Gabrielle Richard : « Les parents queer réinventent le faire famille »

Comment devenir parents en dehors des standards de la famille tra­di­tion­nelle? Dans cet entretien à La Déferlante, la socio­logue du genre Gabrielle Richard montre comment la grande diversité des orga­ni­sa­tions fami­liales queer bou­le­verse les concep­tions domi­nantes de la famille et permet d’imaginer des relations plus libres.
Publié le 21 juin 2023
« Familles queer, je vous aime » entretien Gabrielle Richard La Déferlante 7
Chloé Charbonnier

Après s’être inté­res­sée aux normes hété­ro­sexuelles qui imprègnent la vie scolaire ¹, Gabrielle Richard, militante queer et cher­cheuse qué­bé­coise, publie Faire famille autrement (Binge Audio éditions, à paraître en novembre) : une enquête socio­lo­gique auprès d’une qua­ran­taine de « parents queer ² » vivant en Europe, en Amérique du Nord et en Afrique. Par cette expres­sion, elle désigne toutes les manières de devenir parents en dehors des standards de l’hétérosexualité. Les parents avec lesquels elle s’est entre­te­nue sont gays, les­biennes, trans­genres, en couple, céli­ba­taires ou inscrit·es dans des confi­gu­ra­tions amou­reuses plus larges. Son livre interroge la façon dont ces personnes redé­fi­nissent les concep­tions tra­di­tion­nelles de la repro­duc­tion et la manière d’avoir un enfant.

« Les hétéros ont des familles, les queers font famille », écrivez-vous dans la note d’intention de votre livre Faire famille autrement. Qu’est-ce que cela signifie ?

Pour moi, faire famille, c’est un peu comme faire un puzzle. Quand des personnes cisgenres et hété­ro­sexuelles sou­haitent devenir parents et s’attellent à la réa­li­sa­tion de ce puzzle, elles reçoivent le kit en boîte, connaissent d’avance l’image à réaliser et quel morceau mettre à quel endroit. Bien sûr, terminer un puzzle peut prendre un certain temps, en fonction de leur aisance et des res­sources dont elles disposent. Mais de manière générale, elles ne seront pas amenées à ques­tion­ner la grande image sur le couvercle tant elle va de soi et tant chaque morceau joue un rôle spé­ci­fique pour la façonner.

Pour les personnes queer, c’est différent. On leur a toujours dit qu’elles ne seraient pas en mesure de faire ce puzzle. Lorsque, malgré tout, elles s’y décident, elles ne disposent pas de modèle. Elles ont devant elles des dizaines de pièces. Et si elles devinent bien que toutes ces pièces devront figurer dans le puzzle final, elles ne savent pas encore où se trouve leur place. Si le projet d’enfant inclut une grossesse, il leur faut trouver une pièce « ovocyte », « sperme », « utérus », mais aussi des pièces « logement », « res­sources », « adulte référent·e autre que le ou les parents ». Certains des éléments néces­saires ou souhaités manquent parfois dans la boîte, donc il faut aller les chercher là où ils se trouvent, y compris à l’extérieur du couple.

Si les queers font famille, c’est justement en raison de leur grande agen­ti­vi­té ³ dans leur projet d’enfant. Car dans la plupart des cas, il ne se réalise pas spon­ta­né­ment. Il faut s’asseoir ensemble, réfléchir, se docu­men­ter. C’est un processus qui peut durer des années, pendant les­quelles elles et ils vont peser les « pour » et les « contre » de dif­fé­rentes manières de devenir parent.

Dans le cadre de ses réflexions sur l’adoption ⁴, l’autrice et réa­li­sa­trice Amandine Gay va jusqu’à dire que les familles nucléaires sont « une anomalie ». Est-ce que vos recherches sur les familles queer abou­tissent également à cette conclusion ?

Si on se base sur les analyses his­to­riques, anthro­po­lo­giques et socio­lo­giques ⁵ dont on dispose, on peut effec­ti­ve­ment l’affirmer. Replier entiè­re­ment la notion de famille sur la notion de couple, c’est une concep­tion néo­li­bé­rale rela­ti­ve­ment moderne.

Dans le même temps, sur le plan sta­tis­tique, actuel­le­ment on ne dispose pas vraiment de données nous per­met­tant d’évaluer de façon fiable le nombre de familles queer. Ce qu’on comprend toutefois de mieux en mieux, c’est que la famille nucléaire n’est pas un lieu de confort pour la majorité des gens. On le voit avec les récits sur le regret d’être mère ⁶, le non-désir d’enfant ou la charge mentale. Cette quête repré­sente un passage obligé, une sorte de saint Graal. On se met une pression incroyable pour accéder à ce statut de parent dans une famille cis-hétéroparentale. Mais les ques­tion­ne­ments sont aussi très nombreux : pourquoi, alors que j’ai un·e par­te­naire et des enfants, je ne pourrais pas ouvrir mon couple ? Pourquoi, alors que je suis une mère séparée et que je n’ai pas la garde de mes enfants, je me sens si inadé­quate ? La famille nucléaire est un peu comme une veste qui serait trop petite dans laquelle beaucoup de personnes se sentent très à l’étroit. Être queer, c’est agrandir cette veste.

Les débats autour du mariage et de la PMA pour toutes et tous ont fait la part belle à un discours affirmant qu’une famille « équi­li­brée » se construi­sait forcément autour d’un père, dans un contexte hété­ro­sexuel. Que disent les études socio­lo­giques à ce sujet ?

On sait depuis au moins trente ans – c’est confirmé étude après étude ⁷  – qu’un enfant n’a pas obli­ga­toi­re­ment besoin d’une mère et d’un père pour s’épanouir plei­ne­ment, mais sim­ple­ment d’un·e ou de plusieurs adultes, présent·es, encadrant·es, tout au long de sa vie. Les enfants des familles homo­pa­ren­tales ne se déve­loppent pas dif­fé­rem­ment des enfants de familles hétéros et n’ont aucun problème par­ti­cu­lier. Le seul élément que les études relèvent de manière signi­fi­ca­tive, c’est que ces enfants vont être plus sus­cep­tibles de ques­tion­ner leur orien­ta­tion sexuelle ; elles et ils ne sont pas plus sus­cep­tibles d’être gay ou les­biennes, mais sont davantage dans le ques­tion­ne­ment et plus à même de faire un choix informé
dès l’adolescence.

Malgré ce consensus scien­ti­fique, on pose encore très souvent cette question de comment vont les enfants des familles homo­pa­ren­tales. On n’accepte pas qu’il soit possible de faire famille en dehors des standards de la famille cis-hétéronormée, avec deux parents de genre semblable.


« La famille nucléaire est un peu comme une veste trop petit dans laquelle beaucoup de personnes se sentent très à l’étroit. Être queer, c’est agrandir cette veste. »


Le mariage pour toutes et tous est parfois critiqué dans les milieux queer parce qu’il emprunte à un modèle de couple très classique. Comment cet outil juridique est-il envisagé dans les familles que vous avez rencontrées ?

Chez les jeunes queer, l’ouverture du mariage aux couples de même genre a pu donner une impulsion au projet familial : il sécurise certains types de familles et rend visible leur existence aux yeux de la société. D’un autre côté, le mariage les oblige à se fondre dans un cadre très hété­ro­nor­mé. Pour les personnes ayant déjà entamé leur projet parental ou sou­hai­tant faire famille en dehors de ce cadre normé, ces avancées juri­diques n’ont eu qu’un impact marginal sur l’organisation familiale et sur la manière dont elles vivent leur famille au quotidien. Avoir une famille quand on est queer, ça repré­sente de toute façon une certaine prise de risque.

Beaucoup des personnes que j’ai inter­viewées m’ont dit que se marier et avoir des enfants n’était « pas très queer ». Est-ce qu’elles allaient toujours pouvoir se reven­di­quer contes­ta­taires en se lançant dans un projet parental ? Le désir d’enfant a généré des remises en question chez plusieurs d’entre elles. Certaines m’ont raconté s’être rasé la tête ou s’être fait tatouer, comme pour se situer clai­re­ment en dehors de la norme, bien qu’elles passent leur samedi après-midi au square avec des enfants en trottinette !

Ma réponse à tout ça, c’est qu’il n’y a rien de plus queer que d’investir les ins­ti­tu­tions pour les faire exploser de l’intérieur. La paren­ta­li­té, notamment, est tellement normative qu’il y a beaucoup de place pour poser des questions et ébranler les struc­tures. Être un parent queer, c’est aussi ques­tion­ner les for­mu­laires de l’Éducation nationale, faire réfléchir les enfants aux repré­sen­ta­tions dans les manuels scolaires ou inter­ro­ger la manière dont on enseigne la repro­duc­tion avec pour référent le couple cisgenre hétérosexuel.

Qu’en est-il du rapport de ces familles à l’institution scolaire, véhicule important des normes hété­ro­sexuelles et patriarcales ?

L’école est vécue comme pro­blé­ma­tique par tous les parents avec lesquels j’ai discuté. Iels mettent en place un envi­ron­ne­ment familial où il est possible de rester à distance des normes de genre contrai­gnantes, et ce huis clos familial se heurte tôt ou tard au confor­misme de l’institution scolaire. Combien de parents queer vivent avec désarroi le moment où leur enfant nou­vel­le­ment scolarisé·e se met à dire que le rose, c’est pour les filles, et le bleu, pour les garçons ? Une des stra­té­gies adoptées est de retarder le plus possible le contact avec l’institution scolaire. Plusieurs des parents que j’ai ren­con­trés ont choisi l’instruction à domicile, inscrit leur enfant dans des petites écoles à taille humaine, ou encore opté pour des méthodes d’enseignement alter­na­tives comme Montessori ou Freinet, qui véhi­culent a priori moins de sté­réo­types de genre. D’autres parents vont plutôt voir cette friction avec l’école comme inévi­table. Iels vont alors chercher à outiller leur enfant, à la hauteur de ce que son âge lui permet de com­prendre, en inter­ro­geant ce qui a lieu à l’école et en décons­trui­sant en famille les propos et les com­por­te­ments qui leur paraissent sexistes, par exemple. C’est une approche éducative queer mais aussi féministe.


« Combien de parents queer vivent avec désarroi le moment où leur enfant nou­vel­le­ment scolarisé·e se met à dire que le rose, c’est pour les filles, et le bleu pour les garçons ? »


 

Qu’est-ce que l’organisation des familles queer peut apporter aux réflexions autour de la famille pour les fémi­nistes ? Et plus largement pour toute la société ? 

D’abord, dans beaucoup de familles queer, il n’existe pas de pré­somp­tion du rôle parental basé sur la biologie ou sur le genre. On peut donc se ques­tion­ner sur le rôle qu’on souhaite avoir dans la concep­tion et la vie de son enfant. En tant que parent, est-il important pour moi d’être bio­lo­gi­que­ment lié·e à mon enfant ? Qu’est-ce que je suis en capacité de donner, en matière de res­sources et de temps ? D’autres adultes ne pourraient-elles ou ils pas jouer un rôle actif dans la vie de mon enfant ?

La question de l’allaitement est à ce titre inté­res­sante. Plusieurs femmes avec qui j’ai parlé ont regretté d’être rapi­de­ment devenues la personne dont dépend le bébé pour survivre, alors que leur par­te­naire était relégué·e à des tâches connexes comme changer les couches. Or, peu de gens savent qu’en réalité la personne qui porte l’enfant n’est pas la seule à pouvoir allaiter. Un homme, par exemple, peut le faire via un protocole qu’on appelle la lactation induite ⁸. En tant que féministe, savoir cela m’a ouvert des horizons incroyables. Que se passerait-il si, même dans les couples hété­ro­sexuels, on remettait en cause le fait que l’allaitement incombe aux femmes, au prétexte qu’elles ont porté l’enfant ?

Autre constat inté­res­sant, cette fois concer­nant les scenari de coha­bi­ta­tions possibles pour les membres d’une famille. J’ai par exemple échangé avec un trouple ⁹ : seules deux des trois personnes, assignées filles à la naissance, sou­hai­taient devenir parents. Cette famille a déménagé à la campagne. Les deux parents et l’enfant se sont installé·es dans la maison prin­ci­pale et l’autre par­te­naire s’est fait construire un petit logement au fond du jardin pour s’isoler lorsqu’iel en éprouve le besoin. Par ailleurs, dans des situa­tions de copa­ren­ta­li­té, où des personnes deviennent parents sans pour autant être par­te­naires, il n’est pas rare que tout le monde décide de cohabiter un certain temps, pour appri­voi­ser la vie avec l’enfant, avant de mettre en place une garde alternée. J’ai conscience que tout cela – parce que cela ques­tionne les rôles de genre dans la paren­ta­li­té – peut fortement ébranler et même créer de la panique. C’est pourquoi je me suis efforcée d’être très péda­go­gique dans la rédaction de mon livre.

Ce qu’on gagne à apprendre des parents queer, fina­le­ment, c’est qu’il n’est ni obli­ga­toire ni néces­sai­re­ment sou­hai­table de faire sys­té­ma­ti­que­ment famille avec un adulte qui est aussi notre par­te­naire sexuel·le ou notre amoureux·se. On peut élever son enfant en copa­ren­ta­li­té, avec un·e colo­ca­taire ou seul·e avec un réseau très présent. Dans nos sociétés néo­li­bé­rales, l’idée que l’enfant nous appar­tient domine. Les parents queer, eux, consi­dèrent qu’iel est en appren­tis­sage. Pourquoi n’apprendrait-iel pas telle ou telle chose d’un·e baby-sitter, d’un co-parent, d’un beau-parent ? L’idée c’est de décloi­son­ner les rôles et de dire à son enfant : « Voilà d’autres adultes en qui nous avons confiance et qui peuvent t’apprendre des choses. Vas‑y, reviens nous voir après et parlons de ce que tu as appris. » Cela permet de ne plus être seul·e à fournir les réponses à toutes les questions de son enfant. •

Entretien réalisé le 31 mars 2022 par Marion Pillas, coré­dac­trice en chef de La Déferlante.

1. Hétéro l’école ? Plaidoyer pour une éducation anti-oppressive à la sexualité, Les éditions du remue-ménage, 2019.

2. En anglais, le terme queer signifie « bizarre » ou « étrange ». D’abord utilisé comme insulte (équi­va­lente à pédé, gouine, déviant·e, tordu·e) aux États-Unis dans les années 1990en pleine épidémie du sida, le terme fait l’objet d’une réap­pro­pria­tion par les militant·es LGBT+ s’inscrivant dans une critique radicale du binarisme de genre.

3. Traduit de l’anglais agency, et utilisé notamment par les chercheur·euses canadien·nes, l’agentivité désigne, en socio­lo­gie, la capacité d’agir, par oppo­si­tion à ce qu’impose la structure.

4. « Pourquoi faut-il être cis-hétéro pour faire famille ? », On peut plus rien dire, épisode 9, présenté par Judith Duportail, Binge Audio, 2022.

5. Lire notamment Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Fayard, 2004.

6. Lire Orna Donath, Le regret d’être mère, Odile Jacob, 2019. Dans ce livre, la socio­logue israé­lienne donne la parole à des femmes qui auraient préféré ne pas avoir d’enfants.

7. Danielle Julien, « Trois géné­ra­tions de recherches empi­riques sur les mères les­biennes, les pères gais et leurs enfants », dans L’union civile. Nouveaux modèles de conju­ga­li­té et de paren­ta­li­té au xxie siècle, ouvrage collectif, éditions Yvon Blais, 2003.

8. La lactation se déclenche via une prise de médi­ca­ments, une sti­mu­la­tion mécanique, la natu­ro­pa­thie, ou une com­bi­nai­son de ces méthodes. La pro­duc­tion de lait peut consi­dé­ra­ble­ment varier selon les personnes. La lactation induite est légale, bien que largement méconnue y compris parmi le personnel médical.

9. Formation amoureuse composée de trois personnes.

 

Réinventer la familler : en finir avec le modèle patriarcal

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°7. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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