col­leu­reuses lorsque, après s’être coordonné·es sur WhatsApp, iels se retrouvent à trois ou quatre pour coller quelques heures. Et même si la peur demeure omni­pré­sente, beaucoup d’entre elleux appré­hendent désormais l’espace urbain sous un autre angle. « Des sessions de collage dans un ancien quartier où je tra­vaillais et où on m’a si souvent violentée et silenciée m’ont permis d’y reprendre place et de m’y faire entendre », assure Margaux. « La réap­pro­pria­tion de la rue constitue depuis toujours l’une des grandes reven­di­ca­tions portées et recher­chées par les actions des fémi­nistes, comme Las Tesis et leur cho­ré­gra­phie El violador eres tú, précise Irène Despontin Lefèvre. Coller ne requiert pas de com­pé­tences par­ti­cu­lières, mais les membres se trans­mettent le courage d’y aller. Cela fait partie des pratiques de socia­li­sa­tion des fémi­nistes de gauche. »

Un mode d’action que le temps et la société avaient genré : « Les partis poli­tiques et syndicats avaient tendance à réserver ce moment de la vie militante aux hommes, à cause des risques que les sorties nocturnes feraient peser sur les femmes », explique l’historienne spé­cia­liste des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires Mathilde Larrère ⁴. Pourtant, dès la Révolution française, les fémi­nistes ont recouru aux affiches pour diffuser leurs combats, tout comme les femmes de Mai 68 qui ont investi les ateliers d’impression afin de véhiculer leurs messages dans l’espace public. Seule la forme a changé, passant de grands textes infor­ma­tifs en 1789 à l’introduction d’images en 1968, jusqu’aux lettres peintes sans fio­ri­tures sur des feuilles A4 aujourd’hui.

Des lettres et des feuilles derrière les­quelles iels se protègent. Dans l’ombre constam­ment, anonymes, pour laisser toute la lumière au combat qu’iels mènent. « Peu importe qui colle, seuls comptent nos messages qui sen­si­bi­lisent la société aux violences sexistes et sexuelles, les dénoncent et sou­tiennent les victimes. Ignorer l’identité de celleux qui les ont placardés permet justement aux gens qui les lisent, de se les appro­prier plei­ne­ment », estime Marie, de Collages fémi­nistes Paris, à l’unissonde toutes les col­leu­reuses ren­con­trées. Si parfois iels posent à côté de leurs oeuvres pour des photos, c’est parce que ces collages les touchent par­ti­cu­liè­re­ment, ou en signe de soutien à la victime. Et toujours sans afficher le moindre sourire tant la cause est sérieuse.

Cet anonymat s’avère plus difficile à assurer dans des petites villes, au point qu’au Havre « la décision a été actée de ne pas divulguer l’identité des autres colleuses et de ne pas appa­raître sur notre Insta », explique Lola. Adèle, du collectif Adelphité d’Yssingeaux, n’a pas hésité à « casser com­plè­te­ment son anonymat, mis à mal par une arres­ta­tion lors de la première séance de collage. Désormais, des slogans recouvrent les murs de mon domicile, comme ça on peut me contacter direc­te­ment pour des conseils, des infos. »

À l’épreuve de l’inclusion des minorités

Marie, col­leu­reuse pari­sienne, raconte se sentir comme « connectée aux adelphes du collectif à chaque collage croisé. On voit alors qu’on agit tous·tes pour la même cause. » « Le format une lettre = une feuille, voilà la force de ce mouvement, en ce qu’il permet de per­son­ni­fier une lutte et un groupe », estime Irène Despontin Lefèvre. Les collages seraient ainsi comme les rami­fi­ca­tions d’une toile d’araignée liant les membres entre elleux.

Une union qui s’est fissurée six mois à peine après la naissance du mouvement, en janvier 2020, à la suite des prises de position de Marguerite Stern sur le voile et la tran­si­den­ti­té. L’ex-femen repro­chait au groupe mont­pel­lié­rain un tweet en faveur de l’inclusion des personnes trans­genres : « On voyait de plus en plus de collages sur ces questions aux dépens de ceux sur les fémi­ni­cides, ce que je trouvais indécent, explique-t-elle. Mais je n’ai jamais caché mes opinions sur ces sujets, même au début des collages à Paris. Pourtant, les colleuses ont continué de venir. » Pour de nombreux·ses néo-militant·es soucieux·ses de ne repro­duire aucune violence, c’est le point de rupture.

Le collectif Collages fémi­ni­cides Paris décide de se déso­li­da­ri­ser de sa fon­da­trice, préférant s’engager pour plus d’inclusion des minorités de genre. « Les propos de Marguerite Stern étaient injurieux, elle n’avait donc plus sa place au sein de notre mouvement, juge Margaux. Nos collages s’attaquent aux violences sexistes et sexuelles, mais ils ques­tionnent quelque chose de plus profond : la manière dont on traite les individus et surtout les minorités. » Pour Armelle, de Marseille : « Tout le monde doit se sentir safe lors des collages. Comment pourrais-je militer avec des personnes qui se mon­tre­raient dis­cri­mi­nantes envers une amie voilée ? »

Pour se mettre en cohérence avec sa ligne politique récemment mise à jour, Collages fémi­ni­cides Paris devient alors Collages fémi­nistes Paris et rebaptise ses membres « les col­leu­reuses ». Ses slogans sont retra­vaillés pour être plus inclusifs et des groupes consacrés à la tran­si­den­ti­té et au racisme sont créés. « Un salon de notre groupe Discord regroupe un tas de res­sources théo­riques qui nous servent à nous former et à nous décons­truire », précise Marie. Moins impactés par cet épisode, nombre de col­lec­tifs situés en région ont malgré tout dû se posi­tion­ner. « Comme à Nantes où des réunions ont été orga­ni­sées pour trancher la ligne politique », raconte Thelma Carrier.

Nouvelles façons de militer et de travailler en commun

C’est peut-être là le revers de la médaille pour le mouvement des collages, lui qui a suscité tant d’engouement chez de jeunes fémi­nistes au point de ras­sem­bler pléthore de profils aux convic­tions dif­fé­rentes. Si Collages fémi­nistes Paris demeure un collectif, il lui a fallu struc­tu­rer plus finement son activité sans renier ses valeurs d’horizontalité et de libre enga­ge­ment. Possibilité a donc été donnée à chacun·e de rejoindre l’un des nouveaux groupes de travail consacrés aux réseaux sociaux, au finan­ce­ment (surtout pour le paiement des amendes), à l’inclusivité…

Le foi­son­ne­ment des forces et des volontés a également fait émerger de nouvelles façons de militer au sein des col­lec­tifs. À Marseille, des groupes de débat en col­la­bo­ra­tion avec des asso­cia­tions ont été lancés, tout comme des inter­ven­tions au sein des écoles. À Yssingeaux, Adèle a contacté le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) pour réaliser des actions en commun. À Paris, des col­leu­reuses ont publié un livre sur l’histoire de Collages fémi­nistes Paris quand d’autres orga­ni­saient en juin 2021 une marche contre les féminicides.

Les col­lec­tifs entre­tiennent peu de relations entre eux, de peur d’attirer l’attention de la police. Une seule fois, plusieurs groupes ont impulsé une session de collages simul­ta­nés à travers la France, ciblant les tribunaux pour dénoncer les défaillances de la justice dans les affaires de violences conju­gales. En dépit de cet écla­te­ment, « les col­leu­reuses se sont imposé·es dans l’éventail des forces fémi­nistes et sont devenu·es un mouvement avec lequel on doit compter », souligne Mathilde Larrère.

Au fil du temps, les coups de pinceau des col­lec­tifs ont fait appa­raître des nouveaux messages, plus inclusifs, tandis que les anciens subis­saient un rava­le­ment de façade. L’effet conjugué d’un posi­tion­ne­ment plus affirmé en faveur des minorités de genre et de l’arrivée de nouveau·elles acti­vistes aux profils et expé­riences plus diverses. « On a validé une liste de slogans qu’on utilise régu­liè­re­ment aux Colleureuses de Paris, détaille Auriane, 27 ans. Quand on veut en écrire de nouveaux, on implique – ou on leur demande conseil – les militant·es des pôles thé­ma­tiques concernés (tran­si­den­ti­té, racisme, validisme…) pour ne pas heurter des gens. » À Reims, Yasmine et Alice ont imposé, après en avoir débattu, « la vali­da­tion des messages pour éviter de se retrouver avec des propos haineux ou violents ». Au Havre, en revanche, liberté a été donnée à toutes de coller ce qu’elles sou­haitent afin d’être en accord avec leurs opinions.

« Chacun·e peut adapter ses slogans aux pro­blé­ma­tiques locales, poursuit Armelle, 28 ans. À Marseille, on a réalisé une grande session autour du stade pour dénoncer des propos homo­phobes tenus lors d’un match. » Du côté d’Yssingeaux, les rares collages à caractère LGBTQI+ « n’ont pas été compris par les habitant·es. On a donc fait le choix de pri­vi­lé­gier des concepts plus simples et acces­sibles pour que cela ait une utilité », explique Adèle.

Même dégradés, les messages ont déjà été immortalisés

Arrachés par des mas­cu­li­nistes, recou­verts de slogans anti-IVG, quand ils ne sont pas nettoyés par des agent·es des services muni­ci­paux, les messages des col­leu­reuses dis­pa­raissent parfois en quelques heures. « Quand une féministe parle, on va commenter sa coupe de cheveux, son apparence. C’est un moyen d’éviter de discuter du fond du sujet. De la même manière, plutôt que de contester les messages véhiculés par les collages, on s’en prend au support, analyse Mathilde Larrère. Une façon de refuser la légi­ti­mi­té du débat que les fémi­nistes posent. »

Mais les messages dégradés ont de toute façon déjà été immor­ta­li­sés grâce à la publi­ca­tion de photos sur Instagram. Des murs réels aux murs virtuels, les col­lec­tifs ont dès leurs débuts multiplié les supports de diffusion afin de péren­ni­ser des collages qu’ils savaient voués à dis­pa­raître. « Cet usage du numérique se traduit par la pro­duc­tion de traces plus ins­ti­tu­tion­na­li­sées, qui impactent moins le quotidien. Mais qui donnent l’impression que ce mouvement inonde toutes les rues de France, décrypte Irène Despontin Lefèvre. Or, sur les réseaux sociaux, on suit les comptes qui nous cor­res­pondent. D’où un effet trompe‑l’oeil, car beaucoup de villes n’ont jamais eu le moindre collage. »

Cette diffusion massive a certes permis de fédérer des soutiens, mais marque surtout une dif­fé­rence avec les mou­ve­ments pré­cé­dents : la trans­mis­sion d’archives et d’une mémoire. À tel point que, au collectif Collages fémi­nistes Paris, trois pho­to­graphes pro­fes­sion­nelles capturent béné­vo­le­ment les moments et les oeuvres de la vie militante. De quoi, selon Marie, « inscrire notre lutte dans l’histoire du féminisme, et laisser une trace pour les pro­chaines géné­ra­tions ».

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1. « Colleuses » est le nom initial que ces mili­tantes se sont donné et qui a été repris dans le langage courant. Depuis, pour plus d’inclusion des minorités de genre, des col­lec­tifs ont choisi d’appeler leurs membres des « colleureuses ».

2. Le prénom a été modifié.

3. En janvier 2020, Marguerite Stern cosigne une tribune publiée dans le HuffPost dans laquelle elle dit, entre autres, inter­pré­ter la tran­si­den­ti­té « comme une nouvelle tentative masculine pour empêcher les femmes de s’exprimer ». En juillet 2020, elle publie une série de tweets dans lesquels elle dit estimer que,  « dans son essence », l’islam « va à l’encontre des droits humains » ; elle a pris position à de nom­breuses reprises contre le port du voile.

4. Mathilde Larrère, Rage against the machisme, Éditions du Détour, 2020.

Parler : les voix de l’émancipation

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°5 Parler (mars 2022)

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