« La question du genre joue un rôle clé dans le discours raciste »

Spécialistes des partis d’extrême droite, les socio­logues Nonna Mayer et Francesca Scrinzi inter­rogent les exemples français et italien pour com­prendre la place des femmes (élec­trices ou élues) dans la stratégie de nor­ma­li­sa­tion de ces for­ma­tions. Elles appellent également à la vigilance quant aux mots utilisés pour les désigner.
Publié le 26 juillet 2024
France, paris, 12-06-2021. Manifestation pour les libertés et contre les idées d'extrême droite, en particulier contre le racisme, le sexisme, l'insécurité sociale et pour une égalité des droits. Crédit : Fiora Garenzi / Hans Lucas.
France, paris, 12-06-2021. Manifestation pour les libertés et contre les idées d’extrême droite, en par­ti­cu­lier contre le racisme, le sexisme, l’in­sé­cu­ri­té sociale et pour une égalité des droits. Crédit : Fiora Garenzi / Hans Lucas.

Il y a une profusion de termes pour désigner l’extrême droite : « iden­ti­taires », « popu­listes », « fascistes », « post-fasciste », « néo-conservateurs », « droite radicale »… Existe-t-il une telle diversité au sein de ce courant politique ?

NONNA MAYER C’est un très vieux débat. En 1996, le poli­to­logue néer­lan­dais Cas Mudde recensait 58 manières dif­fé­rentes de définir les extrêmes droites ! Ces dernières ont toujours contesté la qua­li­fi­ca­tion d’« extrême droite » pour chercher à se démarquer des droites col­la­bo­ra­tion­nistes, nazies ou fascistes.

Elles se ras­semblent sur l’autoritarisme – elles sont par­ti­sanes de la manière forte – et le « nativisme », un mélange de natio­na­lisme et de xéno­pho­bie. Si l’on veut faire une dis­tinc­tion, il y a celles qui se placent hors du jeu ins­ti­tu­tion­nel, comme les iden­ti­taires, et celles en rupture avec les valeurs démo­cra­tiques mais qui jouent le jeu par­le­men­taire, comme le Rassemblement national (RN). Cette option-là est, désormais, souvent qualifiée d’« illibérale ».

L’expression « droite radicale populiste » s’est imposée pour décrire ces partis dans le champ aca­dé­mique. Cela résume leur posi­tion­ne­ment dans les ins­ti­tu­tions : plus à droite que tous les autres partis.

FRANCESCA SCRINZI L’usage de toutes ces caté­go­ries pose problème s’il n’est pas contex­tua­li­sé de manière critique. Quand la catégorie « populiste » est utilisée pour qualifier l’extrême droite, les classes popu­laires sont, dans un même mouvement, désignées. Ce n’est pas anodin, alors que l’électorat de l’extrême droite ne s’y cantonne pas.

Désigner ces for­ma­tions par le terme « extrême droite » dans l’espace média­tique est-il important ?

FRANCESCA SCRINZI Les caté­go­ries changent selon les aires géo­gra­phiques, poli­tiques ou cultu­relles : droite et gauche ne sont pas exac­te­ment la même chose selon l’endroit du monde où on se place. Les partis d’extrême droite mobi­lisent des thèmes de la gauche comme la question de l’égalité entre les sexes mais réaf­firment l’essentialisme de genre (1). La vision inéga­li­taire se maintient. Il y a donc un enjeu à gratter leur discours pour désigner les for­ma­tions d’extrême droite.

Par son parcours, son absence à La Manif pour tous et son profil de mère céli­ba­taire diri­geante d’un parti, Marine Le Pen incarne une rupture avec la vision tra­di­tio­na­liste de la famille. L’assignation des femmes au soin de la famille et aux tâches domes­tiques ne fait-elle plus partie des valeurs du Rassemblement national ?

NONNA MAYER Marine Le Pen n’incarne pas la défense de la morale tra­di­tion­nelle, mais les droits des femmes restent marginaux dans son programme, abordés uni­que­ment au prisme de la famille ou du danger que repré­sen­te­raient les étrangers.

Ce qui soude et détermine le vote pour le Rassemblement national, c’est l’idée qu’il y aurait trop d’immigré·es en France. Ce qui écrase tout, c’est les sujets de l’immigration et d’un islam diabolisé, qui viennent répondre à la peur du déclas­se­ment : la classe affleure dans ce vote, mais retra­duite au prisme de l’identité et de la pré­fé­rence nationale.

Sur le sujet de l’homosexualité, Marine Le Pen a mis fin aux horreurs que proférait son père. Sébastien Chenu [porte-parole du RN] et Florian Philippot [ancien vice-président du FN, il a quitté le parti en 2017], qui sont gays, incarnent eux aussi cette rupture. Pourtant, l’électorat du RN reste into­lé­rant – à peine un peu moins que celui des Républicains (LR) – aux questions de genre, aux droits des femmes ou des personnes LGBT+.

Marine Le Pen doit tenir ensemble des catho­liques tra­di­tio­na­listes et des athées : elle sait qu’elle ne peut pas les souder autour des questions de genre. Le RN s’est accordé pour ne pas cliver sur ce sujet : toutes les positions coha­bitent, adossées à un programme qui reste tra­di­tio­na­liste, antifemme et anti-LGBT+. Au Parlement européen, les députés RN ne votent jamais sur les mesures qui sont censées renforcer les droits des femmes.

Sur les questions fémi­nistes, Marine Le Pen maintient un programme mini­ma­liste. Son profil fait le travail d’incarnation suffisant pour que les électeur·ices y pro­jettent ce qu’elles ou ils veulent. Elle a gagné cette bataille de l’image.

Le 11 avril 2024, lors d’une session du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, des élus du Rassemblement national brandissent une pancarte « Violeurs étrangers dehors ». Ils affichent ainsi leur soutien aux militantes identitaires du collectif Némésis, contre qui la maire de Besançon a porté plainte après qu’elles ont mené une action similaire un mois plus tôt.TARDIVON JC / MAXPPP

Le 11 avril 2024, lors d’une session du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, des élus du Rassemblement national bran­dissent une pancarte « Violeurs étrangers dehors ». Ils affichent ainsi leur soutien aux mili­tantes iden­ti­taires du collectif Némésis, contre qui la maire de Besançon a porté plainte après qu’elles ont mené une action similaire un mois plus tôt. TARDIVON JC / MAXPPP

FRANCESCA SCRINZI Les partis d’extrême droite européens mettent en avant les femmes pour motiver les électeurs et les élec­trices. Par exemple, en Italie, la Ligue du Nord a proposé des mesures comme la cas­tra­tion chimique des violeurs, montrant qu’ils et elles n’ignorent pas le sujet. Ces mesures visent à cri­mi­na­li­ser, indi­vi­dua­li­ser et racia­li­ser les violences, sans les voir comme un problème struc­tu­rel lié aux inéga­li­tés de genre. La racia­li­sa­tion du sexisme n’est pas qu’un discours, ce sont aussi des
poli­tiques publiques.

Qu’est-ce que la « racia­li­sa­tion du sexisme » ?

FRANCESCA SCRINZI Une affiche de l’AfD [le parti de l’extrême droite par­le­men­taire allemande] montre deux femmes en maillot de bain accom­pa­gnées du slogan : « Burka ? Nous préférons le bikini ! ». Cela résume tout à fait ce concept. Les migrant·es et leurs descendant·es sont présenté·es comme issu·es d’une culture qui serait infé­rieure, pré­mo­derne et patriar­cale alors que les sociétés d’accueil sont décrites comme ayant obtenu l’émancipation des femmes et l’égalité entre les sexes. Cette racia­li­sa­tion du sexisme constitue une ressource pour nor­ma­li­ser les idées et l’agenda anti-immigration.

Le genre joue un rôle clé dans le discours raciste contem­po­rain fondé sur le cultu­ra­lisme (2).
Cette racia­li­sa­tion du sexisme passe aussi par l’hypervisibilisation des violences dans l’espace public, alors que la majorité des violences de genre se déroulent dans l’espace domes­tique. Ce discours raciste masque le fait que les violences faites aux femmes existent largement dans la société d’accueil, indé­pen­dam­ment de l’immigration. Ce mécanisme de discours sur­vi­si­bi­lise certains hommes supposés être intrin­sè­que­ment violeurs ou violents et protège les hommes appar­te­nant au groupe majo­ri­taire en invi­si­bi­li­sant les violences qu’ils perpétuent.

Dans ce discours, les femmes en tant que groupe, existent uni­que­ment comme victimes de violences, passives, dépen­dantes des hommes pour les défendre. Finalement, ce mécanisme de discours raciste reproduit l’idéologie sexiste, comme cette affiche de l’AfD, qui procède d’une objec­ti­fi­ca­tion sexua­li­sante des femmes, tout en pré­ten­dant défendre leurs intérêts.

NONNA MAYER J’ajouterais que « racia­li­sa­tion » est ici entendu dans un sens large. Les musulmans, en tant que tels, en sont les cibles prin­ci­pales en Europe, où l’islam est construit comme ennemi spé­ci­fique dans la prétendue « guerre des civilisations ».

Les extrêmes droites sont loin d’être les uniques pour­voyeuses de ce type d’analyse, mais, de tous les partis, ils sont ceux qui utilisent cette lecture de la manière la plus sys­té­ma­tique. Tous leurs contenus pro­gram­ma­tiques – droit des femmes, écologie, droits sociaux – sont passés au prisme de la pré­fé­rence nationale, qui est aussi « culturelle ».

Certains groupes militants tels que Némésis ou Les Antigones et des figures média­tiques comme Eugénie Bastié reven­diquent un « féminisme de droite » qui s’articule pré­ci­sé­ment autour du concept de racia­li­sa­tion du sexisme. S’agit-il en réalité d’un féminisme d’extrême droite ?

NONNA MAYER Ces groupes ou ces figures ont émergé lors des mobi­li­sa­tions contre le mariage pour tous·tes : c’est vraiment un contre­mouvement lié au succès même des thèses fémi­nistes, notamment dans la jeunesse. Ces femmes ne veulent pas laisser le féminisme à la gauche et à l’extrême gauche.

Hors des partis, Némésis ou Les Antigones proposent une ligne de combat culturel : elles préfèrent organiser des actions média­ti­sées, et inves­tissent une autre manière de faire de la politique. Certaines ont un fort mépris pour un parti comme le Rassemblement national : de ce point de vue-là, on peut voir qu’il existe des tensions au sein des extrêmes droites sur la manière de consi­dé­rer le sujet du genre, les femmes et les droits des femmes.

Ces tensions se déploient aussi au sein du RN. Il y a eu un vote au Parlement réuni en congrès [le 4 mars 2024] pour inscrire la liberté d’avorter dans la Constitution : 46 député·es RN ont voté pour, 11 ont voté contre, et 20 se sont abstenu·es. Il est toléré qu’il y ait des désac­cords sur le sujet. Le sujet du genre n’est pas fon­da­men­tal à l’extrême droite : Marine Le Pen laisse toute liberté, alors qu’il y a une dis­ci­pline assez stricte sur d’autres sujets, comme l’immigration, la pré­fé­rence nationale ou l’Europe.

Entre Éric Zemmour et Marine Le Pen, la question du genre est appré­hen­dée de manière très dif­fé­rente. Qu’est-ce que cela raconte ?

NONNA MAYER Éric Zemmour est ouver­te­ment sexiste et mas­cu­li­niste, comme l’était Jean-Marie Le Pen, tandis que Marine Le Pen se dit quasi féministe. Cependant, la vision du genre n’est pas le seul sujet qui distingue Reconquête ! du Rassemblement national.

S’ils sont natio­na­listes, auto­ri­taires et xéno­phobes tous les deux, leur niveau de radi­ca­li­té les dif­fé­ren­cie. Ainsi sur l’immigration, Éric Zemmour défend l’idée qu’il existe un risque de « grand rem­pla­ce­ment » et qu’une « remi­gra­tion (3) » est néces­saire alors que Marine Le Pen y est clai­re­ment hostile. Et les campagnes d’Éric Zemmour sont émaillées
de violences.

Regarder vers l’Italie permet de voir que le genre n’est pas l’angle le plus efficace pour dis­tin­guer les for­ma­tions d’extrême droite entre elles. Restreignant les droits des mères les­biennes ou l’accès à l’avortement, Giorgia Meloni se situe presque sur la même ligne qu’Éric Zemmour [lire l’article de Rozenn Le Carboulec]. Pourtant, son parti, Fratelli d’Italia [Frères d’Italie], n’est pas considéré comme « plus extré­miste » que d’autres for­ma­tions d’extrême droite euro­péennes. Il a fourni une Première ministre plutôt atlan­tiste et intégrée dans l’Union euro­péenne. C’est même Giorgia Meloni qui refuse de frayer avec Marine Le Pen, qu’elle juge trop extrême.

FRANCESCA SCRINZI Je suis d’accord. En 2019, Matteo Salvini et Giorgia Meloni, leadeur·euses de partis d’extrême droite, se sont allié·es au « mouvement antigenre » lors du Congrès mondial des familles, à Vérone. Sur l’immigration, leurs discours sont simi­laires. C’est leur rapport aux ins­ti­tu­tions qui les distingue : Fratelli d’Italia, héritier du parti Alleanza Nazionale (Alliance nationale), affiche un respect pour l’État, alors que la Lega Nord (Ligue du Nord) s’est construite sur une base eth­no­ré­gio­na­liste et d’opposition séces­sion­niste à l’État central. Aujourd’hui, la Ligue du Nord est un parti anti­sys­tème alors que le parti de Meloni est un parti de gouvernement.

Jusqu’en 1999 avaient lieu au château de Neuvy-sur-Barangeon, dans le Cher, des camps d’été pour des jeunes de 8 à 14 ans organisés par Roger Holeindre, membre fondateur du Front national. Au programme de ces colonies très politiques : lever du drapeau au garde-à-vous et apprentissage de chants folkloriques et militaires. GUILLAUME HERBAUT / AGENCE VU

Jusqu’en 1999 avaient lieu au château de Neuvy-sur-Barangeon, dans le Cher, des camps d’été pour des jeunes de 8 à 14 ans organisés par Roger Holeindre, membre fondateur du Front national. Au programme de ces colonies très poli­tiques : lever du drapeau au garde-à-vous et appren­tis­sage de chants folk­lo­riques et mili­taires. GUILLAUME HERBAUT / AGENCE VU

 

Avec le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme indus­triel, les positions de ces partis sur le travail féminin ont évolué. Vous détaillez cette tran­si­tion dans votre livre, Francesca Scrinzi. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

FRANCESCA SCRINZI Longtemps, de nombreux mou­ve­ments d’extrême droite en Europe ont soutenu le retour des femmes à la maison. Mais au cours du XIXe siècle, certains de ces mou­ve­ments ont dû modifier leurs positions en acceptant le salariat féminin et la pro­gres­sion de la par­ti­ci­pa­tion féminine à la sphère publique en général.

Aujourd’hui, selon le contexte, l’extrême droite s’adapte à ce nouveau « régime de genre néo­li­bé­ral ». Principales pour­voyeuses de travail domes­tique, les femmes se trouvent au cœur d’une tension. L’extrême droite est toujours opposée à l’égalité et maintient une vision essen­tia­liste des rapports entre les sexes, mais son discours s’est recon­fi­gu­ré en intégrant le salariat des femmes – sans pour autant renoncer à la promotion du « retour au foyer » comme devant être une pos­si­bi­li­té pour les femmes qui le sou­haitent. Dans ce nouveau discours, les étranger·es sont désigné·es comme cibles incarnant la concur­rence vis-à-vis des femmes pour l’accès aux allo­ca­tions et aux services publics.

L’idéologie fami­lia­liste perdure. L’extrême droite célèbre encore les mères. Cela peut ren­con­trer une résonance chez les femmes des classes popu­laires, pré­ca­ri­sées sur le marché de l’emploi. Militer à l’extrême droite peut, aussi, être envisagé par certaines femmes comme de l’empouvoirement. Cela leur permet d’accéder à une res­pec­ta­bi­li­té et à une socia­li­sa­tion en dehors de l’espace domes­tique, sans rompre avec les modèles de féminité tra­di­tion­nels mais en y ajoutant l’autonomie individuelle.

L’individualisme constitue un autre pilier – néo­li­bé­ral – de l’approche proposée par ces partis en matière de genre : leurs discours reposent sur un réper­toire néo­li­bé­ral dans lequel les inéga­li­tés entre les sexes sont consi­dé­rées comme des problèmes culturels qu’il revient aux femmes de résoudre dans la sphère privée, au sein de leur couple.


« L’extrême droite célèbre encore les mères. Cela peut ren­con­trer une résonance chez les femmes des classes popu­laires, pré­ca­ri­sées sur le marché de l’emploi. »

Francesca Scrinzi


 

Giorgia Meloni en Italie, Marine Le Pen en France, Alice Weidel en Allemagne, Pia Kjærsgaard au Danemark… Nombre de représentant·es de l’extrême droite sont des femmes. Comment l’expliquez-vous ?

NONNA MAYER Ces partis ont compris qu’ils ne pouvaient pas rester entiè­re­ment masculins, mais les trans­for­ma­tions restent de façade. Aux fonctions de res­pon­sa­bi­li­té, les hommes sont toujours majoritaires.
À l’échelle des orga­ni­sa­tions, il y a un double mouvement. Depuis trente ans, des mili­tantes veulent sortir de la cuisine pour tracter, coller des affiches. Les direc­tions cherchent à gagner des élec­trices en mettant des femmes en avant. Le vieux sté­réo­type sur la supposée douceur des femmes est toujours vivace : les rendre plus visibles, c’est rassurer quant au rapport de ces partis à la violence.

Cette dévi­ri­li­sa­tion sert-elle de levier à la dédia­bo­li­sa­tion de l’extrême droite ?

NONNA MAYER Je n’utiliserais pas le terme « dédia­bo­li­sa­tion », forgé par Marine Le Pen elle-même. Je préfère « nor­ma­li­sa­tion ». Au cœur de cette stratégie, il y a deux éléments. En premier lieu, la prise de distance avec l’antisémitisme, pour les raisons que j’évoquais au début : se dis­tin­guer des extrêmes droites d’avant-guerre. L’antisémitisme est devenu une ligne rouge. Cela a mené à l’exclusion de Jean-Marie Le Pen lui-même, pour avoir réitéré ses propos qua­li­fiant les chambres à gaz de « détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale » dans un entretien à Rivarol en 2015. C’est par cette prise de distance que le Front national a décidé d’entrer dans le club des partis respectables.

Le deuxième élément de cette stratégie consiste à gommer l’image violente du parti. Ici, la fémi­ni­sa­tion joue un rôle. Depuis 2012, Marine Le Pen s’adresse très clai­re­ment à l’électorat féminin. Elle se présente comme une femme, une Française, une mère qui a élevé ses enfants seule, ayant eu plusieurs com­pa­gnons, tra­vaillant et aspirant à devenir une « femme d’État ». Elle suggère ainsi qu’elle veut donner du pouvoir aux femmes sans avoir besoin de le formuler expli­ci­te­ment. Elle joue énor­mé­ment là-dessus : dans son auto­bio­gra­phie [À contre flots, éditions Grancher, 2011] elle se défi­nis­sait déjà comme « quasi féministe ». Elle retourne les arguments qui l’accusent d’être raciste ou réac­tion­naire en se pré­sen­tant comme une défen­seuse des femmes contre la menace islamiste et celle des étrangers, décrits comme des violeurs en puissance.

FRANCESCA SCRINZI L’avantage des diri­geantes d’extrême droite, c’est qu’elles peuvent jouer non seulement sur les sté­réo­types sexistes de la domes­ti­ci­té en même temps que sur la mas­cu­li­ni­sa­tion de leur image. Giorgia Meloni se présente comme mère, mais aussi comme une pro­fes­sion­nelle, qui s’est faite par elle-même. Elle raconte que, lorsqu’elle était enceinte, on a tenté de la dissuader d’être candidate à la mairie de Rome. Elle se présente comme une femme forte, qui travaille dur, qui a réussi parce qu’elle « en veut ». En Italie, beaucoup disent qu’elle a « des couilles ».

NONNA MAYER La socio­logue Dorit Geva montre bien comment les femmes popu­listes jouent sur tous les tableaux : fille, mère, capitaine. Plutôt que la dévi­ri­li­sa­tion, c’est la mise à distance de la violence qui compte. Marine Le Pen était très hostile aux entraî­ne­ments sportifs, quasi mili­taires, organisés par Roger Holeindre jusqu’à la fin des années 1990 pour les jeunes du parti, dans son château de Neuvy-sur-Barangeon (Cher). Cette oppo­si­tion a fait des remous à l’intérieur du parti.

 


« Les partis d’extrême droite ont compris qu’ils ne pouvaient pas rester entiè­re­ment masculins, mais aux fonctions de res­pon­sa­bi­li­té, les hommes sont toujours majoritaires. »

Nonna Mayer


 

L’installation de figures féminines d’extrême droite dans le paysage électoral a‑t-elle poussé les femmes à davantage voter pour ces partis ?

NONNA MAYER Longtemps, les femmes qui votaient pour ou s’engageaient au Front national étaient des « femmes de » ou des « filles de ». On commence à en voir qui viennent de leur propre ini­tia­tive, même si le parti accueille encore peu de mili­tantes. Mettre des figures féminines en avant pour réduire l’écart entre la pro­por­tion d’hommes et de femmes qui votent pour ces partis n’est pas la formule magique. Le contexte politique et culturel joue un rôle bien plus fondamental.

Les pays les plus éga­li­taires en matière de genre sont les pays scan­di­naves : c’est là que ce radical right gender gap [RRGP, le fossé de genre dans le vote d’extrême droite] est le plus important. Un contexte éga­li­taire fait que les femmes sont moins enclines à voter pour ces partis, alors que les hommes se sentent davantage menacés par l’émancipation des femmes et ont tendance à être plus nombreux à voter pour l’extrême droite. Là où l’émancipation a été plus lente, comme en Italie ou en France, ce fossé est plus mince. Cette donnée est bien plus impor­tante pour com­prendre le gender gap.

Le gender gap dépend aussi de l’histoire reli­gieuse des sociétés. La religion est géné­ra­le­ment associée à une vision conser­va­trice du rôle des femmes. En France, pays de tradition catho­lique, mais laïc, ce sont les catho­liques non pra­ti­quantes qui votent le plus pour Marine Le Pen – les plus pra­ti­quantes votent pour la droite tra­di­tion­nelle et les athées pour la gauche. Je ne pense pas que ce soit comme ça en Italie.

FRANCESCA SCRINZI La religion est une dimension impor­tante en effet. Sur la question des violences contre les femmes, par exemple, Giorgia Meloni a pris des mesures. Répressives, mais des mesures. Par contre, sur le sujet des droits repro­duc­tifs, c’est l’inverse : les asso­cia­tions anti­avor­te­ment reçoivent même des sub­ven­tions pour inter­ve­nir dans les plannings familiaux ou les services publics.
Les discours de l’extrême droite en Italie et en France reposent sur les mêmes leviers, mais se carac­té­risent par des réper­toires spé­ci­fi­que­ment nationaux. •

Entretien réalisé le 22 mai 2024 en visioconférence.


1. La pensée essen­tia­liste affirme que, en raison de leurs carac­tères bio­lo­giques propres, femmes et hommes pré­sentent des qualités et des com­pé­tences différentes.

2. Le terme désigne la tendance des think tanks d’extrême droite, depuis la fin des années 1970, à sub­sti­tuer des caté­go­ries « cultu­relles » ou « ethniques » aux caté­go­ries raciales fondées sur la biologie, pour créer, désigner, essen­tia­li­ser et hié­rar­chi­ser les groupes humains.

3. La notion de « grand rem­pla­ce­ment » est définie dans notre glossaire. La notion de « remi­gra­tion » lui fait écho : des groupes d’extrême droite plaident pour que les États orga­nisent la dépor­ta­tion des immigré·es non blanc·hes et de leurs descendant·es hors du ter­ri­toire européen.

Résister en féministes

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

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