Lola Lafon et Vanessa Springora

En janvier 2020, l’éditrice Vanessa Springora publie Le Consentement, une auto­bio­gra­phie sur la relation d’emprise que lui a fait subir l’écrivain Gabriel Matzneff lorsqu’elle avait 14 ans. Huit mois plus tard, paraît Chavirer de la roman­cière Lola Lafon, l’histoire d’une danseuse de 13 ans prise au piège d’un réseau de prédateur·ices sexuel·les. Leurs deux livres ont donné un puissant écho au mouvement #MeToo en visi­bi­li­sant la pédo­cri­mi­na­li­té, et en faisant de la lit­té­ra­ture une arme contre les agres­seurs. Vanessa Springora et Lola Lafon s’étaient lues mais ne s’étaient jamais ren­con­trées. Cet entretien croisé révèle leur admi­ra­tion réci­proque et les trou­blantes réso­nances qui jalonnent leur parcours de femmes et d’écrivaines.
Publié le 8 août 2022
Rencontre La Déferlante 7 Lola Lafont & Vanessa Springora
Sophie Palmier

Vanessa Springora et Lola Lafon, vous étiez toutes deux ado­les­centes à la fin des années 1980. Comment vous êtes-vous construites en tant 
que femmes dans ces années-là ?

Lola Lafon On commence par la grande catastrophe…

Vanessa Springora Dans ses livres, Lola parle du féti­chisme des années 1970–1980 pour les ado­les­centes. C’est quelque chose qui nous a forgées, je pense, en tant que jeunes filles. La femme-enfant était un peu l’ersatz de la femme-objet. À partir du moment où les femmes avaient réclamé leur éman­ci­pa­tion dans les années 1970, il restait les petites filles qui n’étaient pas encore capables de se défendre, et qui ont été prises dans les rets de cet ima­gi­naire masculin… Avec cette tentation d’être femmes avant l’heure et le risque de devenir pri­son­nières de ce schéma.

Lola Lafon C’est le moment où la jeune actrice Brooke Shields  était une star pour ados [voir la photo page de droite]. Elle était hyper­sexua­li­sée, donc elle faisait rêver. On avait envie d’être comme elle. Et en même temps, on ne sait pas à qui s’adressait cette image. De mon côté, j’étais dans le monde de la danse, qui était une autre forme de coer­ci­tion, que j’avais choisie. Je crois qu’on avait à peu près le même âge… Moi, j’avais 13 ans au moment où j’ai fait une très mauvaise rencontre. Ce n’est pas que mon ado­les­cence n’a pas été vécue, mais je ne sais pas ce qu’elle aurait été sans ce regard posé sur moi. C’est vraiment une question terrible que j’évite de me poser.

Lola Lafon, en janvier 2021, vous avez publié sur votre compte Instagram ces quelques mots faisant écho à votre roman Chavirer (lire l’encadré en fin d’article ) : « Un jour, à la sortie de mon cours de danse, j’ai été abordée par “Cathy”. Chavirer est un roman mais cette femme a bien existé. » Voulez-vous en dire quelque chose ?

Lola Lafon Effectivement, c’était une pré­da­trice. Pendant des années, ce qui a été impos­sible à raconter, c’est que c’est une femme qui m’a trahie. J’habitais en banlieue et je la rejoi­gnais le week-end. C’est proche de ce qui se passe dans Chavirer, sauf que, dans le roman, elle agit sous couv ert d’une fondation. Il n’y avait pas de fondation, elle était une pédo­cri­mi­nelle, elle et son mari. Et j’ai compris rétros­pec­ti­ve­ment qu’il y avait eu d’autres filles du cours de danse avant moi. Pendant des années, j’ai porté, comme toutes les victimes de pédo­cri­mi­na­li­té je pense, le fait d’avoir été « choisie ». Enfin, j’ai cru que j’avais été choisie, que j’avais quelque chose de spécial. Il y a un rapport avec ton histoire, Vanessa : c’est la fierté incroyable, la naïveté terrible, de penser qu’à un moment donné j’avais été excep­tion­nelle. Jusqu’au jour où j’ai découvert que pas du tout. Le truc similaire, c’est d’être dans une relation d’emprise, en sachant qu’il y a quelque chose qui ne va pas du tout. Quand j’ai lu ton récit, j’ai été renversée. J’avais fini Chavirer. Je faisais les cor­rec­tions. J’ai compris que la prédation a un langage. C’est pour ça que, dans mon roman, tous les mots de Cathy sont en italique. C’est la langue de la prédation. Quand j’ai lu Le Consentement, hon­nê­te­ment, j’ai eu une crise d’angoisse, ce qui ne m’arrive jamais. Parce que c’était la même langue.

Vanessa Springora Je comprends très bien la pudeur qu’a eue Lola avec Chavirer. Je l’ai lu avant de savoir que Cathy avait existé, mais ça me parais­sait évident en le lisant. De mon côté, j’ai eu l’impression d’avoir eu une vie en dehors de tout cadre, dès cet âge-là. Ça a été le début des catas­trophes, pour reprendre le mot de Lola… Je pense qu’elle et moi, on n’était pas sur le même modèle que nos copines. On était déjà mar­gi­na­li­sées à cause de ce qu’on avait vécu. Je n’avais pas du tout la même vie que mes camarades de classe. Ce qui est terrible, c’est qu’elles m’admiraient pour ça. Parce que je vivais à l’hôtel avec un homme beaucoup plus âgé, que j’avais une liberté apparente qu’elles n’avaient pas. J’ai vécu dans ce conflit intérieur en étant fière de l’image que je renvoyais et, en même temps, dans la souf­france de savoir que ce n’était pas l’endroit où j’aurais dû être. Ce n’est pas un bon souvenir, l’adolescence, entre la désco­la­ri­sa­tion, la déso­cia­li­sa­tion, la drogue, le fait d’être dans l’autodestruction tout le temps et de continuer à provoquer les mauvaises ren­contres, à repro­duire le même schéma. J’ai un trou noir entre mes 14 et mes 19 ans. Je n’ai pas de souvenirs, à part beaucoup de fêtes et beaucoup d’excès. Je me suis retrouvée à 19 ans en hôpital psy­chia­trique. Mais pendant des années, j’ai refusé qu’on me colle le statut de victime.

Lola Lafon C’est comme un miroir inversé. Pareil, un gros trou noir entre 14 et 19 ans. Mais moi, j’étais plongée dans le monde de la danse classique, c’était ma colonne ver­té­brale. J’étais ascétique, quasiment reli­gieuse, ano­rexique. Il n’y avait pas de vie en dehors de ça. C’est très des­truc­teur aussi. Et je n’arrivais pas à me retourner de manière critique sur ce qui s’était passé. J’ai commencé à avoir plein de symptômes, j’étais une ado­les­cente malade tout le temps. Donc je dirais que c’est une ado­les­cence d’aveugle, sans lecture de soi-même. En fait, le drame de ces années-là, c’était de porter le poids d’avoir dit oui, de ne pas avoir dit non. Mais je ne le savais pas, ce n’était pas quelque chose que je pouvais formuler. J’ai fini en hôpital psy­chia­trique à 19 ans.

Vanessa Springora C’est vrai ? Incroyable…

Lola Lafon Oui c’est vrai. C’est fou. Je ne sais pas comment c’est l’hôpital psy­chia­trique main­te­nant, mais à l’époque c’était mons­trueux. Pour moi aussi, le statut de victime était très, très loin de mon image de moi-même à ce moment-là. Mon expé­rience a fait que j’ai vécu des histoires pourries. J’étais une cible. Donc un peu plus tard, adulte, j’ai subi un viol. Là, j’ai tellement dégrin­go­lé que je me suis retrouvée dans la position de devoir demander de l’aide. C’est un groupe de parole féministe qui m’a sauvée et qui m’a fait com­prendre que j’avais été victime. J’ai l’impression que j’ai été acculée à cette idée. C’était dans les milieux fémi­nistes au début des années 2000, que je décris dans Une fièvre impos­sible à négocier, mon premier roman [lire l’encadré p. 18]. Ça m’a sauvée de com­prendre que ce n’était pas que mon histoire, que c’était un système. À partir du moment où j’ai fait une lecture politique, ça m’a beaucoup aidée de me rendre compte que ce n’était pas moi qui avais attiré tout ça. Aujourd’hui, j’ai infi­ni­ment de com­pas­sion pour l’ado que j’ai été.


« Le témoi­gnage d’Adèle Haenel m’a bou­le­ver­sée. J’étais en larmes en le regardant. Elle avait un langage très structuré, très politique, qui m’a donné d’autres clés de lecture de ma propre histoire. »

Vanessa Springora


Quelle fonction a eu l’écriture pour vous ?

Vanessa Springora Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas ce qu’on croit. Beaucoup de gens me posent des questions sur les vertus thé­ra­peu­tiques de l’écriture ou sur son côté « répa­ra­teur ». Je n’y crois pas tellement. C’était une nécessité pour moi d’écrire ce texte, mais je ne peux pas dire que ça m’ait guérie. Je pense que c’est l’inverse. Si je n’avais pas déjà été un peu guérie, un peu réparée, je n’aurais pas été capable de l’écrire. En revanche, ce qui m’a portée, c’est de voir que ce texte s’insérait – alors que je n’en avais pas du tout conscience au moment où je l’écrivais – dans un mouvement qui me dépassait com­plè­te­ment, qui est celui de #MeToo, mais aussi dans celui d’une prise de parole par la lit­té­ra­ture qui va au-delà du témoi­gnage. Prendre conscience que je n’étais pas la seule et qu’on était nom­breuses à avoir envie de raconter ces histoires-là m’a donné une force énorme.

Lola Lafon Mon premier roman, Une fièvre impos­sible à négocier, est sorti en 2003 et c’était donc l’histoire d’un viol et de la recons­truc­tion par l’action politique, l’action radicale. Je l’ai écrit à l’époque sans savoir que ce serait mon premier roman publié, puisque j’écrivais depuis longtemps. Je l’ai écrit comme un geste de vie, et pendant l’écriture mon agresseur a porté plainte contre moi, pour dif­fa­ma­tion (1). J’étais vraiment dans un sale état, le truc se retour­nait contre moi. C’était encore le moment où les lectrices nous écri­vaient de vraies lettres. D’un coup, je suis devenue celle à qui on raconte. Ça m’a déplacée. Puis avec #MeToo, il y a eu une défer­lante… Je me suis dit : « Quel sou­la­ge­ment de faire partie d’un mouvement lit­té­raire, d’un besoin. » Et ça vient après le silence. Pour moi, l’écrit vient mettre fin à l’indicible. Du témoi­gnage jusqu’à la fiction, on est en train de mettre au jour quelque chose que tout le monde a reconnu comme vrai, parce que la fiction parle de choses vraies de toute façon.

Justement, l’une et l’autre, comment avez-vous fait le choix de la fiction ou de l’autobiographie ?

Vanessa Springora J’avais commencé à écrire un texte à la troisième personne et au passé. C’était une façon de me cacher. Je sentais que ça n’atteignait pas son but, parce que si je me maquillais moi, je maquillais aussi Matzneff. Je m’étais iden­ti­fiée au per­son­nage de Lolita et j’avais cette ambition folle de réécrire Lolita de Nabokov (2) du point de vue de la jeune fille cette fois-ci. Mais c’est un tel chef‑d’œuvre lit­té­raire que ce n’était pas possible. Progressivement, je me suis approchée de la première personne. Si j’avais écrit sous forme de fiction, peut-être que ça n’aurait pas eu le même impact, j’aurais évité tout le scandale judi­ciaire [lire l’encadré en fin d’article] qui a beaucoup éloigné le public de l’aspect lit­té­raire du texte. Quand on écrit à la première personne une histoire qui vous engage autant du point de vue intime, on est aussi très exposée émo­tion­nel­le­ment dans les médias. C’est pour ça que j’en ai dit le moins possible, parce que je ne me sentais pas capable de faire face à des questions très intimes sur ma sexualité à 14 ans. Mais je ne regrette pas d’avoir composé mon récit de cette manière, ça a donné plus de force au livre. Et même si c’est moi, il reste quand même un support sur lequel on peut projeter sa propre histoire. Beaucoup de lectrices me l’ont dit.

Lola Lafon Moi, j’ai voulu investir l’école du roman classique. Je me suis dit que Chavirer serait à l’imparfait. J’avais une volonté de faire un portrait de femme de 13 à 48 ans. Juste avant, j’avais lu Une Vie de Maupassant. Je ne prétends pas du tout être à sa hauteur, mais ce qui me faisait envie, c’était qu’on lise Chavirer comme un roman pour des raisons formelles. Il y a l’événement fondateur, ce qui arrive à Cléo au début, et puis il y a ce que les gens en font. J’avais envie de montrer ce per­son­nage dans le regard des autres, ceux qui l’aiment et ne vont jamais être capables de se saisir de son histoire. C’est elle qui va devoir s’en saisir. Deux ans après, je me dis que c’est peut-être parce que je me suis mise très à l’écart de mon histoire et que j’ai pensé à tous les gens qui m’ont croisée durant ces années-là, et à l’énigme totale que j’ai dû être. Il y a eu des gens aveugles, des gens mal­adroits, et c’était ça qui m’intéressait aussi, de voir ce qu’on fait quand on croise ce récit.

Le témoi­gnage de la comé­dienne Adèle Haenel a été diffusé sur Mediapart en novembre 2019 3, quelques mois avant la publi­ca­tion de vos deux livres. L’actrice y évoque notamment le fait que de nom­breuses personnes de son entourage avaient constaté le com­por­te­ment du réa­li­sa­teur et n’ont rien dit. Ce silence fait écho à vos récits. Comment avez-vous reçu son témoignage ?

Vanessa Springora « Tout le monde était au courant » est une phrase insup­por­table. Pour moi, elle pose LA grande question : à quoi consent-on quand on sait ? C’est ter­ri­fiant. #MeToo, c’est aussi dénoncer ce silence et cette com­pli­ci­té de la société, des gens autour. C’est ça que j’ai moi aussi essayé de décor­ti­quer dans mon livre. Le Consentement n’était pas uni­que­ment mon consen­te­ment, mais aussi celui de la société à cette histoire : la publi­ca­tion des livres de Matzneff [dont plusieurs font l’apologie d’actes pédo­cri­mi­nels], par exemple, est une énigme totale. Le témoi­gnage d’Adèle Haenel m’a bou­le­ver­sée. J’étais en larmes en le regardant. Elle avait un langage très structuré, très politique, que je n’avais pas, que j’ai tout de suite admiré et qui m’a donné d’autres clés de lecture de ma propre histoire. Par contre, les réactions de certains hommes m’ont choquée. Ils expri­maient le sentiment d’être saturés par les témoi­gnages de victimes d’abus sexuels. J’ai fait ma première interview avec un jour­na­liste après avoir vu ce témoi­gnage. La première chose qu’il m’a dite, c’est : « Avec un scandale sexuel toutes les trois semaines, vous allez commencer à lasser les gens. » Je lui ai répondu que ça allait encore durer un certain temps. La preuve, on y est toujours…

Lola Lafon Pendant les premières inter­views autour de Chavirer, on me disait beaucoup que ça res­sem­blait à l’affaire Epstein (4). En m’intéressant à l’affaire, je suis tombée sur le témoi­gnage d’une des victimes. Elle est adulte, et on la voit très affectée quand elle parle dans les médias amé­ri­cains. La jour­na­liste lui demande : « C’est dur pour vous parce que vous vous souvenez de ce qu’il vous a fait ? » Et elle répond : « Non, c’est dur pour moi parce que je me souviens de ce que j’ai fait aux autres filles », c’est-à-dire le fait de les avoir entraî­nées. C’est quelque chose qui m’a vraiment bou­le­ver­sée, parce que je me suis dit que c’était terrible qu’un prédateur fasse peser sur sa victime le fait qu’elle puisse être pour quelque chose dans ce qui continue de se passer. Ça fait partie du système.

D’ailleurs Cléo, dans votre roman, est utilisée par la fondation Galatée comme appât pour attirer d’autres jeunes filles dans ses filets.

Lola Lafon Je voulais que le per­son­nage de Cléo soit une « mauvaise victime », qu’elle soit tota­le­ment victime et tota­le­ment coupable, pour voir comment elle allait être reçue. #MeToo m’a plus que ravie, m’a émer­veillée, et je continue d’être hyper émue. Mais au début, je me suis dit que tous ces récits ne me sem­blaient jamais être les miens. Ils étaient meilleurs, c’étaient des victimes incon­tes­tables. Plus ça avançait, plus je me disais que c’est plus compliqué si t’as jamais dit non, si on t’a fait plein de cadeaux, s’il n’y a même pas eu de violence, au sens propre, et que t’as rien à raconter comme les autres…


« #MeToo m’a émer­veillée, et je continue d’être hyper émue. Mais au début, je me suis dit que tous ces récits ne me sem­blaient jamais être les miens. Ils étaient meilleurs, c’étaient des victimes incontestables. »

Lola Lafon


En parlant avec des amies, je me suis rendu compte que c’était dévas­ta­teur pour toutes, ce truc de ne pas avoir pu dire non. Avoir accepté des choses, des actes sexuels, n’avoir aucune mémoire de soi-même en train de se rebeller, je pense que c’est très difficile à porter. L’impact croisé avec ton livre a été très fort. On n’a pas calculé que ça se répon­drait, ce n’est pas la même histoire et pourtant, ce sont les mêmes rouages.

Vanessa Springora Ce dont tu parles, ce sentiment de com­pli­ci­té qu’on peut avoir quand on est prise dans un réseau, même si ce n’est pas la même histoire, je le partage com­plè­te­ment. Je l’ai eu quand j’ai découvert que Gabriel Matzneff allait dans les pays du tiers monde et qu’il pra­ti­quait le tourisme sexuel avec des enfants. J’ai pensé que l’amour que j’avais ressenti à son égard lui donnait une caution. Le fait aussi de devenir un per­son­nage de ses livres faisait de moi une caution morale, et donc une complice de ses crimes.

Parler de violences sexuelles dans l’espace public suscite les témoi­gnages d’autres femmes qui disent « moi aussi ». Comment réagissez-vous à ces récits qui vous sont adressés ?

Vanessa Springora #MeToo a pu être réduit à quelque chose de très nar­cis­sique, mais « me too » ça signifie « moi aussi, à l’intérieur d’une chaîne ». J’ai reçu beaucoup, beaucoup de courriers. J’ai trouvé ça juste, puisque j’avais pris cette place publique, que ce soit à moi aussi d’accueillir cette parole qui ne pouvait pas être publique. Ça fait partie de cette chaîne de soli­da­ri­té. Mais parfois, c’est dur à porter, parce que le constat est effroyable : des centaines de milliers de personnes vivent avec ce secret.

Lola Lafon Pareil, je reçois beaucoup de messages. Souvent, je me dis que je n’ai pas le savoir pour répondre et, même, que ce n’est peut-être pas ma fonction. Je me dis que les réponses, ce sont les romans. Parce que je ne peux pas faire autrement. Ça m’a sidérée, moi aussi, le nombre de récits au début de #MeToo. C’était enthou­sias­mant, mais aussi ter­ri­fiant. Quand il y a eu les collages fémi­nistes dans les rues, j’ai eu un sentiment de bonheur, de très grand espoir pour les enfants, en me disant qu’on vivait un truc que je ne pensais jamais vivre, que ce soit ainsi écrit dans l’espace public. Ça m’a aussi ter­ri­ble­ment peinée pour les femmes de ma géné­ra­tion. Je me suis dit qu’on en a vraiment bavé.

Un procès pour apologie de la pédo­cri­mi­na­li­té devait se tenir contre Gabriel Matzneff, mais il n’a pas eu lieu en raison d’un vice de forme. Selon vous, que doit-on faire de ses œuvres ?

Vanessa Springora Je me suis prononcée contre la censure, je suis très attachée à cette position en tant qu’éditrice. J’aurais aimé que ce procès ait lieu pour qu’on interroge l’existence de ces œuvres pendant toutes ces décennies. Je comprends très bien la décision de l’éditeur de ses journaux intimes, Gallimard, de retirer les textes de la vente (5). Mon livre faisait remonter les ventes de Gabriel Matzneff, ce qui posait problème. C’était bien arran­geant aussi de ne plus avoir à dis­po­si­tion les textes, c’est-à-dire la charge de la preuve. Je ne tiens pas à ce que Gabriel Matzneff reste dans la postérité. Mais il fait partie de l’histoire lit­té­raire et c’est important de rappeler que, justement, ses livres ont été publiés pendant presque quarante ans et que, pendant quarante ans, on a toléré l’apologie de la pédo­cri­mi­na­li­té. C’est socio­lo­gi­que­ment et his­to­ri­que­ment inté­res­sant, donc il ne faut pas faire comme si ça n’avait pas existé. Peut-être qu’un jour les éditions Gallimard feront une édition critique avec une recon­tex­tua­li­sa­tion de l’œuvre. Par contre, je ne suis pas pour donner la parole à un pédo­cri­mi­nel au nom de la liberté d’expression, tout sim­ple­ment parce qu’il faut s’aligner avec la loi. De la même manière qu’un éditeur est res­pon­sable devant la loi de la publi­ca­tion d’un texte relevant de l’incitation à la haine raciale, il est aussi res­pon­sable de l’apologie de crimes.


« Pendant des années, j’ai porté, comme toutes les victimes de pédo­cri­mi­na­li­té, le fait d’avoir été “choisie”. Enfin, j’ai cru que j’avais été choisie, que j’avais quelque chose de spécial. »

Lola Lafon


Lola Lafon Ce qui est très pro­blé­ma­tique, c’est que, pendant des années, la sub­ver­sion était liée à la des­truc­tion des mineur·es. Ce tour de passe-passe me ques­tionne. La sub­ver­sion pourrait être beaucoup d’autres choses, comme des écrits fémi­nistes hyper radicaux… Pour le moment, on reste dans une image où la sub­ver­sion est définie par l’anéantissement sexuel. Enfin, je crois que c’est un peu passé quand même. Mais je me souviens, il y avait encore des textes qui parais­saient il y a dix ans, dans lesquels on sentait que l’auteur, pour se donner une sorte de cré­di­bi­li­té rebelle lit­té­raire, donnait dans la pédo­cri­mi­na­li­té, le viol ou la culture du viol. À propos du regard lit­té­raire, ça a été une réflexion impor­tante chez moi pour Chavirer : comment faire pour que la scène du viol de Cléo par les faux jurés de la fondation ne soit pas quelque chose de por­no­gra­phique ? La seule chose que j’ai trouvée, c’était d’être avec elle dans son ressenti corporel, dans la confusion de ce qu’elle vivait, celle de vouloir plaire et de sentir que ça ne va pas du tout. Je ne comprends pas la hype autour de Pulp Fiction de Tarantino, par exemple, où la scène du viol (6) est mons­trueuse. Ce qui est mons­trueux, ce n’est pas de montrer, c’est comment on montre. Les hur­le­ments de la victime, l’homme violé, et le fait que la salle rit, parce qu’il y a un pseudo second degré à ce moment-là. Pour moi, c’est insup­por­table que le réa­li­sa­teur nous mette en position de com­pli­ci­té. Donc il n’y a pas que la lit­té­ra­ture, il y a aussi le cinéma. Je n’en peux plus de voir des séries et des films qui mettent en scène un corps de femme nu, égorgé, mort, avec cette fas­ci­na­tion pour la figure du monstre. Cette sorte de sur­en­chère de corps de femme violentés, morts, je n’y arrive plus. J’ai envie de voir d’autres choses.


« J’ai eu un sentiment de com­pli­ci­té quand j’ai découvert que Gabriel Matzneff allait dans les pays du tiers monde et qu’il pra­ti­quait le tourisme sexuel avec des enfants. Le fait de devenir un per­son­nage de ses livres faisait de moi une caution morale, et donc une complice de ses crimes. »

Vanessa Springora


Le rôle de la justice dans la lutte contre les violences sexuelles traverse les débats fémi­nistes. Comment percevez-vous l’institution judi­ciaire, en tant que récep­tacle des violences ?

Vanessa Springora Quand la justice s’est saisie de mon livre pour ouvrir une enquête pour viol sur mineure, je me suis demandé : « Ils étaient où il y a trente ans ? » Surtout que je les avais croisés, les policiers, dans un escalier, en des­cen­dant de chez Matzneff… À la sortie du livre, je ne voulais pas aller témoigner, mais je n’ai pas eu le choix, donc j’y suis allée. Ça a été extrê­me­ment pénible. J’étais en larmes. Ça a duré sept heures en tout. Je me suis rendu compte qu’effectivement ce n’était pas du tout le même exercice qu’écrire, et qu’en fait ça m’avait fait du bien, même si j’étais très en colère contre eux. La bri­ga­dière était une toute jeune femme. Je lui ai dit que j’aurais aimé que la justice fasse quelque chose à l’époque. Maintenant, c’est trop tard. J’ai pris un autre chemin pour me faire justice moi-même, d’une certaine manière. Je pense que c’est quand même très important, la formation à l’écoute des gens qui recueillent les témoi­gnages de violences sexuelles. Aujourd’hui, ils ne peuvent plus se permettre comme avant d’être com­plè­te­ment indif­fé­rents, voire gogue­nards ou mépri­sants. Je m’étais aussi posé la question à une époque où j’étais harcelée par courrier par Matzneff, y compris sur mon lieu de travail. Après la dixième lettre que j’ai trouvée sur mon bureau, j’ai songé à traverser la rue pour aller au com­mis­sa­riat porter plainte pour har­cè­le­ment moral. Seulement je me suis dit que les flics allaient me demander pourquoi je n’avais pas porté plainte à l’époque. Donc je ne l’ai jamais fait, je n’ai pas eu confiance. Mais je pense qu’aujourd’hui on est en train d’ouvrir une brèche pour pouvoir à nouveau, nous les femmes, faire davantage confiance à la justice pour prendre en charge ce type d’expérience.

Lola Lafon Oui, j’espère aussi. Mon expé­rience avec la justice, pour le viol que j’ai subi de la part de mon ex-compagnon a été catas­tro­phique. Je pense que je suis un bon résumé de tous les pires trucs que l’on peut imaginer. C’est-à-dire que j’ai porté plainte un peu « tard ». Je me suis retrouvée dans le bureau d’un flic avec des images de femmes nues, por­no­gra­phiques, devant moi. Ça a duré très longtemps. La plainte a été classée. Après, j’ai été à la place de l’accusée, puisque pour­sui­vie pour diffamation7. Mais j’ai gagné et je me suis retrouvée face à un procureur extra­or­di­naire qui m’a fait justice. J’ai compris à ce moment-là que, même si poli­ti­que­ment je ne croyais plus à la justice, la sym­bo­lique de l’institution existe, qu’on le veuille ou non. Je me rap­pel­le­rai toujours des phrases du procureur, qui a tout à fait reconnu ce qui s’était passé. C’était un sou­la­ge­ment. Je me rappelle qu’à la sortie de mon premier roman mon avocat m’a écrit : « Votre roman fait ce que je n’ai pas réussi à faire », puisqu’il n’avait pas réussi à faire condamner l’agresseur. Quand Chavirer est sorti, j’étais obsédée par Cathy et très mal à l’aise à l’idée qu’elle le lise et se recon­naisse. C’est-à-dire que moi, je n’ai rien, aucune infor­ma­tion sur elle. Je ne sais même pas si elle m’avait donné son vrai nom. Et je ne sais pas où elle est. Je ne peux pas la chercher sur Internet. J’ai tout essayé. J’ai passé des années à jouer à la petite détective et à ne pas trouver d’informations, parce que tout ce que ce couple m’avait dit était faux…

Vanessa Springora Donc ce que tu racontes à la fin de ton livre, ça n’a pas eu lieu ? Il n’y a pas eu d’appel à témoins ? [dans Chavirer, un appel à témoins est lancé par la police pour retrouver les victimes de la fondation Galatée ].

Lola Lafon Non, ça, c’est ma vision fantasmée de l’histoire. Je n’ai pas pu retrouver cette femme. Donc pendant des années, j’ai été obsédée par l’idée qu’elle continue. Et par l’impossibilité de pouvoir faire quelque chose. J’ai cherché dans tous les sens, à essayer de me souvenir de détails, de l’adresse. Je ne suis pas pour la prison. Je ne suis pas pour le tout-carcéral, mais si on exclut un agresseur de notre cercle sans faire appel à la justice, ça veut dire qu’on laisse la merde aux autres. En revanche, si la justice n’a pas de moyens, elle ne peut pas faire grand-chose. Quand on coupe les crédits aux asso­cia­tions fémi­nistes, c’est que ce n’est pas vraiment la grande cause du quin­quen­nat… Je suis certaine qu’il y a des gens qui sont tout à fait au taquet là-dessus, mais il faut leur donner des moyens. Sinon on va s’arrêter en cours de route. On peut imaginer un safe place 8, mais on ne fait que repousser le problème et faire que d’autres victimes soient victimes. Comme Vanessa, je pense qu’aujourd’hui la justice est forcée à avancer grâce à ce qui se passe, grâce aux mili­tantes fémi­nistes et aux femmes en général. •

Entretien réalisé le 22 avril 2022 par Pauline Verduzier et Marie Barbier, coré­dac­trice en chef de La Déferlante, dans les locaux des éditions Des femmes-Antoinette Fouque.

1. Un an après le dépôt de sa plainte pour viol, Lola Lafon a été pour­sui­vie en justice pour dif­fa­ma­tion par celui qu’elle accusait. Cette « inversion de la réalité », comme elle la qualifie, l’a poussée à écrire son premier roman Une fièvre impos­sible à négocier.

2. Publié en 1955, ce roman de Vladimir Nabokov met en scène, de son seul point de vue, les confi­dences d’un prédateur, Humbert Humbert qui raconte son désir obses­sion­nel pour une fillette de 12 ans, Lolita dont il abuse sexuel­le­ment. Le succès et la postérité du livre ont cependant dévoyé le sens profond de l’œuvre. Pour com­prendre le contre­sens qui a fait de son héroïne le symbole érotique d’une ado­les­cente agui­cheuse, voir le docu­men­taire Lolita, méprise sur un fantasme, d’Olivia Mokiejewski (Arte, 2021).

3. Adèle Haenel a accusé le réa­li­sa­teur Christophe Ruggia de har­cè­le­ment sexuel lorsqu’elle avait entre 12 et 15 ans. Une enquête judi­ciaire est en cours.

4. L’affaire Epstein est une affaire cri­mi­nelle de réseau inter­na­tio­nal de pros­ti­tu­tion et de trafic de mineur·es impli­quant le mil­liar­daire états-unien Jeffrey Epstein. En 2019, incarcéré dans l’attente de son procès, ce dernier est retrouvé pendu dans sa cellule. En juin 2022, son ancienne compagne Ghislaine Maxwell a été condamnée, dans cette affaire, à 20 ans de prison pour trafic sexuel de mineur·es. Elle a fait appel de sa condamnation.

5. En janvier 2020, suite à la publi­ca­tion du Consentement, les éditions Gallimard ont annoncé qu’elles reti­raient de la vente les journaux intimes de Gabriel Matzneff qu’elles publiaient, en plusieurs volumes, depuis plus de trente ans.

6. Pulp Fiction de Quentin Tarentino sorti en 1994 suit des malfrats à Los Angeles. Marsellus Wallace (Ving Rhames) y est fait pri­son­nier et violé sur un cheval d’arçons avant d’être libéré par Butch (Bruce Willis).

Un carnet et un film « culte »
La rencontre entre Lola Lafon et Vanessa Springora s’est tenue dans la galerie des éditions Des femmes, fondées en 1972 par la féministe et figure his­to­rique du MLF Antoinette Fouque. Les cadeaux qu’elles avaient choisi de s’offrir ont résonné avec les sujets évoqués. Vanessa Springora a apporté à Lola Lafon le DVD du film La Petite Fille au bout du chemin, réalisé par Nicolas Gessner en 1976. L’histoire d’une enfant de 13 ans vivant seule qui devient la cible d’un pédo­cri­mi­nel. « L’un des premiers rôles de Jodie Foster, a rappelé Vanessa Springora. Toi et moi, Lola, on a un ima­gi­naire commun autour des petites filles qui cherchent à s’émanciper… » « C’est un de mes films culte ! Je suis com­plè­te­ment obsédée par ce film » l’a remerciée la roman­cière en indiquant qu’il avait inspiré le nom de l’un des per­son­nages de son troisième roman, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. Vanessa Springora s’est vu offrir un carnet : « Tu n’as pas besoin de moi pour continuer à écrire, mais c’est sym­bo­lique. »

 

L’œuvre de Lola Lafon
Lola Lafon écrit depuis l’enfance, qu’elle a vécue en partie dans la Roumanie com­mu­niste de Ceaușescu. Ses romans sont traversés par des thèmes récur­rents comme la violence de genre, les amitiés féminines, le modelage du corps des femmes, que ce soit par le patriar­cat, la danse ou la gym­nas­tique. Dans son roman La petite com­mu­niste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), elle retrace la vie de la gymnaste roumaine Nadia Comăneci et l’obsession malsaine pla­né­taire pour les prouesses de cette sportive devenue star mondiale à l’adolescence. Avant cela, elle a publié trois romans, dont Une fièvre impos­sible à négocier (Actes Sud, 2003), le premier, est inspiré de sa propre histoire. Landra, une jeune femme victime de viol, se révolte en rejoi­gnant un grou­pus­cule d’action radicale en lutte contre le système ultra libéral. Dans Chavirer son sixième roman (Actes Sud, 2020), elle raconte l’histoire de Cléo, 13 ans, abordée à la sortie d’un cours de modern jazz par Cathy, soi-disant recru­teuse pour la fondation Galatée qui promet des bourses à de jeunes artistes. La jeune fille est violée par l’un des faux jurés et va ensuite elle-même être exploitée comme recru­teuse d’autres ado­les­centes. Dans les années 1990, devenue adulte, elle danse sur les plateaux de Drucker. Le livre raconte son parcours, de l’enfance jusqu’à l’ouverture d’une enquête des années plus tard, à travers son regard et celui de celles et ceux qui l’ont connue. Pour son dernier livre, Quand tu écouteras cette chanson, paru en août 2022 dans la col­lec­tion « Ma nuit au musée » des éditions Stock, la roman­cière a passé une nuit dans la Maison Anne Frank à Amsterdam.

 

Les suites du Consentement
Paru en janvier 2020 aux éditions Grasset, Le Consentement de Vanessa Springora décrit l’emprise qu’a eue sur elle l’écrivain Gabriel Matzneff. Elle avait à peine 14 ans quand elle a rencontré cet auteur à succès âgé de 50 ans et a vécu avec lui à l’hôtel dans l’approbation générale. Depuis son ado­les­cence brisée, jusqu’à la fin de cette relation, en passant par le har­cè­le­ment qu’il a continué de lui faire subir en la mettant en scène dans ses livres et en cherchant à la contacter par tous les moyens, l’écrivaine décrit la com­pli­ci­té d’une société tout entière vis-à-vis de la pédo­cri­mi­na­li­té assumée de cet homme longtemps invité sur les plateaux de télé­vi­sion, et la manière dont il a pu la tenir sous son joug sans jamais en être inquiété. La parution du Consentement de Vanessa Springora a trouvé dans le débat public un écho reten­tis­sant, tranchant avec la com­plai­sance dont avait joui Gabriel Matzneff pendant presque toute sa carrière. Dès le lendemain de la parution du livre, le parquet de Paris ouvrait une enquête pour viols sur mineure de 15 ans. En avril 2021, dans le sillage de ce livre et des débats autour de la pédo­cri­mi­na­li­té, le Parlement a adopté une loi éta­blis­sant un seuil de non-consentement à 15 ans, ce qui signifie que tout acte sexuel entre un·e adulte et un·e mineur·e de moins de 15 ans est présumé être contraint (ce seuil est porté à 18 ans en cas d’inceste). Depuis, une autre femme, la jour­na­liste Francesca Gee, a elle aussi dit avoir été victime de violences sexuelles de la part de l’écrivain quand elle était adolescente.

Réinventer la familler : en finir avec le modèle patriarcal

Retrouvez cet article dans La Déferlante n°7 Réinventer la famille (septembre 2022)

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