«Nos désirs font désordre »: l’allitération est aussi séduisante et créative que le propos est subversif. Il nous ramène au cœur de l’histoire de la révolution sexuelle des années 1970–1980. Un moment où les femmes et les lesbiennes revendiquent l’autonomie quant à leur sexualité, leur accès à la jouissance, leurs choix de vie. Où certaines militantes cherchent à bouleverser radicalement les normes discriminantes de l’hétérosexualité et de la binarité de genre. Un moment où la dimension éminemment politique des désirs des femmes et des personnes LGBT+ apparaît en pleine lumière.
Au début des années 1970, on assiste en effet à un développement simultané du Mouvement de libération des femmes (MLF) et des mouvements de libération homosexuelle. Une politisation de la sexualité s’opère: elle transgresse la frontière d’ordinaire établie entre la sphère privée et la sphère publique. Façonnée par les rapports collectifs de domination, perçue comme une déviance ou vécue clandestinement lorsqu’elle ne répond pas à la norme, la sexualité ne peut être considérée comme relevant uniquement de l’ordre du privé. « Le privé est politique », comme le résume un autre slogan clé forgé à la même époque par les premiers groupes féministes et homosexuels.
L’hétérosexualité analysée comme un régime politique
Les groupes du MLF mettent alors au cœur de leurs revendications le droit à l’avortement libre et gratuit, les luttes contre les violences faites aux femmes, ainsi que la (re)découverte et l’apprentissage d’une sexualité par et pour les femmes, avec une conception novatrice de la jouissance féminine. Il s’agit de détourner la sexualité de sa dimension uniquement reproductive comme de celle d’outil au service de la jouissance masculine. Cela amène à replacer au cœur des débats publics le plaisir des femmes, leur choix de vivre ou pas la maternité, ainsi que d’autres désirs subvertissant les normes patriarcales.
Dans des cercles plus restreints, dont la politiste Ilana Eloit a montré qu’ils avaient parfois été invisibilisés par les féministes hétéros, des discussions autour des vécus lesbiens apparaissent. Au sein du MLF, où, dès l’origine, les lesbiennes sont nombreuses, certaines entreprennent d’analyser l’hétérosexualité comme un régime politique : Monique Wittig théorisera l’idée dans un article fondateur, « La pensée straight», qui paraît en 1980 dans la revue Questions féministes. L’hétérosexualité est en effet une norme juridique, politique et culturelle dont l’acceptation sociale est si forte qu’elle n’est jamais questionnée. En tant que telle, elle détermine les nombreuses discriminations dont sont victimes les homosexuels, les lesbiennes, mais aussi les femmes : celles-ci sont en effet sommées de se conformer au régime de la famille hétérosexuelle, qui implique l’aliénation de leur corps, de leur temps et de leur force de travail à travers les tâches domestiques.
Le refus d’être discriminé·es par la loi et pathologisé·es par les institutions médicales
Radicale, l’analyse va susciter des débats houleux au sein du MLF entre féministes hétérosexuelles et lesbiennes d’une part, et entre lesbiennes elles-mêmes d’autre part. En découle en 1980 le courant du lesbianisme politique: il fait du lesbianisme un moyen d’émancipation des femmes face à un régime de contrainte à l’hétérosexualité. Les désirs lesbiens viennent bouleverser la place subalterne attribuée aux femmes dans le cadre de la famille traditionnelle et son statut de propriété sexuelle de l’homme: c’est ce que résume le slogan «Lesbienne, lèse-mâle».
Le slogan «Nos désirs font désordre» résonne aussi au sein des mouvements de lutte homosexuelle qui se créent entre les années 1970 et 1980. Dans une société hétéropatriarcale où les homosexuel·les risquent d’être arrêté·es par la police pour «atteinte à la pudeur », et d’être interné·es en hôpital psychiatrique – l’homosexualité est alors considérée comme une maladie mentale–, ces militant·es décident de visibiliser collectivement leurs désirs. Ils et elles revendiquent avec force leur droit d’exister, de ne plus se cacher, de ne plus être discriminé·es par la loi ni pathologisé·es par les institutions médicales. Le mouvement de libération homosexuelle soutient que les sexualités minoritaires sont une remise en cause de l’ordre hétéropatriarcal et du cadre de la famille traditionnelle. Elles peuvent amener également à une transgression et à une redéfinition des normes sociales de genre, à travers, par exemple, les figures flamboyantes et provocantes des folles du mouvement homosexuel¹.
Slogan polymorphe, « Nos désirs font désordre» a circulé entre les mouvements féministes, lesbiens et homosexuels via les engagements simultanés de militant·es au sein de ces divers groupes. Certes, on n’en retrouve pas la trace avérée au sein des premiers collectifs à clamer cette subversivité des désirs homosexuels et lesbiens : le Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar), créé en 1971 par des lesbiennes et des féministes du MLF et des homosexuels, et les Gouines rouges, montée l’année suivante par d’anciennes militantes du Fhar qui contestent la domination masculine qui y règne. Mais, d’une façon générale, on manque d’archives pour ces deux mouvements. En revanche, « Nos désirs font désordre » est, de manière certaine, l’un des slogans brandis par les Groupes de libération homosexuelle (GLH) et le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (Cuarh, auquel adhèrent un certain nombre de GLH et de groupes lesbiens), qui apparaissent quelques années plus tard. Il résonne lors de manifestations telles que celles organisées contre la répression envers les homosexuel·les en juin 1977 ou celle d’avril 1981, pour les libertés des homosexuels et des lesbiennes face aux diverses discriminations inscrites dans la loi (2).
Cinquante ans plus tard, certains désirs font toujours désordre
Cependant, les groupes féministes, lesbiens et homosexuels ne sont pas toujours d’accord sur les désirs qu’il s’agit de revendiquer et de visibiliser, en ce qui concerne la pornographie par exemple : si les mouvements gay reprennent en partie cette esthétique, une frange du mouvement féministe va, elle, se positionner, dans les années 1980, contre l’usage de ces codes. Mais, comme le souligne l’historien Jeff Meek dans ses travaux portant sur les solidarités entre féministes et homosexuel·les depuis les années 1970, ces échanges et circulations ont été féconds politiquement: ils ont amené une partie du mouvement homosexuel à adopter les
concepts de patriarcat et de rôles sexuels genrés ; ils ont aussi contribué à la formation de réseaux de solidarité qui ont perduré au fil des années.
Aujourd’hui, le cadre légal a évolué: une série de lois ont vu le jour visant à lutter contre les discriminations subies par les homosexuel·les. En 2013, le mariage a été ouvert aux couples de même sexe : les mobilisations qu’a suscitées ce projet de loi ont amené les mouvements LGBT+ et toute une part des groupes féministes à réaffirmer leur solidarité. Quant à l’histoire des mouvements lesbiens, elle fait l’objet d’un intérêt renouvelé auprès des militant·es et des chercheur·euses. Dans ce contexte, «Nos désirs font désordre » a resurgi dans les manifestations ; le slogan est repris sur les murs par les colleureuses féministes, affiché sur les réseaux sociaux… Aujourd’hui encore, les désirs des femmes, des lesbiennes, des gays demeurent un horizon radicalement émancipateur.
1. Les folles sont des homosexuels qui, retournant le stigmate faisant d’eux des personnes prétendument
moins viriles que les hétéros, affichent un efféminement revendiqué et subversif, parfois théâtralisé.
2. Jusqu’en août 1982, par exemple, l’âge de la majorité sexuelle était fixé à 15 ans pour l’hétérosexualité, et à 18 ans pour l’homosexualité.