Quand l’habit fait le genre

Depuis des siècles, les vêtements entravent, contraignent et exposent le corps des femmes. Mais ils servent aussi à les dis­tin­guer des corps masculins. Si les carcans sont une réalité, l’histoire de la mode montre aussi des nuances, des espaces de luttes et de victoires féministes.
Publié le 21 octobre 2024
Crédit photo : Archives Charmet / Bridgeman Images
Illustration de l’incendie du Bazar de la Charité, parue dans Le Petit Journal le 16 mai 1897. Survenu à Paris le 4 mai 1897, cet incendie est tris­te­ment célèbre pour la sur­re­pré­sen­ta­tion de femmes qui y périrent : entravées par leurs corsets et robes à crinoline, beaucoup moururent brûlées vives. Crédit photo : Archives Charmet / Bridgeman Images

Le 4 mai 1897, un incendie se déclare au milieu du Bazar de la Charité, à Paris, un lieu mondain d’événements de bien­fai­sance, géré par des œuvres cari­ta­tives, où se rendent bourgeois·es et aris­to­crates. Dans ce grand hangar, des dizaines de comptoirs et décors en bois ont été installés pour mettre en scène les bijoux, œuvres d’art et bibelots destinés à la vente.

À proximité d’un pro­jec­teur, un rideau prend feu. L’incendie s’étend rapi­de­ment aux boiseries et au plafond, jusqu’à trans­for­mer le lieu en brasier. « J’ai reçu, sur ma charlotte […] une goutte enflammée, témoigne ainsi une rescapée en 1956 dans une émission de radio (1). Cette goutte enflammée a glissé sur la charlotte, a enflammé les cheveux que je portais long, a abîmé ma robe, m’a fait d’abord très mal, m’a donné une peur horrible. La porte d’entrée, dont je n’étais pas très éloignée, était entrou­verte. J’ai eu la force de m’arracher aux bras de Mme Legrand et je suis sortie une des premières, en flammes. »

Parmi les 125 personnes qui périssent brûlées vives ou dans le mouvement de foule, 118 sont des femmes. Une des causes de leur sur­re­pré­sen­ta­tion parmi les victimes : les vêtements qu’elles portaient – une profusion de mous­se­lines, taffetas et chapeaux de paille, qui entravent et flambent faci­le­ment –, alors que le port du pantalon a permis aux hommes de fuir plus vite.

Ce fait divers tragique est loin d’être unique : au XIXe siècle, « on ne compte plus les mal­heu­reuses victimes des tramways, emportées à la suite de leur robe et de leur manteau », écrit l’historienne Christine Bard dans Une histoire politique du pantalon (Seuil, 2010). Les cri­no­lines, sortes de cerceaux tressés placés sous les vêtements, rendent le bas des robes très volu­mi­neux. « Attirées vers le fonds par le poids de leurs vêtements, les femmes sont aussi sur­ex­po­sées au risque de noyade », complète la chercheuse.

Le corset, acces­soire qui comprime la poitrine et la taille au moyen d’un système de tiges étroites et semi-rigides, règne quant à lui en maître sur la mode féminine depuis le XVIe siècle, en par­ti­cu­lier au sein des classes domi­nantes, où « l’injonction à se tenir droit[e] est un signe de dis­tinc­tion sociale », souligne Isabelle Paresys, enseignante-chercheuse en histoire cultu­relle de la mode et du vêtement à l’université de Lille 3. L’examen des portraits de l’époque et des inven­taires de garde-robes enseigne toutefois qu’à partir du XVIIIe siècle, le corset se diffuse dans d’autres classes sociales, dans des versions plus souples ou plus légères, adaptées aux mou­ve­ments, qui per­mettent par exemple aux ouvrières de travailler.

« Il faut bien qu’elle respire »

Déformations du squelette, fonctions res­pi­ra­toires et cir­cu­la­toires amoin­dries, dépla­ce­ments d’organes digestifs ou génitaux…, les premières critiques des dangers du corset viennent des Lumières. Le phi­lo­sophe Jean-Jacques Rousseau s’inquiète ainsi de son uti­li­sa­tion pour les enfants, dont le corps doit pouvoir se former libre de contraintes. Certains médecins accusent aussi ce vêtement de provoquer des fausses couches – même s’il existe alors des corsets creux adaptés au ventre des femmes enceintes et pensés pour soulager leur dos.

Mais la mode du corset perdure. Après la Révolution française, une partie des femmes arborent des sil­houettes irréelles qui évoluent au gré des modes : tailles très fines, poitrines projetées en avant, fesses en arrière ou encore reins cambrés. « Je réduisais ma taille à une orange et demie, à l’âge de Prudence… », explique une aris­to­crate anglaise dans le premier épisode de la série La Chronique des Bridgerton (Netflix, 2020) qui se déroule dans la haute société lon­do­nienne durant l’époque de la Régence (1811–1820). Sous ses yeux, sa fille est en train de suffoquer parce qu’une gou­ver­nante tire à l’extrême les fils de son corset. En arrière-plan, la sœur cadette proteste sans être entendue : « Il faut bien qu’elle respire, mère ! »

Finalement, au début du XXe siècle, des médecins finissent par condamner le corsetage extrême, pour des raisons sani­taires mais surtout nata­listes. « Le corps des femmes doit servir à porter les enfants sans menacer la santé de ces derniers, explique Isabelle Paresys. À l’époque, on craint une baisse démo­gra­phique après la défaite contre la Prusse, il faut préserver la fertilité des Françaises… » Dans les années 1930, guêpières et gaines rem­placent l’action mécanique du corset. Mais si celui-ci disparaît, l’injonction faite aux femmes d’avoir une taille fine reste un mantra jusqu’à aujourd’hui – l’autocontrôle du poids et le culte de la minceur, l’obsession pour un corps filiforme et musclé prennent le relais des accessoires.

La dif­fé­ren­cia­tion genrée des pratiques ves­ti­men­taires occi­den­tales n’est pourtant pas toujours allée de soi. Dans les repré­sen­ta­tions de la noblesse du Moyen Âge aux­quelles les historien·nes ont accès, hommes et femmes portent tous et toutes un habit long, des manteaux ou des robes qui des­cendent jusqu’aux pieds. Mais à la fin de cette période, marins et tra­vailleurs des chantiers adoptent des chausses larges, genre de pantalons trois quarts, plus commodes et pro­tec­teurs. Cette tendance se diffuse au-delà de ces corps de métiers, et l’habit fermé sur les jambes devient l’apanage des hommes, sauf pour l’exercice de certaines fonctions intel­lec­tuelles (magis­trats, clergé, uni­ver­si­taires…). De son côté, « l’habit ouvert et long commence à iden­ti­fier le genre féminin », explique Isabelle Paresys.

Les hommes renoncent à la frivolité

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les hommes de l’aristocratie arborent encore des tenues brillantes, colorées et sophis­ti­quées, et n’hésitent pas à porter des chaus­sures à talons. Mais le passage d’une société de cour à une société bour­geoise avec la Révolution française s’accompagne de ce que le psy­cho­logue bri­tan­nique John Carl Flügel nommera plus tard – non sans humour – « la grande renon­cia­tion masculine » : pour incarner des valeurs répu­bli­caines, les hommes sacri­fient ces parures, désormais associées à l’exhibition et à la frivolité, au genre féminin. Toutefois, quelques projets utopiques de faire habit commun émergent à cette époque : « Dans le plan d’éducation de Lepeletier de Saint-Fargeau présenté à la Convention par Robespierre le 13 juillet 1793, les enfants sont tous vêtus de manière identique », écrit Christine Bard. Elle relève aussi la pro­po­si­tion récur­rente, de 1791 à 1793, pré­co­ni­sée par le docteur Faust, médecin et auteur d’un ouvrage sur la réforme du costume, d’« un habille­ment “égal, uniforme et national”, sans dis­tinc­tion de sexe », ou encore, « plus radical », le projet d’un « citoyen anonyme […] à la Convention en novembre-décembre 1793, [qui] imagine un uniforme civil pour les deux sexes ».

Malgré ces ini­tia­tives, les révo­lu­tion­naires main­tiennent les genres ves­ti­men­taires : la loi du 29 octobre 1793 proclame la liberté du costume, mais elle précise que cela doit se faire « dans le respect de la dif­fé­rence des sexes ». La période s’accompagne surtout d’une grande peur de la « viri­li­sa­tion » des femmes – en réalité, de leur entrée dans les espaces poli­tiques et de pouvoir. En 1800, une ordon­nance de la pré­fec­ture de police de Paris leur interdit ainsi le costume masculin, à moins d’en demander l’autorisation en pré­fec­ture : dans les faits, l’initiative est « plus dis­sua­sive que répres­sive », précise Christine Bard, qui raconte n’avoir retrouvé que peu de traces (amendes, courtes peines d’emprisonnement…) de l’application du texte.

Dans le courant du XIXe siècle, quelques rares femmes obtiennent l’autorisation de se travestir, c’est-à-dire, notamment, de porter le pantalon. C’est le cas de la pein­tresse Rosa Bonheur, de Marguerite Boulanger, la maîtresse de Napoléon III, ou encore des « femmes à barbe », comme la célèbre Clémentine Delait. Le tra­ves­tis­se­ment est aussi parfois toléré pour des femmes qui s’engagent dans l’armée en se faisant passer pour des hommes (certaines conti­nuent à aller sur le front après avoir été « démas­quées »), pour les pros­ti­tuées qui infiltrent l’arrière des lignes de front… Ou encore pour les femmes qui voyagent, dans le but d’assurer leur sécurité. Des archives judi­ciaires gardent aussi trace de celles qui portent la culotte pour exercer des métiers réservés aux hommes ou gagner un meilleur salaire. Dans Une histoire politique du pantalon, Christine Bard rapporte ainsi le cas de Mlle Foucauld, fille d’un indus­triel ruiné, qui devient ouvrière d’imprimerie. Quand elle demande à être intégrée à l’atelier des hommes, son patron refuse. Elle démis­sionne, se coupe les cheveux et réussit à intégrer ledit atelier quelques jours plus tard, en se faisant passer pour l’un d’entre eux.

Si le port de vêtements dits masculins reste longtemps associé à des pratiques sexuelles jugées déviantes et souvent considéré comme un outrage à la pudeur, l’interdit sera régu­liè­re­ment trans­gres­sé par des fémi­nistes de la fin du XIXe siècle. Elles reven­diquent le pantalon comme symbole d’égalité et du « pouvoir et des libertés dont jouissent les hommes », pointe Christine Bard. Elles voient aussi dans ce vêtement un moyen de se protéger des regards et des agres­sions sexuelles, contrai­re­ment aux robes, jupes et sous-vêtements, lesquels sont jusqu’au XXe siècle fendus, ouverts ou inexistants.

La liberté de mouvement que le pantalon procure fait que les femmes vont commencer à l’adopter au-delà des cercles fémi­nistes. Au XIXe siècle, les jeunes filles anglaises portent un « pantalon de dessous » pour faire du sport. À la même période, la militante des droits des femmes états-unienne Amelia Bloomer se fait remarquer en portant des pantalons bouffants auxquels on donne son nom et qui s’imposent peu à peu dans l’espace public. En France, une cir­cu­laire du ministère de l’Intérieur de 1892 autorise le port de la « culotte » « aux fins de sport vélo­ci­pé­dique ». C’est ainsi que le déve­lop­pe­ment de la pratique féminine du vélo permet de faire entrer le pantalon dans le droit, puis dans les mœurs.

Il faut attendre les années 1960 pour qu’il soit adopté mas­si­ve­ment par les femmes. Mais des résis­tances perdurent : les hôtesses d’Air France n’y ont eu droit qu’en 2005, les poly­tech­ni­ciennes en 2020, et il existe encore des écoles privées qui l’interdisent aux filles. Selon l’article L1321‑3 du Code du travail, les employeur·euses de certains secteurs peuvent même imposer le port de la jupe, s’il est justifié « par la nature du travail à accomplir et pro­por­tion­né au but recherché ».

Les ambivalences de la mode

Si l’adoption pro­gres­sive du pantalon est, pour les femmes, symbole d’émancipation, la jupe est-elle pour autant un « enclos sym­bo­lique » des normes de féminité, comme l’affirme Pierre Bourdieu dans La Domination masculine (Seuil, 1998) ? Dans la culture occi­den­tale, ce vêtement reste un symbole du féminin, mais la jupe change de forme et de longueur tout au long du XXe siècle. Dans les années 1920, les « garçonnes », comme on les appelle à l’époque, gagnent en confort en adoptant le tailleur sans volutes ni dentelles, les robes taille basse et les jupes longues. Au début des années 1960, la minijupe, créée par la styliste anglaise Mary Quant et popu­la­ri­sée par le couturier français André Courrèges, débarque en Europe. Elle devient rapi­de­ment symbole de modernité, de jeunesse et de liberté. « L’idée de décence est attaquée, alors que les struc­tures tra­di­tion­nelles perdent de leur influence. En libérant les jambes, la minijupe prolonge la volonté d’alléger le corps féminin des contraintes du vêtement », analyse Sarah Banon, spé­cia­liste des questions de genre à l’université Paris 8 et ensei­gnante à l’Institut français de la mode. Pourtant, la minijupe exclut les corps âgés ou gros, et expose encore plus aux regards. « C’est une ambi­va­lence récur­rente, souligne-t-elle. Est-ce qu’on se réap­pro­prie son corps en mettant ou en enlevant tel ou tel vêtement, ou est-ce qu’on essaie de satis­faire un regard masculin ? On a le même débat avec le soutien-gorge : si vous l’enlevez, vous êtes plus libre de vos mou­ve­ments, mais votre poitrine devient plus visible, ce qui peut exposer à des com­men­taires ou des agres­sions sexistes. »
Ni les femmes ni les fémi­nistes n’ont fina­le­ment délaissé la jupe. « Un même vêtement peut avoir des signi­fi­ca­tions dif­fé­rentes […], ce n’est pas le vêtement qui pose problème : c’est l’assignation à un vêtement et, à travers lui, à un certain rôle », résume la jour­na­liste Mona Chollet dans son essai Beauté fatale (Zones, 2012). La sexua­li­sa­tion que la jupe implique dans la culture patriar­cale peut être reven­di­quée, le stigmate retourné, la notion de praticité ques­tion­née : certains pantalons féminins trop serrés peuvent être incon­for­tables, à l’inverse de certaines robes ou jupes. « Les champs uni­ver­si­taire et militant ont longtemps méprisé la mode, l’associant à un ins­tru­ment du patriar­cat sans prendre le temps de justifier leurs critiques, regrette ainsi Sarah Banon. Les réalités sont pourtant plus complexes. On a manqué d’études autour des expé­riences de femmes qui por­te­raient tel ou tel vêtement. »

Des vestiaires cloisonnés

Parmi les créateur·ices qui, à l’instar d’Agnès B, Sonia Rykiel ou Viviane Westwood, ques­tionnent le genre des vêtements, Jeanne Friot, une jeune styliste lesbienne française tente depuis 2020, de briser les carcans qui perdurent, en proposant des col­lec­tions non sté­réo­ty­pées, aux formes larges et ajus­tables. Fondatrice de la marque qui porte son nom, elle est influen­cée par les écrits de Monique Wittig, Virginie Despentes ou Judith Butler. Avec Viviane Westwood, marraine anglaise du mouvement punk, elle partage l’amour du tartan (un tissu à carreaux utilisé notamment dans la confec­tion des kilts) et de la robe-ceinture, qu’elle revisite « comme une armure guerrière ».

Baignée dans la culture queer, Jeanne Friot souligne le potentiel éman­ci­pa­teur de la mode autant qu’elle en critique les condi­tions de pro­duc­tion. « Dans les années 1990–2000, on ne voyait que des corps sque­let­tiques et blancs sur les podiums. Il n’y avait pas de diversité, pas de fluidité dans les genres. » Si les maisons de haute couture font défiler de plus en plus de femmes andro­gynes et mélangent depuis les années 1990 hommes et femmes sur leurs podiums, la créatrice rappelle que dans la vie de tous les jours, dans les grands magasins, les espaces réservés aux vêtements féminins et masculins restent clai­re­ment cloi­son­nés. Quant aux vêtements dits unisexes ou neutres, ils s’inspirent toujours du vestiaire masculin – jamais l’inverse. Quand une femme met un pantalon ou une veste à larges épaules, elle s’approprie un symbole de pouvoir, alors qu’un homme qui porte des robes risque toujours d’être stig­ma­ti­sé. En mettant en valeur des man­ne­quins trans et non binaires dans ses défilés, elle espère confron­ter, changer les regards. « Jusqu’au jour où il sera possible pour tout le monde de porter ce qu’on veut en étant libre et en sécurité. »


(1) Émission de radio « Soyez témoin », diffusée sur la Chaîne pari­sienne, le 13 avril 1956.

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

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