Enfants trans : la guerre est déclarée

Le texte de loi sur les tran­si­tions de mineur·es, adopté fin mai 2024 par le Sénat, résulte d’une offensive de plusieurs groupes de pression et de médias. Il s’inscrit dans une bataille lancée il y a une dizaine d’années aux États-Unis.
Publié le 29 juillet 2024
Double-page dans La Déferlante #15

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

Le 28 mai dernier, la pro­po­si­tion de loi « visant à encadrer les pratiques médicales mises en œuvre dans la prise en charge des mineurs en ques­tion­ne­ment de genre » a été adoptée en première lecture par le Sénat, avec les voix des Républicains et de leurs alliés du groupe Union centriste. En réalité, ce texte rend l’accès au soin des mineur·es trans impos­sible en leur inter­di­sant le recours aux hormones et en imposant des condi­tions et des délais à la pres­crip­tion des bloqueurs de puberté.

Il prive ainsi des enfants, parfois en grande détresse face aux premiers signes de la puberté, d’une solution tem­po­raire d’urgence qui peut leur sauver la vie. Si elle était appliquée, cette loi serait la plus répres­sive d’Europe concer­nant les mineur·es trans, et le seul cas où le droit français rend condam­nable péna­le­ment une pres­crip­tion de médi­ca­ments faite par un médecin.

Heureusement, le texte est loin d’être entré en appli­ca­tion. Il doit encore être adopté par l’Assemblée nationale et promulgué sans que le Conseil consti­tu­tion­nel s’y oppose. Pourquoi cette offensive, qu’aucune actualité ne semble expliquer ? Au cours des dernières années, les actions menées par les asso­cia­tions trans ont fait reculer, lentement mais signi­fi­ca­ti­ve­ment, les mal­trai­tances médicales et la psy­chia­tri­sa­tion des parcours de soins. Comme plusieurs sénateur·ices l’ont fait remarquer dans les débats, la Haute Autorité de santé (HAS) travaille déjà sur de nouvelles recom­man­da­tions (à paraître en 2025) qui devraient prendre en compte cette évolution des soins. Depuis les années 2000, des équipes de pédo­psy­chiatres se sont emparées du sujet des tran­si­tions des mineur·es en veillant à agréger les asso­cia­tions de personnes concer­nées à leurs réflexions.

Les sénateur·ices de droite notent que le nombre de consul­ta­tions de personnes mineures a augmenté ces dernières années : c’est une réalité, mais on devrait plutôt s’en réjouir, car cela signifie que davantage d’enfants accèdent aux soins dont ils et elles ont besoin. Par ailleurs, la plupart des équipes médicales observent aujourd’hui une sta­bi­li­sa­tion des demandes de prise en charge.

Un backlash d’ampleur internationale

En réalité, la pro­po­si­tion de loi de la sénatrice du Val‑d’Oise Jacqueline Eustache-Brinio est l’aboutissement d’un travail de plaidoyer et d’une mobi­li­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle impor­tante de courants bien spé­ci­fiques de la droite et de l’extrême droite, en même temps qu’une contre-offensive politique et média­tique plus générale, et surtout d’ampleur inter­na­tio­nale, sur les questions fémi­nistes et de genre. En 2023, 589 pro­po­si­tions de loi allant à l’encontre des droits des personnes trans ont été déposées aux États-Unis contre 85 en 2020. Parmi elles, 87 ont fina­le­ment été adoptées l’année dernière (1). La carte des États concernés se superpose presque par­fai­te­ment à celle des 25 États ayant restreint ou supprimé le droit à l’avortement, après l’abrogation de l’arrêt Roe vs Wade l’année précédente.

Toujours en 2023, la Russie – qui a depuis inscrit les personnes LGBTI sur sa liste des « ter­ro­ristes ou extré­mistes » – a interdit les chan­ge­ments de genre admi­nis­tra­tifs aussi bien que les tran­si­tions médicales. Un peu partout dans le monde, des lobbies trans­na­tio­naux opposés à l’accès au soin des personnes trans ont été créés, comme le réseau Genspect, dont les membres se posi­tionnent comme hostiles à toute tran­si­tion avant l’âge de 25 ans. Ces groupes de pression s’opposent non seulement aux asso­cia­tions de professionnel·les de la santé des personnes trans mais aussi aux asso­cia­tions repré­sen­tant les personnes trans, qui ne demandent rien de plus que le droit à l’autodétermination (2) et l’accès aux soins sans condition de suivi psychiatrique.

Des concepts psychanalytiques dévoyés

En France, l’offensive est menée par deux types d’acteur·ices, qui se mobi­lisent de manière syn­chro­ni­sée. D’une part, des personnes issues des franges les plus réac­tion­naires de la psy­cha­na­lyse et de la psy­chia­trie, proches des réseaux inter­na­tio­naux comme Genspect. D’autre part, les groupes « antigenre », proches des droites catho­liques, mobilisés depuis le début des années 2000, à qui on doit la Manif pour tous et, plus géné­ra­le­ment, l’essentiel des mani­fes­ta­tions d’homophobie dans les médias français.

L’Observatoire La Petite Sirène, créé au début de 2021 par les psy­cha­na­lystes Céline Masson et Caroline Eliacheff, a d’abord tenté de se rap­pro­cher des milieux de gauche. Mais la résis­tance de la majorité des fémi­nistes comme des mou­ve­ments LGBTI a fait échouer cette opération. Après des dizaines de tribunes publiées dans la presse conser­va­trice ces trois dernières années, c’est donc auprès des sénateur·ices Les Républicains que leur lobbying a fina­le­ment abouti : Céline Masson et Caroline Eliacheff ont été mis­sion­nées pour rédiger le rapport sur la base duquel Jacqueline Eustache-Brinio a élaboré sa pro­po­si­tion de loi. Parallèlement, depuis trois ans, la presse d’extrême droite se fait régu­liè­re­ment le relais des discours trans­phobes. En mai 2021, le magazine Valeurs actuelles titrait « Le délire trans­genre » tandis qu’Éric Zemmour, sur l’antenne de CNews, comparait les soins consentis aux enfants trans avec les expé­ri­men­ta­tions du docteur Mengele dans les camps nazis.

En s’attaquant aux droits des personnes trans, les réac­tion­naires se posi­tionnent sur un nouveau front dans une bataille plus large : la lutte menée par les femmes et les personnes LGBTI pour leurs droits. Leur contre-offensive est aussi violente qu’elle est vaine, parce qu’elle est une tentative de répres­sion des chan­ge­ments profonds de nos sociétés. Que ce soit en France, en Argentine ou en Espagne, les luttes trans pro­gressent lorsque les luttes fémi­nistes sont fortes. De plus en plus de personnes trans par­viennent à sortir des marges du patriar­cat, et obtiennent que les ins­ti­tu­tions comme les normes sociales s’adaptent, même si c’est lentement, à leur existence. •

Maud Royer est militante trans, lesbienne et féministe. Elle a signé Le Lobby trans­phobe, un ouvrage à paraître chez Textuel en octobre 2024. Elle préside l’association Toutes des femmes, dont elle est une des cofondatrices.


(1) Consulter à ce sujet la carte des offen­sives trans­phobes aux États-Unis dans le numéro 10 de La Déferlante, mai 2023

(2) C’est-à-dire le droit pour les personnes trans de décider elles-mêmes de leur genre et de leurs parcours de tran­si­tion, sans s’en remettre à un juge, à une admi­nis­tra­tion ou à un médecin.

Maud Royer

Militante trans, lesbienne et féministe, elle préside l’association Toutes des Femmes, dont elle est une des co-fondatrices. Elle est l’autrice de  Le Lobby transphobe, à paraître aux éditions Textuel, en octobre 2024. Voir tous ses articles

Numéro 15 — Spécial Extrême droite

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