La loi Veil : un symbole encombrant

On célébrait le 17 janvier dernier les 48 ans de la loi portée par Simone Veil, auto­ri­sant les médecins à pratiquer des avor­te­ments. Année après année, l’ancienne ministre de la Santé a fini par incarner à elle toute seule ce jalon essentiel de l’émancipation des Françaises. Au risque d’évincer des com­mé­mo­ra­tions les combats col­lec­tifs qui ont permis la léga­li­sa­tion de l’IVG, mais au risque également d’isoler l’avortement au sein d’autres luttes toujours d’actualité pour les droits reproductifs.
Publié le 20 janvier 2023

En novembre dernier, les député·es inau­gu­raient dans les jardins de l’Assemblée nationale, une statue de Simone Veil. En 2018, un an à peine après sa dis­pa­ri­tion et à l’initiative d’Emmanuel Macron, l’ancienne ministre de la Santé entrait au Panthéon. Il faut dire que le parcours excep­tion­nel de Simone Veil épouse de manière frappante l’histoire du xxe siècle, dans ce qu’elle a de plus épou­van­table – l’expérience de la Shoah –, mais aussi de récon­ci­lia­teur – Veil fut une actrice impor­tante de la construc­tion euro­péenne – et d’émancipateur pour les femmes : il y a presque cinquante ans, le 17 janvier 1975, Simone Veil faisait adopter par le Parlement la loi léga­li­sant l’interruption volon­taire de grossesse (IVG) en France. Mais comme tout totem politique, la figure de l’ancienne ministre est aussi convoquée à d’autres fins, en l’occurrence pour neu­tra­li­ser une autre mémoire, celle des fémi­nistes de gauche, et pour figer le cadre idéo­lo­gique des enjeux repro­duc­tifs en France.

La loi de 1975 : un texte de compromis

L’historienne Bibia Pavard, autrice d’une thèse sur les dyna­miques de lutte pour la contra­cep­tion et l’avortement en France entre 1956 et 1979, y qualifie la loi Veil de « victoire para­doxale » pour les femmes : « Simone Veil a contribué à l’aboutissement de la reven­di­ca­tion féministe de libre dis­po­si­tion de soi pour les femmes, tout en repous­sant les mobi­li­sa­tions col­lec­tives dans un hors-champ. »
De fait, au tournant des années 1970, à force de mobi­li­sa­tions, les fémi­nistes par­viennent à mettre la question de l’IVG à l’agenda politique. Nommée en 1974 ministre de la Santé par Giscard d’Estaing, Simone Veil est prévenue par son pré­dé­ces­seur, Michel Poniatowski qu’elle doit faire vite : « Sinon vous arriverez un matin au ministère et vous décou­vri­rez qu’une équipe du MLAC [Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contra­cep­tion] squatte votre bureau et s’apprête à y pratiquer un avortement. »
Mais pour que les député·es de droite adoptent cette loi pro­gres­siste, Simone Veil doit mul­ti­plier les conces­sions : il ne s’agit pas d’ouvrir des droits, mais avant tout de répondre à une urgence sanitaire, « mettre fin à une situation de désordre et d’injustice », comme elle le déclare en pré­sen­tant sa loi devant l’Assemblée nationale. Dans l’esprit du texte, les femmes, avant d’être des sujets poli­tiques dignes de droits, sont des personnes en souf­france : l’avortement « restera toujours un drame », souligne Veil, et sa pratique doit être une com­pé­tence dévolue uni­que­ment aux médecins, seul·es habilité·es à effectuer cet acte (là où certaines mili­tantes du MLAC défendent l’idée que c’est aux femmes elles-mêmes de se l’approprier). Hors de question, par ailleurs, qu’il soit remboursé par la Sécurité sociale : il faudra attendre 1982 et le retour de la gauche au pouvoir pour que ce point soit modifié.

Une rhétorique doloriste

Aujourd’hui, le cadrage hérité de la loi Veil imprègne encore l’imaginaire politique français. Il est frappant d’entendre Emmanuel Macron, né trois ans après le vote de ladite loi et qui cultive volon­tiers l’image d’un moder­ni­sa­teur du pays, reprendre à son compte la rhé­to­rique doloriste et culpa­bi­li­sante de la droite de 1974 : « L’avortement est un droit, mais c’est toujours un drame pour une femme », déclarait-il l’an dernier dans le cadre de la longue bataille par­le­men­taire qui, en mars 2022, étendait l’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse (un délai déjà en vigueur depuis 2010 en Espagne, par exemple). Quant à son ins­crip­tion dans la Constitution qui doit être débattue au Sénat en février prochain, bien que plé­bis­ci­tée par les Français·es, elle reste, par manque de volonté politique, très incertaine.

De nouvelles demandes de justice reproductive

Plus largement, la dynamique mémo­rielle autour de la figure de Simone Veil a pro­ba­ble­ment contribué à cor­né­ri­ser la lutte pour l’avortement, en la déso­li­da­ri­sant d’autres enjeux repro­duc­tifs. Car, en miroir des femmes qui n’ont pas accès à l’IVG, il y a toutes celles aux­quelles on conteste la pos­si­bi­li­té d’avoir des enfants : dans les années 1970, alors que la loi Veil est débattue en France hexa­go­nale, à La Réunion, des femmes pauvres et racisées sont victimes d’avortements et de sté­ri­li­sa­tions forcées, ainsi que l’ont montré les cher­cheuses Myriam Paris et Françoise Vergès. Comme au Groenland à partir des années 1960 ou au Pérou dans les années 1990, les pratiques eugé­nistes ont cours, partout dans le monde et à toutes les époques, selon des critères qui mêlent racisme, sexisme, consi­dé­ra­tions clas­sistes et vali­distes. En décembre dernier, le Parlement européen adoptait un rapport dénonçant le fait que dans 13 pays européens, la sté­ri­li­sa­tion forcée des personnes han­di­ca­pées demeure légale.

Pour lutter contre ce type de dis­cri­mi­na­tions, les fémi­nistes afro-américaines ont élaboré le concept de « justice repro­duc­tive » : « Elles ont souligné combien les mobi­li­sa­tions fémi­nistes autour de la repro­duc­tion se portaient sur la question du choix ; mais ce choix est socia­le­ment déterminé, il n’est acces­sible qu’aux femmes blanches de classes supé­rieures. Elles ont mis le doigt sur la pos­si­bi­li­té aussi d’avoir des enfants », explique Bibia Pavard, qui souligne la place prise par cette pensée aux États-Unis. « Là-bas, c’est un cadre d’analyse à la fois politique et épis­té­mo­lo­gique, très utilisé par les militant·es autant que par les chercheur·euses », constate-t-elle.


« Presque dix ans après le mariage pour tous·tes, les personnes trans­genres sont toujours exclues de la PMA »


Si la demande de « justice repro­duc­tive » ne s’exprime pas comme telle en France, une partie des mobi­li­sa­tions fémi­nistes a pourtant porté ces dernières années sur l’accès aux droits repro­duc­tifs de groupes sociaux qui en sont privés. Là encore, les forces poli­tiques (de gauche comme de droite) ont navigué entre franche oppo­si­tion et frilosité de principe. Il a en effet fallu attendre 2021, presque dix ans après le vote ouvrant le mariage à tous·tes, pour que les femmes seules et les les­biennes puissent accéder à la PMA (voir notre dossier « Réinventer la famille », de septembre 2022). Les personnes trans­genres, qui jusqu’en 2016 devaient accepter la sté­ri­li­sa­tion pour pouvoir tran­si­tion­ner, en sont par ailleurs toujours exclues.

Alors que la droite œuvre à faire de la loi de 1975 une borne mémo­rielle sacra­li­sée, l’héritage de ce dis­po­si­tif légis­la­tif implique, pour les fémi­nistes de gauche, un constant travail de recon­tex­tua­li­sa­tion et d’élargissement. Paradoxalement, il faut lutter contre la mémoire de la loi Veil afin d’en ques­tion­ner les limites, de saisir les pro­blé­ma­tiques qu’elle a laissées de côté et d’ouvrir d’autres chantiers de lutte.

📽️ ⟶ L’histoire oubliée du MLAC, sur les écrans

Entre 1973 et 1975, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contra­cep­tion, créé par des médecins et des mili­tantes fémi­nistes, pratique illé­ga­le­ment, mais au grand jour, des milliers d’avortements, selon une méthode par aspi­ra­tion peu dou­lou­reuse importée des États-Unis : la méthode Karman. L’association qui milite pour la léga­li­sa­tion de l’IVG auprès des pouvoirs publics, assure également l’accompagnement humain des femmes sou­hai­tant avorter et les informe sur les moyens de contra­cep­tion dis­po­nibles. Ses actions pèsent lourd dans la décision du gou­ver­ne­ment de porter devant le Parlement, fin 1974, le projet de loi auto­ri­sant l’IVG jusqu’à 10 semaines de grossesse. Mais l’histoire de cette mobi­li­sa­tion reste peu connue du grand public. Si le docu­men­taire militant Histoire d’A s’en faisait l’écho en 1973 avant d’être rapi­de­ment interdit, Annie Colère de Blandine Lenoir, avec ses 180 000 entrées depuis octobre 2022, achève de popu­la­ri­ser cette histoire.

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