Les manifestations du 19 novembre ont battu un nouveau record d’affluence, avec 100 000 personnes dans toute la France, selon les organisatrices. Quel est votre regard d’historienne sur ces rassemblements ?
Ces manifestations ont de quoi impressionner, mais la présence revendicative des femmes dans la rue n’a rien de nouveau. Sous l’Ancien Régime, les femmes du peuple étaient craintes pour leur violence dans les émeutes. Leur rôle politique est majeur, quand, le 5 octobre 1789, les marchandes parisiennes – 6 000 à 7 000 « dames de la Halle » – marchent jusqu’à Versailles pour demander la ratification par Louis XVI de l’abolition des privilèges et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, toutes deux votées par l’Assemblée. Pendant la révolution de 1848, elles participent aux combats de rue, créent des clubs et des journaux. Elles sont également omniprésentes lors de la Commune. Il faut noter que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les manifestantes sont presque exclusivement issues de milieux populaires, et leurs revendications concernent souvent leurs conditions de vie et de travail.
À quel moment les féministes, et non plus seulement les femmes, se mettent-elles à descendre dans la rue ?
Le 14 juillet 1881, dans un contexte d’essor des associations féministes, la journaliste et militante Hubertine Auclert appelle à « prendre la Bastille », pour parachever la Révolution de 1789 : étendre les droits de l’homme aux femmes. Une quarantaine de manifestantes se réunissent alors sur les lieux de l’ancienne prison, habillées en noir. C’est la première manifestation féministe connue.
Juste avant le début de Première guerre mondiale, en juillet 1914, elles parviennent à réunir 2 400 personnes pour une marche dans le jardin des Tuileries, qui a pour but de fleurir la statue de Condorcet, grand défenseur des droits des femmes. Le dispositif, rassurant, est une des raisons de ce succès.
À cette époque, le mouvement féministe est composé d’associations plutôt réformistes et de militantes issues de la bourgeoisie et des classes moyennes. Il refuse la radicalité des manifestations de rue, qui lui rappelle les actions spectaculaires des suffragettes anglaises, dont un millier ont été arrêtées et mises en prison depuis le début du mouvement, à la toute fin du XIXe siècle.
Comment passe-t-on de ces premiers rassemblements à des mobilisations plus systématiques ?
Entre les deux guerres, le droit de vote des femmes est encore bloqué par le Sénat, et l’exaspération monte. Cet échec, vécu comme une humiliation, pousse certaines féministes réformistes à descendre dans la rue. Il leur faut du courage pour se rassembler à cette époque, car, sans explications, le ministère de l’Intérieur refuse alors toutes les demandes d’autorisation de manifester aux féministes. Les protestations de rue se terminent donc, ici aussi, par des arrestations, comme celles de l’avocate et suffragette Maria Vérone en novembre 1928.
« Il faut faire le lien, en France, entre l’absence de grandes manifestations suffragistes et l’accès tardif aux droits civiques.»
Dans le même temps, pour attirer l’attention de la presse, certaines militantes se tournent vers des actions spectaculaires. Entre 1934 et 1936, la journaliste Louise Weiss essaie d’importer les méthodes des suffragettes à Paris. Elle organise des lâchers de ballons lestés de tracts. Rue Royale, elle s’enchaîne à d’autres activistes et bloque la circulation des voitures…
Quel est l’impact de ces manifestations sur l’opinion publique ?
Même si, la plupart du temps, elles ne réunissent pas beaucoup de monde, elles marquent les esprits. Elles sont médiatisées, photographiées, filmées, comme on peut le voir à travers les archives présentées dans l’exposition « Parisiennes, citoyennes ! » C’est aussi l’occasion, pour la plupart des journaux, d’entretenir des représentations antiféministes. Les militantes sont décrites comme laides, hystériques, violentes… La norme de genre pèse lourdement sur les regards qu’on porte sur elles. Elle est aussi intériorisée par beaucoup de femmes qui s’interdisent la protestation. Mais l’idéal bourgeois de la femme discrète repliée en son foyer trouve ses limites : même les femmes royalistes finissent par descendre dans la rue pour défendre leurs idées. Il faut en tout cas faire le lien, en France, entre l’absence de grandes manifestations suffragistes et l’accès tardif aux droits civiques, le 21 avril 1944.
En descendant dans la rue, ces femmes ont, en quelque sorte, brisé un tabou ?
Même s’il existe, dans les années 1950 et 1960, une tradition de la manifestation de femmes qui perdure chez les résistantes et dans les grandes organisations de femmes, il faut attendre le début des années 1970 pour que les féministes parviennent à mobiliser massivement dans la rue. Le 20 novembre 1971, la première manifestation pour le droit à l’avortement en France rassemble presque 10 000 personnes. Mai 68 est passé par là et l’ambiance du cortège est joyeuse : on y chante, on y danse, on y crie des slogans inventifs et drôles. Les militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF) veulent aussi montrer que la ville appartient aux hommes. Prendre la rue, c’est dénoncer le sexisme dans l’espace public.
Les manifestations réussies sont toujours des marqueurs importants pour l’histoire des féminismes. Autre exemple, la manifestation du 25 novembre, en 1995 qui rassemble 40 000 personnes pour défendre les droits reproductifs menacés par le retour de la droite au gouvernement, témoigne d’un renouveau, certes défensif. Même si elle est éclipsée dans les mémoires par le mouvement social de décembre, le mois suivant, qui va paralyser la France, on la retient comme le début de la troisième vague du féminisme.
Que peut-on dire, avec le recul, de la portée politique des manifestations féministes ?
Elles sont d’abord un moyen de pression efficace. Celles des années 1970, par exemple, ont influencé des changements législatifs importants tels que la loi Veil qui a rendu l’avortement légal en janvier 1975. Ces marches, notamment à l’occasion du 8‑Mars, puis, également, du 25-Novembre, se sont multipliées. La présence des travailleuses reste une caractéristique notable : souvenons-nous que, en octobre 1988, 100 000 personnes sont descendues dans la rue pour défendre la profession d’infirmière ! La transmission de cette histoire est importante pour les luttes d’aujourd’hui. L’héritage, à travers ombres et lumières, donne à réfléchir. Il donne aussi des motifs de fierté aux militantes actuelles, qui s’inscrivent dans une longue tradition de manifestations.