Le 4 mai 1897, un incendie se déclare au milieu du Bazar de la Charité, à Paris, un lieu mondain d’événements de bienfaisance, géré par des œuvres caritatives, où se rendent bourgeois·es et aristocrates. Dans ce grand hangar, des dizaines de comptoirs et décors en bois ont été installés pour mettre en scène les bijoux, œuvres d’art et bibelots destinés à la vente.
Parmi les 125 personnes qui périssent brûlées vives ou dans le mouvement de foule, 118 sont des femmes. Une des causes de leur surreprésentation parmi les victimes : les vêtements qu’elles portaient – une profusion de mousselines, taffetas et chapeaux de paille, qui entravent et flambent facilement –, alors que le port du pantalon a permis aux hommes de fuir plus vite.
Ce fait divers tragique est loin d’être unique : au XIXe siècle, « on ne compte plus les malheureuses victimes des tramways, emportées à la suite de leur robe et de leur manteau », écrit l’historienne Christine Bard dans Une histoire politique du pantalon (Seuil, 2010). Les crinolines, sortes de cerceaux tressés placés sous les vêtements, rendent le bas des robes très volumineux. « Attirées vers le fonds par le poids de leurs vêtements, les femmes sont aussi surexposées au risque de noyade », complète la chercheuse.
Le corset, accessoire qui comprime la poitrine et la taille au moyen d’un système de tiges étroites et semi-rigides, règne quant à lui en maître sur la mode féminine depuis le XVIe siècle, en particulier au sein des classes dominantes, où « l’injonction à se tenir droit[e] est un signe de distinction sociale », souligne Isabelle Paresys, enseignante-chercheuse en histoire culturelle de la mode et du vêtement à l’université de Lille 3. L’examen des portraits de l’époque et des inventaires de garde-robes enseigne toutefois qu’à partir du XVIIIe siècle, le corset se diffuse dans d’autres classes sociales, dans des versions plus souples ou plus légères, adaptées aux mouvements, qui permettent par exemple aux ouvrières de travailler.
« Il faut bien qu’elle respire »
Déformations du squelette, fonctions respiratoires et circulatoires amoindries, déplacements d’organes digestifs ou génitaux…, les premières critiques des dangers du corset viennent des Lumières. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau s’inquiète ainsi de son utilisation pour les enfants, dont le corps doit pouvoir se former libre de contraintes. Certains médecins accusent aussi ce vêtement de provoquer des fausses couches – même s’il existe alors des corsets creux adaptés au ventre des femmes enceintes et pensés pour soulager leur dos.
Mais la mode du corset perdure. Après la Révolution française, une partie des femmes arborent des silhouettes irréelles qui évoluent au gré des modes : tailles très fines, poitrines projetées en avant, fesses en arrière ou encore reins cambrés. « Je réduisais ma taille à une orange et demie, à l’âge de Prudence… », explique une aristocrate anglaise dans le premier épisode de la série La Chronique des Bridgerton (Netflix, 2020) qui se déroule dans la haute société londonienne durant l’époque de la Régence (1811–1820). Sous ses yeux, sa fille est en train de suffoquer parce qu’une gouvernante tire à l’extrême les fils de son corset. En arrière-plan, la sœur cadette proteste sans être entendue : « Il faut bien qu’elle respire, mère ! »
Finalement, au début du XXe siècle, des médecins finissent par condamner le corsetage extrême, pour des raisons sanitaires mais surtout natalistes. « Le corps des femmes doit servir à porter les enfants sans menacer la santé de ces derniers, explique Isabelle Paresys. À l’époque, on craint une baisse démographique après la défaite contre la Prusse, il faut préserver la fertilité des Françaises… » Dans les années 1930, guêpières et gaines remplacent l’action mécanique du corset. Mais si celui-ci disparaît, l’injonction faite aux femmes d’avoir une taille fine reste un mantra jusqu’à aujourd’hui – l’autocontrôle du poids et le culte de la minceur, l’obsession pour un corps filiforme et musclé prennent le relais des accessoires.
La différenciation genrée des pratiques vestimentaires occidentales n’est pourtant pas toujours allée de soi. Dans les représentations de la noblesse du Moyen Âge auxquelles les historien·nes ont accès, hommes et femmes portent tous et toutes un habit long, des manteaux ou des robes qui descendent jusqu’aux pieds. Mais à la fin de cette période, marins et travailleurs des chantiers adoptent des chausses larges, genre de pantalons trois quarts, plus commodes et protecteurs. Cette tendance se diffuse au-delà de ces corps de métiers, et l’habit fermé sur les jambes devient l’apanage des hommes, sauf pour l’exercice de certaines fonctions intellectuelles (magistrats, clergé, universitaires…). De son côté, « l’habit ouvert et long commence à identifier le genre féminin », explique Isabelle Paresys.
Les hommes renoncent à la frivolité
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les hommes de l’aristocratie arborent encore des tenues brillantes, colorées et sophistiquées, et n’hésitent pas à porter des chaussures à talons. Mais le passage d’une société de cour à une société bourgeoise avec la Révolution française s’accompagne de ce que le psychologue britannique John Carl Flügel nommera plus tard – non sans humour – « la grande renonciation masculine » : pour incarner des valeurs républicaines, les hommes sacrifient ces parures, désormais associées à l’exhibition et à la frivolité, au genre féminin. Toutefois, quelques projets utopiques de faire habit commun émergent à cette époque : « Dans le plan d’éducation de Lepeletier de Saint-Fargeau présenté à la Convention par Robespierre le 13 juillet 1793, les enfants sont tous vêtus de manière identique », écrit Christine Bard. Elle relève aussi la proposition récurrente, de 1791 à 1793, préconisée par le docteur Faust, médecin et auteur d’un ouvrage sur la réforme du costume, d’« un habillement “égal, uniforme et national”, sans distinction de sexe », ou encore, « plus radical », le projet d’un « citoyen anonyme […] à la Convention en novembre-décembre 1793, [qui] imagine un uniforme civil pour les deux sexes ».
Malgré ces initiatives, les révolutionnaires maintiennent les genres vestimentaires : la loi du 29 octobre 1793 proclame la liberté du costume, mais elle précise que cela doit se faire « dans le respect de la différence des sexes ». La période s’accompagne surtout d’une grande peur de la « virilisation » des femmes – en réalité, de leur entrée dans les espaces politiques et de pouvoir. En 1800, une ordonnance de la préfecture de police de Paris leur interdit ainsi le costume masculin, à moins d’en demander l’autorisation en préfecture : dans les faits, l’initiative est « plus dissuasive que répressive », précise Christine Bard, qui raconte n’avoir retrouvé que peu de traces (amendes, courtes peines d’emprisonnement…) de l’application du texte.
Dans le courant du XIXe siècle, quelques rares femmes obtiennent l’autorisation de se travestir, c’est-à-dire, notamment, de porter le pantalon. C’est le cas de la peintresse Rosa Bonheur, de Marguerite Boulanger, la maîtresse de Napoléon III, ou encore des « femmes à barbe », comme la célèbre Clémentine Delait. Le travestissement est aussi parfois toléré pour des femmes qui s’engagent dans l’armée en se faisant passer pour des hommes (certaines continuent à aller sur le front après avoir été « démasquées »), pour les prostituées qui infiltrent l’arrière des lignes de front… Ou encore pour les femmes qui voyagent, dans le but d’assurer leur sécurité. Des archives judiciaires gardent aussi trace de celles qui portent la culotte pour exercer des métiers réservés aux hommes ou gagner un meilleur salaire. Dans Une histoire politique du pantalon, Christine Bard rapporte ainsi le cas de Mlle Foucauld, fille d’un industriel ruiné, qui devient ouvrière d’imprimerie. Quand elle demande à être intégrée à l’atelier des hommes, son patron refuse. Elle démissionne, se coupe les cheveux et réussit à intégrer ledit atelier quelques jours plus tard, en se faisant passer pour l’un d’entre eux.
Si le port de vêtements dits masculins reste longtemps associé à des pratiques sexuelles jugées déviantes et souvent considéré comme un outrage à la pudeur, l’interdit sera régulièrement transgressé par des féministes de la fin du XIXe siècle. Elles revendiquent le pantalon comme symbole d’égalité et du « pouvoir et des libertés dont jouissent les hommes », pointe Christine Bard. Elles voient aussi dans ce vêtement un moyen de se protéger des regards et des agressions sexuelles, contrairement aux robes, jupes et sous-vêtements, lesquels sont jusqu’au XXe siècle fendus, ouverts ou inexistants.
La liberté de mouvement que le pantalon procure fait que les femmes vont commencer à l’adopter au-delà des cercles féministes. Au XIXe siècle, les jeunes filles anglaises portent un « pantalon de dessous » pour faire du sport. À la même période, la militante des droits des femmes états-unienne Amelia Bloomer se fait remarquer en portant des pantalons bouffants auxquels on donne son nom et qui s’imposent peu à peu dans l’espace public. En France, une circulaire du ministère de l’Intérieur de 1892 autorise le port de la « culotte » « aux fins de sport vélocipédique ». C’est ainsi que le développement de la pratique féminine du vélo permet de faire entrer le pantalon dans le droit, puis dans les mœurs.
Il faut attendre les années 1960 pour qu’il soit adopté massivement par les femmes. Mais des résistances perdurent : les hôtesses d’Air France n’y ont eu droit qu’en 2005, les polytechniciennes en 2020, et il existe encore des écoles privées qui l’interdisent aux filles. Selon l’article L1321‑3 du Code du travail, les employeur·euses de certains secteurs peuvent même imposer le port de la jupe, s’il est justifié « par la nature du travail à accomplir et proportionné au but recherché ».
Les ambivalences de la mode
Si l’adoption progressive du pantalon est, pour les femmes, symbole d’émancipation, la jupe est-elle pour autant un « enclos symbolique » des normes de féminité, comme l’affirme Pierre Bourdieu dans La Domination masculine (Seuil, 1998) ? Dans la culture occidentale, ce vêtement reste un symbole du féminin, mais la jupe change de forme et de longueur tout au long du XXe siècle. Dans les années 1920, les « garçonnes », comme on les appelle à l’époque, gagnent en confort en adoptant le tailleur sans volutes ni dentelles, les robes taille basse et les jupes longues. Au début des années 1960, la minijupe, créée par la styliste anglaise Mary Quant et popularisée par le couturier français André Courrèges, débarque en Europe. Elle devient rapidement symbole de modernité, de jeunesse et de liberté. « L’idée de décence est attaquée, alors que les structures traditionnelles perdent de leur influence. En libérant les jambes, la minijupe prolonge la volonté d’alléger le corps féminin des contraintes du vêtement », analyse Sarah Banon, spécialiste des questions de genre à l’université Paris 8 et enseignante à l’Institut français de la mode. Pourtant, la minijupe exclut les corps âgés ou gros, et expose encore plus aux regards. « C’est une ambivalence récurrente, souligne-t-elle. Est-ce qu’on se réapproprie son corps en mettant ou en enlevant tel ou tel vêtement, ou est-ce qu’on essaie de satisfaire un regard masculin ? On a le même débat avec le soutien-gorge : si vous l’enlevez, vous êtes plus libre de vos mouvements, mais votre poitrine devient plus visible, ce qui peut exposer à des commentaires ou des agressions sexistes. »
Ni les femmes ni les féministes n’ont finalement délaissé la jupe. « Un même vêtement peut avoir des significations différentes […], ce n’est pas le vêtement qui pose problème : c’est l’assignation à un vêtement et, à travers lui, à un certain rôle », résume la journaliste Mona Chollet dans son essai Beauté fatale (Zones, 2012). La sexualisation que la jupe implique dans la culture patriarcale peut être revendiquée, le stigmate retourné, la notion de praticité questionnée : certains pantalons féminins trop serrés peuvent être inconfortables, à l’inverse de certaines robes ou jupes. « Les champs universitaire et militant ont longtemps méprisé la mode, l’associant à un instrument du patriarcat sans prendre le temps de justifier leurs critiques, regrette ainsi Sarah Banon. Les réalités sont pourtant plus complexes. On a manqué d’études autour des expériences de femmes qui porteraient tel ou tel vêtement. »
Des vestiaires cloisonnés
Parmi les créateur·ices qui, à l’instar d’Agnès B, Sonia Rykiel ou Viviane Westwood, questionnent le genre des vêtements, Jeanne Friot, une jeune styliste lesbienne française tente depuis 2020, de briser les carcans qui perdurent, en proposant des collections non stéréotypées, aux formes larges et ajustables. Fondatrice de la marque qui porte son nom, elle est influencée par les écrits de Monique Wittig, Virginie Despentes ou Judith Butler. Avec Viviane Westwood, marraine anglaise du mouvement punk, elle partage l’amour du tartan (un tissu à carreaux utilisé notamment dans la confection des kilts) et de la robe-ceinture, qu’elle revisite « comme une armure guerrière ».
Baignée dans la culture queer, Jeanne Friot souligne le potentiel émancipateur de la mode autant qu’elle en critique les conditions de production. « Dans les années 1990–2000, on ne voyait que des corps squelettiques et blancs sur les podiums. Il n’y avait pas de diversité, pas de fluidité dans les genres. » Si les maisons de haute couture font défiler de plus en plus de femmes androgynes et mélangent depuis les années 1990 hommes et femmes sur leurs podiums, la créatrice rappelle que dans la vie de tous les jours, dans les grands magasins, les espaces réservés aux vêtements féminins et masculins restent clairement cloisonnés. Quant aux vêtements dits unisexes ou neutres, ils s’inspirent toujours du vestiaire masculin – jamais l’inverse. Quand une femme met un pantalon ou une veste à larges épaules, elle s’approprie un symbole de pouvoir, alors qu’un homme qui porte des robes risque toujours d’être stigmatisé. En mettant en valeur des mannequins trans et non binaires dans ses défilés, elle espère confronter, changer les regards. « Jusqu’au jour où il sera possible pour tout le monde de porter ce qu’on veut en étant libre et en sécurité. »
(1) Émission de radio « Soyez témoin », diffusée sur la Chaîne parisienne, le 13 avril 1956.