Le 28 mai dernier, la proposition de loi « visant à encadrer les pratiques médicales mises en œuvre dans la prise en charge des mineurs en questionnement de genre » a été adoptée en première lecture par le Sénat, avec les voix des Républicains et de leurs alliés du groupe Union centriste. En réalité, ce texte rend l’accès au soin des mineur·es trans impossible en leur interdisant le recours aux hormones et en imposant des conditions et des délais à la prescription des bloqueurs de puberté.
Il prive ainsi des enfants, parfois en grande détresse face aux premiers signes de la puberté, d’une solution temporaire d’urgence qui peut leur sauver la vie. Si elle était appliquée, cette loi serait la plus répressive d’Europe concernant les mineur·es trans, et le seul cas où le droit français rend condamnable pénalement une prescription de médicaments faite par un médecin.
Heureusement, le texte est loin d’être entré en application. Il doit encore être adopté par l’Assemblée nationale et promulgué sans que le Conseil constitutionnel s’y oppose. Pourquoi cette offensive, qu’aucune actualité ne semble expliquer ? Au cours des dernières années, les actions menées par les associations trans ont fait reculer, lentement mais significativement, les maltraitances médicales et la psychiatrisation des parcours de soins. Comme plusieurs sénateur·ices l’ont fait remarquer dans les débats, la Haute Autorité de santé (HAS) travaille déjà sur de nouvelles recommandations (à paraître en 2025) qui devraient prendre en compte cette évolution des soins. Depuis les années 2000, des équipes de pédopsychiatres se sont emparées du sujet des transitions des mineur·es en veillant à agréger les associations de personnes concernées à leurs réflexions.
Un backlash d’ampleur internationale
En réalité, la proposition de loi de la sénatrice du Val‑d’Oise Jacqueline Eustache-Brinio est l’aboutissement d’un travail de plaidoyer et d’une mobilisation institutionnelle importante de courants bien spécifiques de la droite et de l’extrême droite, en même temps qu’une contre-offensive politique et médiatique plus générale, et surtout d’ampleur internationale, sur les questions féministes et de genre. En 2023, 589 propositions de loi allant à l’encontre des droits des personnes trans ont été déposées aux États-Unis contre 85 en 2020. Parmi elles, 87 ont finalement été adoptées l’année dernière (1). La carte des États concernés se superpose presque parfaitement à celle des 25 États ayant restreint ou supprimé le droit à l’avortement, après l’abrogation de l’arrêt Roe vs Wade l’année précédente.
Toujours en 2023, la Russie – qui a depuis inscrit les personnes LGBTI sur sa liste des « terroristes ou extrémistes » – a interdit les changements de genre administratifs aussi bien que les transitions médicales. Un peu partout dans le monde, des lobbies transnationaux opposés à l’accès au soin des personnes trans ont été créés, comme le réseau Genspect, dont les membres se positionnent comme hostiles à toute transition avant l’âge de 25 ans. Ces groupes de pression s’opposent non seulement aux associations de professionnel·les de la santé des personnes trans mais aussi aux associations représentant les personnes trans, qui ne demandent rien de plus que le droit à l’autodétermination (2) et l’accès aux soins sans condition de suivi psychiatrique.
Des concepts psychanalytiques dévoyés
En France, l’offensive est menée par deux types d’acteur·ices, qui se mobilisent de manière synchronisée. D’une part, des personnes issues des franges les plus réactionnaires de la psychanalyse et de la psychiatrie, proches des réseaux internationaux comme Genspect. D’autre part, les groupes « antigenre », proches des droites catholiques, mobilisés depuis le début des années 2000, à qui on doit la Manif pour tous et, plus généralement, l’essentiel des manifestations d’homophobie dans les médias français.
L’Observatoire La Petite Sirène, créé au début de 2021 par les psychanalystes Céline Masson et Caroline Eliacheff, a d’abord tenté de se rapprocher des milieux de gauche. Mais la résistance de la majorité des féministes comme des mouvements LGBTI a fait échouer cette opération. Après des dizaines de tribunes publiées dans la presse conservatrice ces trois dernières années, c’est donc auprès des sénateur·ices Les Républicains que leur lobbying a finalement abouti : Céline Masson et Caroline Eliacheff ont été missionnées pour rédiger le rapport sur la base duquel Jacqueline Eustache-Brinio a élaboré sa proposition de loi. Parallèlement, depuis trois ans, la presse d’extrême droite se fait régulièrement le relais des discours transphobes. En mai 2021, le magazine Valeurs actuelles titrait « Le délire transgenre » tandis qu’Éric Zemmour, sur l’antenne de CNews, comparait les soins consentis aux enfants trans avec les expérimentations du docteur Mengele dans les camps nazis.
En s’attaquant aux droits des personnes trans, les réactionnaires se positionnent sur un nouveau front dans une bataille plus large : la lutte menée par les femmes et les personnes LGBTI pour leurs droits. Leur contre-offensive est aussi violente qu’elle est vaine, parce qu’elle est une tentative de répression des changements profonds de nos sociétés. Que ce soit en France, en Argentine ou en Espagne, les luttes trans progressent lorsque les luttes féministes sont fortes. De plus en plus de personnes trans parviennent à sortir des marges du patriarcat, et obtiennent que les institutions comme les normes sociales s’adaptent, même si c’est lentement, à leur existence. •
Maud Royer est militante trans, lesbienne et féministe. Elle a signé Le Lobby transphobe, un ouvrage à paraître chez Textuel en octobre 2024. Elle préside l’association Toutes des femmes, dont elle est une des cofondatrices.
(1) Consulter à ce sujet la carte des offensives transphobes aux États-Unis dans le numéro 10 de La Déferlante, mai 2023
(2) C’est-à-dire le droit pour les personnes trans de décider elles-mêmes de leur genre et de leurs parcours de transition, sans s’en remettre à un juge, à une administration ou à un médecin.