En novembre dernier, les député·es inauguraient dans les jardins de l’Assemblée nationale, une statue de Simone Veil. En 2018, un an à peine après sa disparition et à l’initiative d’Emmanuel Macron, l’ancienne ministre de la Santé entrait au Panthéon. Il faut dire que le parcours exceptionnel de Simone Veil épouse de manière frappante l’histoire du xxe siècle, dans ce qu’elle a de plus épouvantable – l’expérience de la Shoah –, mais aussi de réconciliateur – Veil fut une actrice importante de la construction européenne – et d’émancipateur pour les femmes : il y a presque cinquante ans, le 17 janvier 1975, Simone Veil faisait adopter par le Parlement la loi légalisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en France. Mais comme tout totem politique, la figure de l’ancienne ministre est aussi convoquée à d’autres fins, en l’occurrence pour neutraliser une autre mémoire, celle des féministes de gauche, et pour figer le cadre idéologique des enjeux reproductifs en France.
La loi de 1975 : un texte de compromis
L’historienne Bibia Pavard, autrice d’une thèse sur les dynamiques de lutte pour la contraception et l’avortement en France entre 1956 et 1979, y qualifie la loi Veil de « victoire paradoxale » pour les femmes : « Simone Veil a contribué à l’aboutissement de la revendication féministe de libre disposition de soi pour les femmes, tout en repoussant les mobilisations collectives dans un hors-champ. »
De fait, au tournant des années 1970, à force de mobilisations, les féministes parviennent à mettre la question de l’IVG à l’agenda politique. Nommée en 1974 ministre de la Santé par Giscard d’Estaing, Simone Veil est prévenue par son prédécesseur, Michel Poniatowski qu’elle doit faire vite : « Sinon vous arriverez un matin au ministère et vous découvrirez qu’une équipe du MLAC [Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception] squatte votre bureau et s’apprête à y pratiquer un avortement. »
Mais pour que les député·es de droite adoptent cette loi progressiste, Simone Veil doit multiplier les concessions : il ne s’agit pas d’ouvrir des droits, mais avant tout de répondre à une urgence sanitaire, « mettre fin à une situation de désordre et d’injustice », comme elle le déclare en présentant sa loi devant l’Assemblée nationale. Dans l’esprit du texte, les femmes, avant d’être des sujets politiques dignes de droits, sont des personnes en souffrance : l’avortement « restera toujours un drame », souligne Veil, et sa pratique doit être une compétence dévolue uniquement aux médecins, seul·es habilité·es à effectuer cet acte (là où certaines militantes du MLAC défendent l’idée que c’est aux femmes elles-mêmes de se l’approprier). Hors de question, par ailleurs, qu’il soit remboursé par la Sécurité sociale : il faudra attendre 1982 et le retour de la gauche au pouvoir pour que ce point soit modifié.
Une rhétorique doloriste
Aujourd’hui, le cadrage hérité de la loi Veil imprègne encore l’imaginaire politique français. Il est frappant d’entendre Emmanuel Macron, né trois ans après le vote de ladite loi et qui cultive volontiers l’image d’un modernisateur du pays, reprendre à son compte la rhétorique doloriste et culpabilisante de la droite de 1974 : « L’avortement est un droit, mais c’est toujours un drame pour une femme », déclarait-il l’an dernier dans le cadre de la longue bataille parlementaire qui, en mars 2022, étendait l’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse (un délai déjà en vigueur depuis 2010 en Espagne, par exemple). Quant à son inscription dans la Constitution qui doit être débattue au Sénat en février prochain, bien que plébiscitée par les Français·es, elle reste, par manque de volonté politique, très incertaine.
De nouvelles demandes de justice reproductive
Plus largement, la dynamique mémorielle autour de la figure de Simone Veil a probablement contribué à cornériser la lutte pour l’avortement, en la désolidarisant d’autres enjeux reproductifs. Car, en miroir des femmes qui n’ont pas accès à l’IVG, il y a toutes celles auxquelles on conteste la possibilité d’avoir des enfants : dans les années 1970, alors que la loi Veil est débattue en France hexagonale, à La Réunion, des femmes pauvres et racisées sont victimes d’avortements et de stérilisations forcées, ainsi que l’ont montré les chercheuses Myriam Paris et Françoise Vergès. Comme au Groenland à partir des années 1960 ou au Pérou dans les années 1990, les pratiques eugénistes ont cours, partout dans le monde et à toutes les époques, selon des critères qui mêlent racisme, sexisme, considérations classistes et validistes. En décembre dernier, le Parlement européen adoptait un rapport dénonçant le fait que dans 13 pays européens, la stérilisation forcée des personnes handicapées demeure légale.
Pour lutter contre ce type de discriminations, les féministes afro-américaines ont élaboré le concept de « justice reproductive » : « Elles ont souligné combien les mobilisations féministes autour de la reproduction se portaient sur la question du choix ; mais ce choix est socialement déterminé, il n’est accessible qu’aux femmes blanches de classes supérieures. Elles ont mis le doigt sur la possibilité aussi d’avoir des enfants », explique Bibia Pavard, qui souligne la place prise par cette pensée aux États-Unis. « Là-bas, c’est un cadre d’analyse à la fois politique et épistémologique, très utilisé par les militant·es autant que par les chercheur·euses », constate-t-elle.
« Presque dix ans après le mariage pour tous·tes, les personnes transgenres sont toujours exclues de la PMA »
Si la demande de « justice reproductive » ne s’exprime pas comme telle en France, une partie des mobilisations féministes a pourtant porté ces dernières années sur l’accès aux droits reproductifs de groupes sociaux qui en sont privés. Là encore, les forces politiques (de gauche comme de droite) ont navigué entre franche opposition et frilosité de principe. Il a en effet fallu attendre 2021, presque dix ans après le vote ouvrant le mariage à tous·tes, pour que les femmes seules et les lesbiennes puissent accéder à la PMA (voir notre dossier « Réinventer la famille », de septembre 2022). Les personnes transgenres, qui jusqu’en 2016 devaient accepter la stérilisation pour pouvoir transitionner, en sont par ailleurs toujours exclues.
Alors que la droite œuvre à faire de la loi de 1975 une borne mémorielle sacralisée, l’héritage de ce dispositif législatif implique, pour les féministes de gauche, un constant travail de recontextualisation et d’élargissement. Paradoxalement, il faut lutter contre la mémoire de la loi Veil afin d’en questionner les limites, de saisir les problématiques qu’elle a laissées de côté et d’ouvrir d’autres chantiers de lutte.
📽️ ⟶ L’histoire oubliée du MLAC, sur les écrans
Entre 1973 et 1975, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, créé par des médecins et des militantes féministes, pratique illégalement, mais au grand jour, des milliers d’avortements, selon une méthode par aspiration peu douloureuse importée des États-Unis : la méthode Karman. L’association qui milite pour la légalisation de l’IVG auprès des pouvoirs publics, assure également l’accompagnement humain des femmes souhaitant avorter et les informe sur les moyens de contraception disponibles. Ses actions pèsent lourd dans la décision du gouvernement de porter devant le Parlement, fin 1974, le projet de loi autorisant l’IVG jusqu’à 10 semaines de grossesse. Mais l’histoire de cette mobilisation reste peu connue du grand public. Si le documentaire militant Histoire d’A s’en faisait l’écho en 1973 avant d’être rapidement interdit, Annie Colère de Blandine Lenoir, avec ses 180 000 entrées depuis octobre 2022, achève de populariser cette histoire.
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