La politique autrement — Cécile Duflot & Winnie Byanyima

Entre Winnie Byanyima, femme politique ougan­daise aujourd’hui direc­trice d’Onusida, et Cécile Duflot, ancienne ministre du Logement, quels horizons partagés ? La première était direc­trice exécutive d’Oxfam International quand la seconde a pris les rênes de la branche française de l’ONG. Elles ont en commun des valeurs fémi­nistes qu’elles conci­lient sans peine avec leurs convic­tions reli­gieuses. Rencontre entre deux per­son­na­li­tés qui luttent avec prag­ma­tisme pour davantage de justice sociale.
Publié le 28 avril 2022
Rencontre La Déferlante 6 Rencontre WINNIE BYANYIMA et CECILE DUFLOT
Magali Delporte

Winnie Byanyima, Cécile Duflot, vous avez eu toutes deux des parents engagés pour la justice sociale. Le féminisme avait-il sa place dans cette poli­ti­sa­tion précoce ?

Winnie Byanyima Oui, j’ai grandi en étant très consciente que filles et garçons n’avaient pas les mêmes droits.

Le mot féminisme n’existait pas encore dans ma com­mu­nau­té, mais ma mère, qui était ensei­gnante, militait pour les droits des femmes en orga­ni­sant des clubs dans notre cour. Elle apprenait à lire aux femmes de notre village, et aussi à faire de l’artisanat, à s’occuper des enfants. Ensemble, elles parlaient des droits des filles, et notamment du droit à l’éducation – à une époque où seuls les garçons pour­sui­vaient leur scolarité – et du problème des mariages précoces. Mon histoire avec mon père a aussi compté. Je viens d’une culture pastorale. Une vache a mis bas le jour de ma naissance : on m’a raconté qu’il était déçu d’avoir une fille, mais se réjouis­sait d’avoir une nouvelle génisse. Je l’ai par la suite souvent taquiné : « Tu as préféré la vache à moi ! » Mais lui m’a toujours répété : « Ta naissance m’a rendu heureux parce qu’une fille est l’égale d’un garçon. »Cécile Duflot Moi, mes parents étaient très militants, très engagés dans les mou­ve­ments tiers-mondistes et la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, mais pas par­ti­cu­liè­re­ment fémi­nistes. Cela dit, mon frère, ma sœur et moi avons été élevé·es de la même manière, d’autant que ma mère tra­vaillait. Nous devions tous et toutes débar­ras­ser la table, par exemple. Mais dans cet envi­ron­ne­ment, il n’y avait pas de réflexion sur la condition des femmes. Mon vrai déclic féministe, c’est lorsque j’ai reçu ma confir­ma­tion dans l’Église catho­lique. J’étais très pieuse et quand j’ai demandé à l’évêque, dans ma lettre de confir­ma­tion, quelle allait être la suite – puisque je n’avais pas le droit d’être ordonnée prêtre –, l’évêque m’a répondu que Dieu avait fait les femmes et les hommes dif­fé­rents, que chacun·e avait sa place. J’ai trouvé ça vraiment dégueu­lasse. Parce que si j’avais pu, je serais devenue évêque plutôt que ministre. Cette petite révolte inté­rieure, elle ne m’a jamais quittée.

Winnie Byanyima, à 25 ans, jeune ingé­nieure aéro­nau­tique, vous entrez dans la clan­des­ti­ni­té en intégrant la rébellion armée ougan­daise. Comment être féministe en temps de guérilla ?

Winnie Byanyima Le mouvement dans lequel je com­bat­tais était dirigé par des hommes pro­gres­sistes, aux concep­tions assez marxistes. Moi, en tant que féministe de gauche, je militais pour l’égalité des sexes. Et ils me disaient : « Winnie, arrête de faire des problèmes. Nous nous occu­pe­rons de ça une fois que nous aurons éliminé le dictateur. » Ils m’ont même traitée d’« obs­cu­ran­tiste », parce qu’ils crai­gnaient que je n’embrouille les camarades. Mais ils ont fini par com­prendre qu’il fallait s’attaquer à toutes les injus­tices en même temps. Et plus tard, notre mouvement a ouvert la voie aux femmes en politique.

Cécile Duflot, vous avez à peu près le même âge quand vous rejoignez les Verts en 2001. Même question : comment être féministe dans la sphère politique, également très viriliste ?

Cécile Duflot Je me suis engagée dans un parti qui se reven­di­quait déjà féministe à l’époque. Mais quand je suis arrivée à la direction du parti, j’avais 28 ans, j’ai entendu l’un des chefs dire : « On ne va quand même pas foutre à la direction une mère de famille nombreuse. » J’avais trois enfants. J’ai serré les dents et, en conscience, j’ai décidé d’adopter une partie des codes com­plè­te­ment viri­listes néces­saires pour se faire respecter. J’ai appris qu’il fallait parfois être capable d’aller à l’affrontement physique. Lors de mon premier mandat de secré­taire nationale, en 2006, il y avait un mec qui m’appelait régu­liè­re­ment « la manageuse » à la table de la direction, pour me décré­di­bi­li­ser. Voyant qu’il n’arrêtait pas malgré l’ultimatum que je lui avais donné, j’ai fini par lui mettre un grand coup de genou entre les jambes en sortant d’une réunion. À ce moment-là, tout le monde s’est retourné. J’ai dit : « Oui, ne cherchez pas, je lui ai foutu un coup de genou dans les couilles. » Et je l’ai prévenu : « La prochaine fois, Patrick, c’est un coup de boule. Et tu sais quoi, je te tirerai aussi par les oreilles, ça fait très, très mal. » En vrai, je décon­seille à tout le monde de faire ça. Mais à partir de ce jour-là, ils se sont dit que j’étais cinglée, et plus personne ne m’a embêtée – c’est terrible d’ailleurs, parce que c’est une défaite, c’est le pire du com­por­te­ment viril. Plus tard, lors de négo­cia­tions dif­fi­ciles avec le Parti socia­liste pendant les muni­ci­pales de 2008, je faisais exprès de parler comme une char­re­tière alors que j’étais enceinte de huit mois et demi. La nana avec un très gros ventre qui s’exprime de façon vulgaire en ins­tau­rant un rapport de force de brute, ça faisait perdre leurs moyens à certains. À l’époque, j’estimais que, pour montrer ma solidité, je devais serrer les dents sur les agres­sions et les remarques sexistes. Maintenant, notamment grâce à #MeToo, je réalise que je n’aurais pas dû subir ça ni y répondre de cette manière. Je ne fais plus ça !

Winnie Byanyima C’est un monde tellement inéga­li­taire… Lorsque j’ai débuté comme officière méca­ni­cienne à Uganda Airlines, il m’est arrivé de devoir endurer les blagues gra­ve­leuses de mes supé­rieurs pendant huit heures de vol. Plus tard, au sein de mon orga­ni­sa­tion politique, c’étaient des remarques sexistes. En tant que femme, vous êtes tout le temps désa­van­ta­gée. Si vous vous battez pour vos droits, vous êtes agressive ; si vous vous taisez, vous êtes faible. C’est pour cette raison que nous sommes fémi­nistes, parce que personne ne doit subir cela, et parce qu’au fil des ans, nous déve­lop­pons une empathie à l’égard de toute personne subissant une oppression.


« Je vois des jeunes reprendre nos combats aussi bien socia­listes que fémi­nistes, et j’essaie de leur trans­mettre ce que j’ai appris. »

Winnie Byanyima


Dans votre lutte contre les oppres­sions justement, Winnie Byanyima, il y a votre par­ti­ci­pa­tion à la rédaction de la Constitution ougan­daise de 1995. Elle est reconnue comme un outil pré­cur­seur en matière d’égalité de genre.

Winnie Byanyima L’élaboration de cette nouvelle Constitution pour l’Ouganda, c’est l’une des grandes réa­li­sa­tions de ma vie. Quand je me suis présentée aux élections [de l’Assemblée consti­tuante], tous ceux au pouvoir dans ma cir­cons­crip­tion – au sein du gou­ver­ne­ment local, de l’Église, des écoles – étaient des hommes. À l’époque, je n’étais pas mariée et je n’avais pas d’enfant ; je me suis retrouvée à devoir défendre mes choix dans une com­mu­nau­té très reli­gieuse et conser­va­trice. Alors j’ai incité les femmes à s’engager et à voter pour moi : on pouvait les voir mener ma campagne. Finalement, j’ai gagné haut la main et j’ai pris la tête du groupe par­le­men­taire des 51 femmes députées. Avec quelques député·es repré­sen­tant la jeunesse et les travailleur·euses, nous avons réussi à former un bloc repré­sen­tant 20 % de l’Assemblée. Ensemble, nous avons introduit dans la Constitution un quota d’un tiers de femmes dans chaque assemblée locale. Aujourd’hui, en Ouganda, elles sont presque 50 % de femmes dans les assem­blées locales, l’un des chiffres les plus élevés au monde ! Pour former les femmes qui inté­graient la vie politique, nous avons créé le Forum des femmes pour la démo­cra­tie (1) : nous leur avons montré comment faire campagne, écrire un discours, lire un budget, présenter une motion, etc. Ce fut une période his­to­rique pas­sion­nante : on construi­sait un pays qui sortait de la guerre en élaborant une consti­tu­tion où les droits humains, ceux des femmes et des enfants notamment, avaient toute leur place.

Aujourd’hui, Yoweri Museveni – votre ancien frère d’armes – gouverne l’Ouganda en dictateur. Où en sont les droits des femmes dans ce régime autoritaire ?

Winnie Byanyima Le président Museveni a mené une révo­lu­tion à laquelle j’ai participé, puis il a commencé à modifier la Constitution de 1995 avec l’aide de députés corrompus. Il a changé les règles à son avantage et celui de sa clique ; lui et quelques hommes qui contrô­laient l’armée se sont accaparé le pouvoir politique. Peut-on être féministe et soutenir une telle dictature ? Bien sûr que non. Le féminisme défend l’égalité, la justice pour tous et toutes. C’est pourquoi j’ai quitté la politique pour me consacrer au déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal. Je ne pouvais pas continuer à soutenir un président et un gou­ver­ne­ment qui n’ont pas la légi­ti­mi­té du peuple. Aujourd’hui, des fémi­nistes sont présentes dans la société civile, dans les uni­ver­si­tés et dans d’autres ins­ti­tu­tions, des femmes sont élues en nombre, pourtant le système est bloqué par un leader qui ne veut pas lâcher le pouvoir. Ces bons chiffres servent de faire-valoir démo­cra­tique pour le régime, mais ils n’ont aucun effet sur les Ougandais·es des classes popu­laires. Nous n’abandonnons pas. Je vois des jeunes reprendre nos combats aussi bien socia­listes que fémi­nistes, et j’essaie de leur trans­mettre ce que j’ai appris. C’est deux pas en avant, un pas en arrière.

Cécile Duflot, vous entrez chez les Verts juste après le vote de la loi sur la parité en 2000. En vingt ans de vie politique, avez-vous pu constater les effets positifs de cette loi ?

Cécile Duflot En matière de fémi­ni­sa­tion, comme le dit Winnie, ça progresse par à‑coups. Il n’y a jamais eu autant de femmes can­di­dates à l’élection pré­si­den­tielle : les deux partis qui ont structuré la vie politique française de ces dernières décennies – le Parti socia­liste et les Républicains – ont chacun une candidate [Anne Hidalgo et Valérie Pécresse], c’est une première his­to­rique. La prise de position de Valérie Pécresse face à Jean-Jacques Bourdin (2) n’aurait jamais été ima­gi­nable avant #MeToo. Et plus aucune ministre ne se fera siffler dans l’hémicycle parce qu’elle porte une robe (3). Je fais partie d’une géné­ra­tion qui n’était pas convain­cue par la parité. Moi, je voulais gagner des postes au mérite mais je n’avais pas du tout réalisé que le système était extrê­me­ment fermé. Je suis très heureuse que des fémi­nistes plus expé­ri­men­tées aient tenu bon en 2000. Pourtant, même s’il y a parité au gou­ver­ne­ment aujourd’hui, le pouvoir exécutif en France est encore entre des mains mas­cu­lines. Les femmes nommées au gou­ver­ne­ment sans avoir instauré un rapport de force sont condam­nées, pour beaucoup, à faire de la figu­ra­tion ou à être complices du patriar­cat. Donc même si les règles sont utiles, elles ne suffisent pas.

En février 2019, vous avez révélé avoir été agressée onze ans aupa­ra­vant par Denis Baupin, alors figure incon­tour­nable chez les Verts. Qu’est-ce qui vous décide à prendre la parole à ce moment-là ?

Cécile Duflot L’histoire est un peu plus ancienne. Je savais comment se com­por­tait Denis Baupin, mais je pensais qu’il avait changé depuis qu’il avait rencontré sa compagne [Emmanuelle Cosse]. En 2015, je retourne à l’Assemblée nationale et je comprends qu’il y a toujours un souci. Alors, quand Sandrine Rousseau, qui à l’époque est porte-parole nationale d’EELV, me raconte l’agression sexuelle qu’elle a subie, je lui promets de témoigner si elle porte plainte. Quand elle le fait l’année suivante, je suis convoquée par la police et je dis ce que j’ai à dire. Mais en mars 2017, l’enquête est classée sans suite (4). Finalement, c’est Denis Baupin qui porte plainte. Début 2019, le procès arrive et je réalise qu’il va coïncider avec le moment où Winnie – alors direc­trice d’Oxfam International – vient inaugurer les nouveaux locaux d’Oxfam France. Sur le coup, je suis effondrée et je me dis que, média­ti­que­ment, ça va com­plè­te­ment pha­go­cy­ter sa visite. Quand je l’appelle enfin, je lui raconte, et là – je m’en sou­vien­drai toute ma vie –, elle me dit : « Je suis si fière de toi ! » C’était incroyable, tellement le contraire de ce à quoi je m’attendais ! Sa réaction a joué sur l’intégralité de mon témoi­gnage. Témoigner a été à la fois extrê­me­ment libé­ra­toire et extrê­me­ment dou­lou­reux, ça a fait remonter chez moi tout un tas de scènes que j’avais vécues. Et quand j’ai vu la presse après, je me suis dit : « Putain ! Avoir serré les dents pendant 15 ans pour finir ma carrière politique avec “Duflot en larmes au tribunal” en une ! » Mais on ne choisit pas sa part dans l’histoire de l’émancipation des femmes. Je n’avais pas anticipé que ma robe bleue devien­drait un étendard du sexisme en politique. Et quand je suis allée témoigner au procès Baupin, je l’ai fait pour Sandrine et parce que, vraiment, je trouvais hal­lu­ci­nant qu’il ose porter plainte.

Je pense que ma parole a porté parce que j’avais pu être agressée alors que j’incarnais une certaine force, j’étais cheffe de parti, je tenais tête au président de la République. Mon témoi­gnage, ça voulait dire que les violences sexuelles, ce n’était pas un truc de faible femme, de victime, de choui­neuse mais bien un enjeu sys­té­mique. De fait, en politique, les agres­seurs savaient que leurs victimes ne pour­raient pas parler. Tu n’es pas cheffe de parti si tu vas te plaindre parce que machin a essayé de t’embrasser. Ça a toujours fait partie du système pour nous écarter : soit tu sup­por­tais et cela te rendait dure, soit tu prenais la tangente. D’une certaine manière, j’ai fini par prendre la tangente, d’ailleurs, moi aussi. Mais Winnie, à ce moment-là, avec ses mots, elle m’a donné un blanc-seing, elle m’a dit : « Vas‑y. ». Je ne suis pas de celles qui pensent que la sororité existe tout le temps, mais parfois une phrase dite par une femme en qui vous avez confiance, ça change tout.


« la conquête de l’espace que se dis­pu­taient les grands pays est devenue un concours de bites entre mil­liar­daires. Ça nous emmène dans le mur. »

Cécile Duflot


Winnie Byanyima La violence envers les femmes et les filles est si répandue qu’il n’y a pra­ti­que­ment aucune d’entre nous qui n’y a pas été confron­tée. Nous ne pourrons pas résoudre ce problème tant que nous n’aurons pas de dirigeant·es prêt·es à dénoncer la violence, et c’est ce que j’ai vu Cécile faire, au prix d’un lourd tribut. S’il y a une seule raison pour laquelle nous avons besoin de femmes au pouvoir partout, c’est qu’il n’y aura pas de tolérance zéro tant que les femmes ne diri­ge­ront pas aussi.

Winnie Byanyima, quels souvenirs gardez-vous du scandale qui a éclaté alors que vous étiez à la tête d’Oxfam International, sur des faits de violences sexuelles per­pé­trées par des membres d’Oxfam Grande-Bretagne à Haïti en 2011 ?

Winnie Byanyima C’était une situation très difficile. La violence est une question d’inégalités et d’abus de pouvoir. Dans ce cas, il y avait notre pouvoir en tant qu’organisation huma­ni­taire disposant de res­sources pour sauver des vies en Haïti, en l’occurrence le pouvoir de nos employé·es, pour la plupart des personnes occi­den­tales pri­vi­lé­giées. En face, il y avait les victimes, des femmes noires pauvres d’Haïti. Même si cela avait eu lieu dix ans avant mon entrée en fonction, Oxfam n’était pas moins res­pon­sable (5). Se mentir n’aurait servi à rien. Certains des grands membres du réseau Oxfam crai­gnaient que cela n’ait un impact sur leur image de marque. Mais les fémi­nistes au sein de notre conseil d’administration ont dit non, nous devons demander pardon publi­que­ment. C’était difficile, mais cela a aidé Oxfam à devenir une orga­ni­sa­tion réso­lu­ment plus féministe.

Vous avez d’ailleurs évoqué à diverses reprises, l’une et l’autre, la nécessité d’instaurer une approche féministe du pouvoir au sein de cette ONG. À quoi ressemble-t-elle concrètement ?

Winnie Byanyima Nous avons commencé par examiner qui détenait le pouvoir au sein d’Oxfam, pour le partager plus équi­ta­ble­ment – c’est ça, le féminisme. Nous avons regardé vers les pays du Sud et demandé à des fémi­nistes indiennes de nous aider à mettre en œuvre des principes fémi­nistes dans notre gou­ver­nance, nos pro­grammes et nos campagnes. Et puis nous avons agi. Notre conseil d’administration est passé d’environ 30 % à plus de 60 % de femmes membres ! Nous avons intégré davantage d’organisations affiliées du Sud dans notre structure, afin de rééqui­li­brer le pouvoir en leur faveur. Nous avons forcé nos éco­no­mistes et nos militant·es à regarder au-delà des inéga­li­tés éco­no­miques pour tenir compte d’autres dis­pa­ri­tés, comme celles liées au genre.

Cécile Duflot Comme le dit Winnie, pour que les femmes comptent, il faut les compter. Ça veut par exemple dire qu’on sys­té­ma­tise une approche genrée : à Oxfam France, on a mis en lumière l’impact que le plan de relance proposé par la France fin 2020 aurait concrè­te­ment sur les condi­tions de vie des femmes. Dans notre orga­ni­sa­tion interne, le scandale d’Oxfam Grande-Bretagne en Haïti nous a amené·es à appliquer un principe de tolérance zéro envers toute remarque ou com­por­te­ment sexistes. C’est reposant pour tout le monde, y compris pour les hommes. À un autre niveau, cette vision féministe devrait aussi avoir un impact sur les relations entre affilié·es du Sud et du Nord, mais on n’est pas encore au bout du chemin, pour parler poliment. C’est malgré tout un cadre global qui oblige à discuter des relations de pouvoir en général.


« Ni les inéga­li­tés de genre ou de classe, ni la pauvreté, ni la crise cli­ma­tique ne sont une fatalité. C’est le résultat de choix ou de non-choix poli­tiques. Je veux que ce combat soit un jour victorieux. »

Cécile Duflot


Vous vous êtes toutes deux éloignées de la vie politique ins­ti­tu­tion­nelle pour tra­vailler dans des ONG ou des ins­ti­tu­tions supra­na­tio­nales. Pourquoi ce choix ?

Winnie Byanyima Le Mouvement de résis­tance national (6) a commencé [à la fin des années 1990] à perdre son âme, à être corrompu et à tricher aux élections. Quand j’ai manifesté mon oppo­si­tion, j’ai été réduite au silence, plusieurs fois jetée en prison. Ça a fait peur aux autres politicien·nes et ça m’a empêchée de mobiliser au sein du mouvement. À un moment, j’ai compris que je devais trouver un autre espace de lutte. Je suis partie, mais avec beaucoup de peine au cœur, car j’aimais servir ma com­mu­nau­té. Comme je faisais partie du mouvement des femmes, j’ai pu intégrer un programme de l’Union africaine, puis les Nations unies. Chaque fois, j’ai trouvé un poste où j’ai pu faire avancer mes valeurs fémi­nistes. Il est possible d’influencer des vies sans être élue, en mobi­li­sant les com­mu­nau­tés par exemple, en utilisant les res­sources à dis­po­si­tion. Mes fonctions à Onusida sont très poli­tiques, comme c’était déjà le cas à Oxfam. Si vous savez comment pousser vos idées, vous pouvez avoir beaucoup d’influence.

Et vous, Cécile Duflot, votre départ de la vie politique a‑t-il quelque chose à voir avec le constat d’une crise démocratique ?

Cécile Duflot C’est un double mouvement. À titre personnel, j’avais énor­mé­ment encaissé pendant quinze ans et j’avais très peur de devenir aigrie. Ensuite, il fallait faire mûrir la société sur les questions éco­lo­giques. Même avec la trans­for­ma­tion d’EELV [en 2010, le parti Les Verts devient Europe Écologie Les Verts], le parti écolo restait un peu cantonné. Mais cela ne veut pas dire que je ne crois plus en la politique. Pendant mes deux ans au ministère du Logement, j’ai bien vu qu’on pouvait agir, avec de l’énergie et des compromis. Simplement j’ai eu envie de trouver une autre façon de faire. À Oxfam France, notre travail est de lier les questions éco­lo­giques et sociales afin d’ouvrir un horizon de justice crédible. C’est ce qui a fonc­tion­né avec l’Affaire du siècle 7. Notre avantage, c’est que nous pouvons tra­vailler sur la durée, sans échéance élec­to­rale ni dimension partisane et donc créer des coa­li­tions les plus larges possibles. Ni les inéga­li­tés de genre ou de classe, ni la pauvreté, ni la crise cli­ma­tique ne sont une fatalité. Je sais que c’est le résultat de choix ou de non-choix poli­tiques. Je veux que ce combat soit un jour victorieux.

Winnie Byanyima, pour Oxfam International, vous êtes inter­ve­nue régu­liè­re­ment au forum de Davos. Aller inter­pel­ler les élites éco­no­miques sur leur lieu de pouvoir, est-ce un moyen d’instaurer un rapport de force ?

Winnie Byanyima Le forum de Davos est un espace où se réunissent les dirigeant·es des grandes entre­prises du monde entier et des pays riches. Entre eux, ils pra­tiquent un lobbying mutuel, éta­blissent l’agenda éco­no­mique de l’année à venir et ignorent les 99 % qui ne sont pas là. Je n’y suis jamais allée pour négocier mais pour leur dire ma vérité. J’ai eu cette oppor­tu­ni­té parce que je dirigeais Oxfam International et qu’il nous semblait très important de confron­ter les participant·es à ce qui se passe vraiment pour la majorité des gens ordi­naires. C’est puissant, ça les ébranle. Je ne peux pas dire qu’ils ont changé, mais l’agenda a changé.

Quand nous avons publié notre premier rapport sur les inéga­li­tés en 2014, ils nous ont d’abord ignoré·es poliment. Mais ils ont fini par inscrire les inéga­li­tés à l’ordre du jour et main­te­nant, ils les men­tionnent dans le rapport annuel sur les risques mondiaux qu’ils publient à l’issue de chaque forum. C’est un prérequis : d’abord, vous forcez les gens à voir le problème et, ensuite, vous les poussez à mettre en œuvre des solutions.

Passons à une dimension plus intime : vous assumez toutes les deux votre foi catholique… 

Winnie Byanyima Ah, mais j’ai encore plus en commun avec Cécile que je ne le pensais !

Est-ce que cette foi, dans un contexte de prises de position réac­tion­naires de l’institution catho­lique, n’entre pas en conflit avec votre enga­ge­ment féministe ?

Cécile Duflot Pour moi, pas du tout. Par exemple, j’ai énor­mé­ment soutenu la théo­lo­gienne Anne Soupa lorsqu’elle a candidaté à l’archevêché de Lyon en mai 2020. Des amies fémi­nistes m’ont dit : « L’Église catho­lique est sexiste, ignorons-la », mais je ne suis pas d’accord. Quand une ins­ti­tu­tion a une telle influence psy­cho­lo­gique sur une société, ce qui s’y passe n’est pas anodin. Et je soutiens les femmes qui veulent accéder aux mêmes res­pon­sa­bi­li­tés que les hommes, où qu’elles se trouvent.

Me soucier du plus faible et ne pas jeter la pierre sur la pros­ti­tuée, c’est ça que j’ai appris avec les Évangiles et c’est abso­lu­ment cohérent avec la défense des personnes LGBTQI+. Je n’ai aucun problème à articuler les ensei­gne­ments de la Bible, l’éducation que j’ai reçue et les combats que je mène. J’ai bien conscience que c’est très gênant pour certain·es mais je suis mère de famille nombreuse, j’ai eu plusieurs maris et je suis catho­lique. J’ai reçu des courriers me demandant d’arrêter de le reven­di­quer. Au moment des débats sur le Mariage pour tous, l’aumônier de l’Assemblée nationale m’a même invitée à déjeuner : il était embar­ras­sé de voir une ministre catho­lique mani­fes­ter en faveur de cette loi ! Je crois qu’il aurait préféré que je me taise. Moi, je suis contente que ça dérange. Il n’y a pas sur Terre d’envoyé direct de Dieu qui peut déter­mi­ner qui a raison entre moi et je ne sais quel prêtre inté­griste. C’est qui le vrai catho­lique ? Allez, on débat, je n’ai pas peur. D’autant qu’aujourd’hui le pape François a quand même embrassé beaucoup de combats qui étaient les miens, c’est assez cocasse.

Winnie Byanyima J’ai moi aussi été élevée dans la religion catho­lique. Je tiens à ma foi, parce qu’elle est à la racine de mes valeurs poli­tiques. Elle a confirmé ce que mes parents me trans­met­taient : l’essentiel est de prendre soin des autres, de sa com­mu­nau­té. Plus tard, à l’école, les reli­gieuses m’ont appris qu’il fallait partager et vivre sim­ple­ment. Tout ça m’a fait prendre conscience des inéga­li­tés. Mais je n’accepte pas tout ce qui est enseigné au sein de l’Église. Je ne suis pas d’accord avec la dis­cri­mi­na­tion que les femmes y subissent, ni avec la haine que prêchent certain·es au nom d’une religion. Je pense notamment que l’Église doit rattraper son retard sur les questions LGBTQI+ et accepter que certaines personnes sont nées comme elles sont. Le pape va dans ce sens, mais j’aimerais que cela aille plus vite. On peut se battre contre ça, la foi reste.

Votre travail au sein d’Onusida vous vaut-il d’être vue comme une hérétique ?

Winnie Byanyima Non, mais je suis fré­quem­ment attaquée sur Twitter par des com­mu­nau­tés par­ti­cu­liè­re­ment conser­va­trices, surtout dans mon pays. En Ouganda, être gay fait de vous un·e criminel·le. Malgré l’existence de trai­te­ments per­met­tant à des personnes séro­po­si­tives de vivre longtemps, elles conti­nuent de mourir à cause des préjugés et de la haine. Devoir cacher celle ou celui qu’on aime, avoir peur d’aller se faire soigner, c’est horrible. Donc, face aux attaques, je riposte, j’entame la conver­sa­tion. Je suis heureuse de combattre ces injus­tices, et je me fiche de ce qu’on en dit.

On vous sent portées, l’une et l’autre, par cet optimisme qui donne l’énergie de lutter. Quelle utopie féministe espérez-vous voir advenir dans le futur ?

Cécile Duflot Moi, je crois qu’il peut y avoir une gou­ver­nance féministe du monde. Nous avons soufflé pendant un siècle et demi sur les feux du virilisme, en épuisant les res­sources natu­relles et en accrois­sant les inéga­li­tés. L’exemple absolu, c’est la conquête de l’espace que se dis­pu­taient les grands pays et qui est main­te­nant devenue un concours de bites entre mil­liar­daires. Ça nous emmène dans le mur, col­lec­ti­ve­ment. L’alternative, c’est évi­dem­ment de laisser les fossiles dans le sol, etc. Mais si nous voulons que cela advienne, nous devrons coopérer et, pour cela, une gou­ver­nance féministe me semble un prérequis. Nous devons prendre conscience qu’un système de domi­na­tion conduit à sa propre perte, car le dominant est incapable de se fixer des limites. De façon plus anec­do­tique, j’espère que je pourrai un jour raconter ce qu’était notre vie de femmes et que cela semblera aussi lunaire que se rappeler aujourd’hui que nos arrière-grands-mères n’avaient pas le droit de porter de pantalons.

Winnie Byanyima Les mou­ve­ments col­lec­tifs me donnent de l’espoir, car rien ne peut avancer sans des gens qui se lèvent. #MeToo a commencé dans l’industrie hol­ly­woo­dienne puis a fait tomber des hommes puissants et a secoué bien des secteurs d’un continent à l’autre. De plus en plus, je constate une évolution dans les ins­ti­tu­tions, où nous avons tous·tes dû changer les règles afin de pouvoir éradiquer la violence sexuelle. Je veux que cela continue. Ensuite, la situation des femmes en politique progresse aussi : en Allemagne, le gou­ver­ne­ment est paritaire pour la première fois ; en Finlande, une jeune femme est devenue Première ministre et s’est entourée d’autres femmes. Le monde est en train de changer sous mes yeux, et j’ai bon espoir que le futur soit féministe. •

Entretien réalisé le 10 février 2022 par Alix Bayle, jour­na­liste indé­pen­dante, et Emmanuelle Josse, coré­dac­trice en chef de La Déferlante. Les propos de Winnie Byanyima ont été traduits de l’anglais par Marguerite Capelle.

1. Le Forum for Women in Democracy (FOWODE) offre une pla­te­forme d’outils et de réseaux pour faciliter l’entrée des femmes ougan­daises dans les instances décisionnaires.

2. Le 18 janvier 2022, sur BFM TV, lors de l’émission « La France dans les yeux », en face de l’intéressé, Valérie Pécresse exprime son soutien aux femmes qui ont porté plainte pour agression sexuelle contre le journaliste.

3. Lors d’une séance à l’Assemblée nationale le 17 juillet 2012, des députés de l’UMP sifflent Cécile Duflot, alors ministre, qui porte une robe colorée.

4. Pour pres­crip­tion des faits. Denis Baupin riposte alors en assignant au tribunal ses accu­sa­trices pour dénon­cia­tion calom­nieuse. Mais ce procès donne lieu à plusieurs témoi­gnages (dont celui de Cécile Duflot) à charge contre l’homme politique, qui se voit condamné pour procédure abusive.

5. Oxfam International regroupe 20 orga­ni­sa­tions cari­ta­tives indé­pen­dantes pour lutter contre la pauvreté dans le monde. En 2018, le quotidien bri­tan­nique The Times révèle que des col­la­bo­ra­teurs de l’ONG, en mission à Haïti en 2010, ont eu des rapports tarifés avec des pros­ti­tuées haï­tiennes. Suivront d’autres révé­la­tions concer­nant des viols et des violences sexuelles commises par d’autres employés d’Oxfam au Soudan du Sud et au Liberia.

6. Le National Resistance Movement (NRM) est issu de la lutte armée contre le président Milton Obote à partir de 1981. Il prend le pouvoir en 1986, et son fondateur, Yoweri Museveni, préside depuis le pays. (Lire l’encadré ci-dessous.)

Winnie Byanyima et Cécile Duflot en 10 dates

1959 : Naissance de Winnie Byanyima à Mbarara, en Ouganda, trois ans avant l’indépendance du pays.

1975 : Naissance de Cécile Duflot à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne).

1976 : Winnie Byanyima fuit la dictature ougan­daise et part étudier en Angleterre.

1994 : Winnie Byanyima est élue membre de l’Assemblée consti­tuante ougan­daise, puis députée en 1996.

2006 : Cécile Duflot est élue secré­taire nationale des Verts.

2012 : Nommée ministre de l’Égalité des ter­ri­toires et du Logement sous François Hollande, Cécile Duflot démis­sionne en 2014.

2013 : Winnie Byanyima devient direc­trice exécutive d’Oxfam International.

2018 : Cécile Duflot prend la direction d’Oxfam France.

2019 : Février Cécile Duflot appelée à témoigner au procès intenté par Denis Baupin pour dénon­cia­tion calomnieuse.
Novembre  Winnie Byanyima est nommée direc­trice exécutive d’Onusida.

 

Une histoire ougandaise
Le parcours de Winnie Byanyima est lié à l’histoire agitée de l’Ouganda, pays enclavé d’Afrique de l’Est et colonie bri­tan­nique jusqu’en 1962. La situation politique post-indépendance y est très instable : en 1971, Idi Amin Dada met en place une dictature san­gui­naire qui cause la mort ou la disparition
de centaines de milliers d’Ougandais·es. Quand il est chassé du pouvoir huit ans plus tard, une guerre civile éclate : aux côtés de Yoweri Museveni, un temps son compagnon, Winnie Byanyima prend part à la rébellion au sein du National Resistance Movement (NRM). En 1986, le NRM parvient au pouvoir et Museveni devient président. Les idéaux marxistes du mouvement cèdent la place à des poli­tiques libérales, qui font du pays le bon élève du FMI, avec divers signes de moder­ni­sa­tion – dimi­nu­tion de la pauvreté, déve­lop­pe­ment d’une classe moyenne, intro­duc­tion de quotas de femmes au Parlement. Mais la Constitution ougan­daise, adoptée en 1995, est pro­gres­si­ve­ment réformée pour favoriser l’autoritarisme croissant de Museveni. En mai 2021, celui-ci entame, à l’âge de 76 ans, son sixième mandat consécutif.

 

De la com­pli­ci­té à l’amitié
C’est Cécile Duflot qui a suggéré d’inviter Winnie Byanyima pour une rencontre dans les pages de La Déferlante : « Elle a un parcours dingue ! »
Le jour de l’entretien, elles sont arrivées en même temps, décon­trac­tées et enjouées comme le sont les bonnes copines : elles avaient profité du passage à Paris de Winnie Byanyima, qui travaille à Genève, pour déjeuner ensemble. Malgré toutes leurs dif­fé­rences – leurs lieux et milieux d’origine, leur jeunesse, leur âge –, leur com­pli­ci­té, nourrie de plusieurs années de col­la­bo­ra­tion au sein du réseau Oxfam, saute aux yeux. Avec amusement, Winnie Byanyima se souvient de la première inter­ven­tion – plutôt reten­tis­sante – de Cécile Duflot au sein du conseil d’administration de l’ONG : « Elle a dit : “Pourquoi est-ce que je devrais parler en anglais ? Je pensais que nous étions une orga­ni­sa­tion mondiale.” Nous avons changé les règles, nous avons fait 
venir des inter­prètes, et elle a pu parler en français. » Mais quand il s’agit d’évoquer les liens de confiance noués dans le contexte du procès Baupin, les gorges se nouent, l’émotion surgit : ce qui se joue entre ces deux-là, c’est aussi un féminisme en acte.

Rire : peut-on être drôle sans humilier

Retrouvez cet article dans La Déferlante n°6 Rire (juin 2022)

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