Winnie Byanyima, Cécile Duflot, vous avez eu toutes deux des parents engagés pour la justice sociale. Le féminisme avait-il sa place dans cette politisation précoce ?
Winnie Byanyima Oui, j’ai grandi en étant très consciente que filles et garçons n’avaient pas les mêmes droits.
Winnie Byanyima, à 25 ans, jeune ingénieure aéronautique, vous entrez dans la clandestinité en intégrant la rébellion armée ougandaise. Comment être féministe en temps de guérilla ?
Winnie Byanyima Le mouvement dans lequel je combattais était dirigé par des hommes progressistes, aux conceptions assez marxistes. Moi, en tant que féministe de gauche, je militais pour l’égalité des sexes. Et ils me disaient : « Winnie, arrête de faire des problèmes. Nous nous occuperons de ça une fois que nous aurons éliminé le dictateur. » Ils m’ont même traitée d’« obscurantiste », parce qu’ils craignaient que je n’embrouille les camarades. Mais ils ont fini par comprendre qu’il fallait s’attaquer à toutes les injustices en même temps. Et plus tard, notre mouvement a ouvert la voie aux femmes en politique.
Cécile Duflot, vous avez à peu près le même âge quand vous rejoignez les Verts en 2001. Même question : comment être féministe dans la sphère politique, également très viriliste ?
Cécile Duflot Je me suis engagée dans un parti qui se revendiquait déjà féministe à l’époque. Mais quand je suis arrivée à la direction du parti, j’avais 28 ans, j’ai entendu l’un des chefs dire : « On ne va quand même pas foutre à la direction une mère de famille nombreuse. » J’avais trois enfants. J’ai serré les dents et, en conscience, j’ai décidé d’adopter une partie des codes complètement virilistes nécessaires pour se faire respecter. J’ai appris qu’il fallait parfois être capable d’aller à l’affrontement physique. Lors de mon premier mandat de secrétaire nationale, en 2006, il y avait un mec qui m’appelait régulièrement « la manageuse » à la table de la direction, pour me décrédibiliser. Voyant qu’il n’arrêtait pas malgré l’ultimatum que je lui avais donné, j’ai fini par lui mettre un grand coup de genou entre les jambes en sortant d’une réunion. À ce moment-là, tout le monde s’est retourné. J’ai dit : « Oui, ne cherchez pas, je lui ai foutu un coup de genou dans les couilles. » Et je l’ai prévenu : « La prochaine fois, Patrick, c’est un coup de boule. Et tu sais quoi, je te tirerai aussi par les oreilles, ça fait très, très mal. » En vrai, je déconseille à tout le monde de faire ça. Mais à partir de ce jour-là, ils se sont dit que j’étais cinglée, et plus personne ne m’a embêtée – c’est terrible d’ailleurs, parce que c’est une défaite, c’est le pire du comportement viril. Plus tard, lors de négociations difficiles avec le Parti socialiste pendant les municipales de 2008, je faisais exprès de parler comme une charretière alors que j’étais enceinte de huit mois et demi. La nana avec un très gros ventre qui s’exprime de façon vulgaire en instaurant un rapport de force de brute, ça faisait perdre leurs moyens à certains. À l’époque, j’estimais que, pour montrer ma solidité, je devais serrer les dents sur les agressions et les remarques sexistes. Maintenant, notamment grâce à #MeToo, je réalise que je n’aurais pas dû subir ça ni y répondre de cette manière. Je ne fais plus ça !
Winnie Byanyima C’est un monde tellement inégalitaire… Lorsque j’ai débuté comme officière mécanicienne à Uganda Airlines, il m’est arrivé de devoir endurer les blagues graveleuses de mes supérieurs pendant huit heures de vol. Plus tard, au sein de mon organisation politique, c’étaient des remarques sexistes. En tant que femme, vous êtes tout le temps désavantagée. Si vous vous battez pour vos droits, vous êtes agressive ; si vous vous taisez, vous êtes faible. C’est pour cette raison que nous sommes féministes, parce que personne ne doit subir cela, et parce qu’au fil des ans, nous développons une empathie à l’égard de toute personne subissant une oppression.
« Je vois des jeunes reprendre nos combats aussi bien socialistes que féministes, et j’essaie de leur transmettre ce que j’ai appris. »
Winnie Byanyima
Dans votre lutte contre les oppressions justement, Winnie Byanyima, il y a votre participation à la rédaction de la Constitution ougandaise de 1995. Elle est reconnue comme un outil précurseur en matière d’égalité de genre.
Winnie Byanyima L’élaboration de cette nouvelle Constitution pour l’Ouganda, c’est l’une des grandes réalisations de ma vie. Quand je me suis présentée aux élections [de l’Assemblée constituante], tous ceux au pouvoir dans ma circonscription – au sein du gouvernement local, de l’Église, des écoles – étaient des hommes. À l’époque, je n’étais pas mariée et je n’avais pas d’enfant ; je me suis retrouvée à devoir défendre mes choix dans une communauté très religieuse et conservatrice. Alors j’ai incité les femmes à s’engager et à voter pour moi : on pouvait les voir mener ma campagne. Finalement, j’ai gagné haut la main et j’ai pris la tête du groupe parlementaire des 51 femmes députées. Avec quelques député·es représentant la jeunesse et les travailleur·euses, nous avons réussi à former un bloc représentant 20 % de l’Assemblée. Ensemble, nous avons introduit dans la Constitution un quota d’un tiers de femmes dans chaque assemblée locale. Aujourd’hui, en Ouganda, elles sont presque 50 % de femmes dans les assemblées locales, l’un des chiffres les plus élevés au monde ! Pour former les femmes qui intégraient la vie politique, nous avons créé le Forum des femmes pour la démocratie (1) : nous leur avons montré comment faire campagne, écrire un discours, lire un budget, présenter une motion, etc. Ce fut une période historique passionnante : on construisait un pays qui sortait de la guerre en élaborant une constitution où les droits humains, ceux des femmes et des enfants notamment, avaient toute leur place.
Aujourd’hui, Yoweri Museveni – votre ancien frère d’armes – gouverne l’Ouganda en dictateur. Où en sont les droits des femmes dans ce régime autoritaire ?
Winnie Byanyima Le président Museveni a mené une révolution à laquelle j’ai participé, puis il a commencé à modifier la Constitution de 1995 avec l’aide de députés corrompus. Il a changé les règles à son avantage et celui de sa clique ; lui et quelques hommes qui contrôlaient l’armée se sont accaparé le pouvoir politique. Peut-on être féministe et soutenir une telle dictature ? Bien sûr que non. Le féminisme défend l’égalité, la justice pour tous et toutes. C’est pourquoi j’ai quitté la politique pour me consacrer au développement international. Je ne pouvais pas continuer à soutenir un président et un gouvernement qui n’ont pas la légitimité du peuple. Aujourd’hui, des féministes sont présentes dans la société civile, dans les universités et dans d’autres institutions, des femmes sont élues en nombre, pourtant le système est bloqué par un leader qui ne veut pas lâcher le pouvoir. Ces bons chiffres servent de faire-valoir démocratique pour le régime, mais ils n’ont aucun effet sur les Ougandais·es des classes populaires. Nous n’abandonnons pas. Je vois des jeunes reprendre nos combats aussi bien socialistes que féministes, et j’essaie de leur transmettre ce que j’ai appris. C’est deux pas en avant, un pas en arrière.
Cécile Duflot, vous entrez chez les Verts juste après le vote de la loi sur la parité en 2000. En vingt ans de vie politique, avez-vous pu constater les effets positifs de cette loi ?
Cécile Duflot En matière de féminisation, comme le dit Winnie, ça progresse par à‑coups. Il n’y a jamais eu autant de femmes candidates à l’élection présidentielle : les deux partis qui ont structuré la vie politique française de ces dernières décennies – le Parti socialiste et les Républicains – ont chacun une candidate [Anne Hidalgo et Valérie Pécresse], c’est une première historique. La prise de position de Valérie Pécresse face à Jean-Jacques Bourdin (2) n’aurait jamais été imaginable avant #MeToo. Et plus aucune ministre ne se fera siffler dans l’hémicycle parce qu’elle porte une robe (3). Je fais partie d’une génération qui n’était pas convaincue par la parité. Moi, je voulais gagner des postes au mérite mais je n’avais pas du tout réalisé que le système était extrêmement fermé. Je suis très heureuse que des féministes plus expérimentées aient tenu bon en 2000. Pourtant, même s’il y a parité au gouvernement aujourd’hui, le pouvoir exécutif en France est encore entre des mains masculines. Les femmes nommées au gouvernement sans avoir instauré un rapport de force sont condamnées, pour beaucoup, à faire de la figuration ou à être complices du patriarcat. Donc même si les règles sont utiles, elles ne suffisent pas.
En février 2019, vous avez révélé avoir été agressée onze ans auparavant par Denis Baupin, alors figure incontournable chez les Verts. Qu’est-ce qui vous décide à prendre la parole à ce moment-là ?
Cécile Duflot L’histoire est un peu plus ancienne. Je savais comment se comportait Denis Baupin, mais je pensais qu’il avait changé depuis qu’il avait rencontré sa compagne [Emmanuelle Cosse]. En 2015, je retourne à l’Assemblée nationale et je comprends qu’il y a toujours un souci. Alors, quand Sandrine Rousseau, qui à l’époque est porte-parole nationale d’EELV, me raconte l’agression sexuelle qu’elle a subie, je lui promets de témoigner si elle porte plainte. Quand elle le fait l’année suivante, je suis convoquée par la police et je dis ce que j’ai à dire. Mais en mars 2017, l’enquête est classée sans suite (4). Finalement, c’est Denis Baupin qui porte plainte. Début 2019, le procès arrive et je réalise qu’il va coïncider avec le moment où Winnie – alors directrice d’Oxfam International – vient inaugurer les nouveaux locaux d’Oxfam France. Sur le coup, je suis effondrée et je me dis que, médiatiquement, ça va complètement phagocyter sa visite. Quand je l’appelle enfin, je lui raconte, et là – je m’en souviendrai toute ma vie –, elle me dit : « Je suis si fière de toi ! » C’était incroyable, tellement le contraire de ce à quoi je m’attendais ! Sa réaction a joué sur l’intégralité de mon témoignage. Témoigner a été à la fois extrêmement libératoire et extrêmement douloureux, ça a fait remonter chez moi tout un tas de scènes que j’avais vécues. Et quand j’ai vu la presse après, je me suis dit : « Putain ! Avoir serré les dents pendant 15 ans pour finir ma carrière politique avec “Duflot en larmes au tribunal” en une ! » Mais on ne choisit pas sa part dans l’histoire de l’émancipation des femmes. Je n’avais pas anticipé que ma robe bleue deviendrait un étendard du sexisme en politique. Et quand je suis allée témoigner au procès Baupin, je l’ai fait pour Sandrine et parce que, vraiment, je trouvais hallucinant qu’il ose porter plainte.
Je pense que ma parole a porté parce que j’avais pu être agressée alors que j’incarnais une certaine force, j’étais cheffe de parti, je tenais tête au président de la République. Mon témoignage, ça voulait dire que les violences sexuelles, ce n’était pas un truc de faible femme, de victime, de chouineuse mais bien un enjeu systémique. De fait, en politique, les agresseurs savaient que leurs victimes ne pourraient pas parler. Tu n’es pas cheffe de parti si tu vas te plaindre parce que machin a essayé de t’embrasser. Ça a toujours fait partie du système pour nous écarter : soit tu supportais et cela te rendait dure, soit tu prenais la tangente. D’une certaine manière, j’ai fini par prendre la tangente, d’ailleurs, moi aussi. Mais Winnie, à ce moment-là, avec ses mots, elle m’a donné un blanc-seing, elle m’a dit : « Vas‑y. ». Je ne suis pas de celles qui pensent que la sororité existe tout le temps, mais parfois une phrase dite par une femme en qui vous avez confiance, ça change tout.
« la conquête de l’espace que se disputaient les grands pays est devenue un concours de bites entre milliardaires. Ça nous emmène dans le mur. »
Cécile Duflot
Winnie Byanyima La violence envers les femmes et les filles est si répandue qu’il n’y a pratiquement aucune d’entre nous qui n’y a pas été confrontée. Nous ne pourrons pas résoudre ce problème tant que nous n’aurons pas de dirigeant·es prêt·es à dénoncer la violence, et c’est ce que j’ai vu Cécile faire, au prix d’un lourd tribut. S’il y a une seule raison pour laquelle nous avons besoin de femmes au pouvoir partout, c’est qu’il n’y aura pas de tolérance zéro tant que les femmes ne dirigeront pas aussi.
Winnie Byanyima, quels souvenirs gardez-vous du scandale qui a éclaté alors que vous étiez à la tête d’Oxfam International, sur des faits de violences sexuelles perpétrées par des membres d’Oxfam Grande-Bretagne à Haïti en 2011 ?
Winnie Byanyima C’était une situation très difficile. La violence est une question d’inégalités et d’abus de pouvoir. Dans ce cas, il y avait notre pouvoir en tant qu’organisation humanitaire disposant de ressources pour sauver des vies en Haïti, en l’occurrence le pouvoir de nos employé·es, pour la plupart des personnes occidentales privilégiées. En face, il y avait les victimes, des femmes noires pauvres d’Haïti. Même si cela avait eu lieu dix ans avant mon entrée en fonction, Oxfam n’était pas moins responsable (5). Se mentir n’aurait servi à rien. Certains des grands membres du réseau Oxfam craignaient que cela n’ait un impact sur leur image de marque. Mais les féministes au sein de notre conseil d’administration ont dit non, nous devons demander pardon publiquement. C’était difficile, mais cela a aidé Oxfam à devenir une organisation résolument plus féministe.
Vous avez d’ailleurs évoqué à diverses reprises, l’une et l’autre, la nécessité d’instaurer une approche féministe du pouvoir au sein de cette ONG. À quoi ressemble-t-elle concrètement ?
Winnie Byanyima Nous avons commencé par examiner qui détenait le pouvoir au sein d’Oxfam, pour le partager plus équitablement – c’est ça, le féminisme. Nous avons regardé vers les pays du Sud et demandé à des féministes indiennes de nous aider à mettre en œuvre des principes féministes dans notre gouvernance, nos programmes et nos campagnes. Et puis nous avons agi. Notre conseil d’administration est passé d’environ 30 % à plus de 60 % de femmes membres ! Nous avons intégré davantage d’organisations affiliées du Sud dans notre structure, afin de rééquilibrer le pouvoir en leur faveur. Nous avons forcé nos économistes et nos militant·es à regarder au-delà des inégalités économiques pour tenir compte d’autres disparités, comme celles liées au genre.
Cécile Duflot Comme le dit Winnie, pour que les femmes comptent, il faut les compter. Ça veut par exemple dire qu’on systématise une approche genrée : à Oxfam France, on a mis en lumière l’impact que le plan de relance proposé par la France fin 2020 aurait concrètement sur les conditions de vie des femmes. Dans notre organisation interne, le scandale d’Oxfam Grande-Bretagne en Haïti nous a amené·es à appliquer un principe de tolérance zéro envers toute remarque ou comportement sexistes. C’est reposant pour tout le monde, y compris pour les hommes. À un autre niveau, cette vision féministe devrait aussi avoir un impact sur les relations entre affilié·es du Sud et du Nord, mais on n’est pas encore au bout du chemin, pour parler poliment. C’est malgré tout un cadre global qui oblige à discuter des relations de pouvoir en général.
« Ni les inégalités de genre ou de classe, ni la pauvreté, ni la crise climatique ne sont une fatalité. C’est le résultat de choix ou de non-choix politiques. Je veux que ce combat soit un jour victorieux. »
Cécile Duflot
Vous vous êtes toutes deux éloignées de la vie politique institutionnelle pour travailler dans des ONG ou des institutions supranationales. Pourquoi ce choix ?
Winnie Byanyima Le Mouvement de résistance national (6) a commencé [à la fin des années 1990] à perdre son âme, à être corrompu et à tricher aux élections. Quand j’ai manifesté mon opposition, j’ai été réduite au silence, plusieurs fois jetée en prison. Ça a fait peur aux autres politicien·nes et ça m’a empêchée de mobiliser au sein du mouvement. À un moment, j’ai compris que je devais trouver un autre espace de lutte. Je suis partie, mais avec beaucoup de peine au cœur, car j’aimais servir ma communauté. Comme je faisais partie du mouvement des femmes, j’ai pu intégrer un programme de l’Union africaine, puis les Nations unies. Chaque fois, j’ai trouvé un poste où j’ai pu faire avancer mes valeurs féministes. Il est possible d’influencer des vies sans être élue, en mobilisant les communautés par exemple, en utilisant les ressources à disposition. Mes fonctions à Onusida sont très politiques, comme c’était déjà le cas à Oxfam. Si vous savez comment pousser vos idées, vous pouvez avoir beaucoup d’influence.
Et vous, Cécile Duflot, votre départ de la vie politique a‑t-il quelque chose à voir avec le constat d’une crise démocratique ?
Cécile Duflot C’est un double mouvement. À titre personnel, j’avais énormément encaissé pendant quinze ans et j’avais très peur de devenir aigrie. Ensuite, il fallait faire mûrir la société sur les questions écologiques. Même avec la transformation d’EELV [en 2010, le parti Les Verts devient Europe Écologie Les Verts], le parti écolo restait un peu cantonné. Mais cela ne veut pas dire que je ne crois plus en la politique. Pendant mes deux ans au ministère du Logement, j’ai bien vu qu’on pouvait agir, avec de l’énergie et des compromis. Simplement j’ai eu envie de trouver une autre façon de faire. À Oxfam France, notre travail est de lier les questions écologiques et sociales afin d’ouvrir un horizon de justice crédible. C’est ce qui a fonctionné avec l’Affaire du siècle 7. Notre avantage, c’est que nous pouvons travailler sur la durée, sans échéance électorale ni dimension partisane et donc créer des coalitions les plus larges possibles. Ni les inégalités de genre ou de classe, ni la pauvreté, ni la crise climatique ne sont une fatalité. Je sais que c’est le résultat de choix ou de non-choix politiques. Je veux que ce combat soit un jour victorieux.
Winnie Byanyima, pour Oxfam International, vous êtes intervenue régulièrement au forum de Davos. Aller interpeller les élites économiques sur leur lieu de pouvoir, est-ce un moyen d’instaurer un rapport de force ?
Winnie Byanyima Le forum de Davos est un espace où se réunissent les dirigeant·es des grandes entreprises du monde entier et des pays riches. Entre eux, ils pratiquent un lobbying mutuel, établissent l’agenda économique de l’année à venir et ignorent les 99 % qui ne sont pas là. Je n’y suis jamais allée pour négocier mais pour leur dire ma vérité. J’ai eu cette opportunité parce que je dirigeais Oxfam International et qu’il nous semblait très important de confronter les participant·es à ce qui se passe vraiment pour la majorité des gens ordinaires. C’est puissant, ça les ébranle. Je ne peux pas dire qu’ils ont changé, mais l’agenda a changé.
Quand nous avons publié notre premier rapport sur les inégalités en 2014, ils nous ont d’abord ignoré·es poliment. Mais ils ont fini par inscrire les inégalités à l’ordre du jour et maintenant, ils les mentionnent dans le rapport annuel sur les risques mondiaux qu’ils publient à l’issue de chaque forum. C’est un prérequis : d’abord, vous forcez les gens à voir le problème et, ensuite, vous les poussez à mettre en œuvre des solutions.
Passons à une dimension plus intime : vous assumez toutes les deux votre foi catholique…
Winnie Byanyima Ah, mais j’ai encore plus en commun avec Cécile que je ne le pensais !
Est-ce que cette foi, dans un contexte de prises de position réactionnaires de l’institution catholique, n’entre pas en conflit avec votre engagement féministe ?
Cécile Duflot Pour moi, pas du tout. Par exemple, j’ai énormément soutenu la théologienne Anne Soupa lorsqu’elle a candidaté à l’archevêché de Lyon en mai 2020. Des amies féministes m’ont dit : « L’Église catholique est sexiste, ignorons-la », mais je ne suis pas d’accord. Quand une institution a une telle influence psychologique sur une société, ce qui s’y passe n’est pas anodin. Et je soutiens les femmes qui veulent accéder aux mêmes responsabilités que les hommes, où qu’elles se trouvent.
Me soucier du plus faible et ne pas jeter la pierre sur la prostituée, c’est ça que j’ai appris avec les Évangiles et c’est absolument cohérent avec la défense des personnes LGBTQI+. Je n’ai aucun problème à articuler les enseignements de la Bible, l’éducation que j’ai reçue et les combats que je mène. J’ai bien conscience que c’est très gênant pour certain·es mais je suis mère de famille nombreuse, j’ai eu plusieurs maris et je suis catholique. J’ai reçu des courriers me demandant d’arrêter de le revendiquer. Au moment des débats sur le Mariage pour tous, l’aumônier de l’Assemblée nationale m’a même invitée à déjeuner : il était embarrassé de voir une ministre catholique manifester en faveur de cette loi ! Je crois qu’il aurait préféré que je me taise. Moi, je suis contente que ça dérange. Il n’y a pas sur Terre d’envoyé direct de Dieu qui peut déterminer qui a raison entre moi et je ne sais quel prêtre intégriste. C’est qui le vrai catholique ? Allez, on débat, je n’ai pas peur. D’autant qu’aujourd’hui le pape François a quand même embrassé beaucoup de combats qui étaient les miens, c’est assez cocasse.
Winnie Byanyima J’ai moi aussi été élevée dans la religion catholique. Je tiens à ma foi, parce qu’elle est à la racine de mes valeurs politiques. Elle a confirmé ce que mes parents me transmettaient : l’essentiel est de prendre soin des autres, de sa communauté. Plus tard, à l’école, les religieuses m’ont appris qu’il fallait partager et vivre simplement. Tout ça m’a fait prendre conscience des inégalités. Mais je n’accepte pas tout ce qui est enseigné au sein de l’Église. Je ne suis pas d’accord avec la discrimination que les femmes y subissent, ni avec la haine que prêchent certain·es au nom d’une religion. Je pense notamment que l’Église doit rattraper son retard sur les questions LGBTQI+ et accepter que certaines personnes sont nées comme elles sont. Le pape va dans ce sens, mais j’aimerais que cela aille plus vite. On peut se battre contre ça, la foi reste.
Votre travail au sein d’Onusida vous vaut-il d’être vue comme une hérétique ?
Winnie Byanyima Non, mais je suis fréquemment attaquée sur Twitter par des communautés particulièrement conservatrices, surtout dans mon pays. En Ouganda, être gay fait de vous un·e criminel·le. Malgré l’existence de traitements permettant à des personnes séropositives de vivre longtemps, elles continuent de mourir à cause des préjugés et de la haine. Devoir cacher celle ou celui qu’on aime, avoir peur d’aller se faire soigner, c’est horrible. Donc, face aux attaques, je riposte, j’entame la conversation. Je suis heureuse de combattre ces injustices, et je me fiche de ce qu’on en dit.
On vous sent portées, l’une et l’autre, par cet optimisme qui donne l’énergie de lutter. Quelle utopie féministe espérez-vous voir advenir dans le futur ?
Cécile Duflot Moi, je crois qu’il peut y avoir une gouvernance féministe du monde. Nous avons soufflé pendant un siècle et demi sur les feux du virilisme, en épuisant les ressources naturelles et en accroissant les inégalités. L’exemple absolu, c’est la conquête de l’espace que se disputaient les grands pays et qui est maintenant devenue un concours de bites entre milliardaires. Ça nous emmène dans le mur, collectivement. L’alternative, c’est évidemment de laisser les fossiles dans le sol, etc. Mais si nous voulons que cela advienne, nous devrons coopérer et, pour cela, une gouvernance féministe me semble un prérequis. Nous devons prendre conscience qu’un système de domination conduit à sa propre perte, car le dominant est incapable de se fixer des limites. De façon plus anecdotique, j’espère que je pourrai un jour raconter ce qu’était notre vie de femmes et que cela semblera aussi lunaire que se rappeler aujourd’hui que nos arrière-grands-mères n’avaient pas le droit de porter de pantalons.
Winnie Byanyima Les mouvements collectifs me donnent de l’espoir, car rien ne peut avancer sans des gens qui se lèvent. #MeToo a commencé dans l’industrie hollywoodienne puis a fait tomber des hommes puissants et a secoué bien des secteurs d’un continent à l’autre. De plus en plus, je constate une évolution dans les institutions, où nous avons tous·tes dû changer les règles afin de pouvoir éradiquer la violence sexuelle. Je veux que cela continue. Ensuite, la situation des femmes en politique progresse aussi : en Allemagne, le gouvernement est paritaire pour la première fois ; en Finlande, une jeune femme est devenue Première ministre et s’est entourée d’autres femmes. Le monde est en train de changer sous mes yeux, et j’ai bon espoir que le futur soit féministe. •
Entretien réalisé le 10 février 2022 par Alix Bayle, journaliste indépendante, et Emmanuelle Josse, corédactrice en chef de La Déferlante. Les propos de Winnie Byanyima ont été traduits de l’anglais par Marguerite Capelle.
1. Le Forum for Women in Democracy (FOWODE) offre une plateforme d’outils et de réseaux pour faciliter l’entrée des femmes ougandaises dans les instances décisionnaires.
2. Le 18 janvier 2022, sur BFM TV, lors de l’émission « La France dans les yeux », en face de l’intéressé, Valérie Pécresse exprime son soutien aux femmes qui ont porté plainte pour agression sexuelle contre le journaliste.
3. Lors d’une séance à l’Assemblée nationale le 17 juillet 2012, des députés de l’UMP sifflent Cécile Duflot, alors ministre, qui porte une robe colorée.
4. Pour prescription des faits. Denis Baupin riposte alors en assignant au tribunal ses accusatrices pour dénonciation calomnieuse. Mais ce procès donne lieu à plusieurs témoignages (dont celui de Cécile Duflot) à charge contre l’homme politique, qui se voit condamné pour procédure abusive.
5. Oxfam International regroupe 20 organisations caritatives indépendantes pour lutter contre la pauvreté dans le monde. En 2018, le quotidien britannique The Times révèle que des collaborateurs de l’ONG, en mission à Haïti en 2010, ont eu des rapports tarifés avec des prostituées haïtiennes. Suivront d’autres révélations concernant des viols et des violences sexuelles commises par d’autres employés d’Oxfam au Soudan du Sud et au Liberia.
6. Le National Resistance Movement (NRM) est issu de la lutte armée contre le président Milton Obote à partir de 1981. Il prend le pouvoir en 1986, et son fondateur, Yoweri Museveni, préside depuis le pays. (Lire l’encadré ci-dessous.)
Winnie Byanyima et Cécile Duflot en 10 dates
1959 : Naissance de Winnie Byanyima à Mbarara, en Ouganda, trois ans avant l’indépendance du pays.
1975 : Naissance de Cécile Duflot à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne).
1976 : Winnie Byanyima fuit la dictature ougandaise et part étudier en Angleterre.
1994 : Winnie Byanyima est élue membre de l’Assemblée constituante ougandaise, puis députée en 1996.
2006 : Cécile Duflot est élue secrétaire nationale des Verts.
2012 : Nommée ministre de l’Égalité des territoires et du Logement sous François Hollande, Cécile Duflot démissionne en 2014.
2013 : Winnie Byanyima devient directrice exécutive d’Oxfam International.
2018 : Cécile Duflot prend la direction d’Oxfam France.
2019 : Février Cécile Duflot appelée à témoigner au procès intenté par Denis Baupin pour dénonciation calomnieuse.
Novembre Winnie Byanyima est nommée directrice exécutive d’Onusida.
Une histoire ougandaise
Le parcours de Winnie Byanyima est lié à l’histoire agitée de l’Ouganda, pays enclavé d’Afrique de l’Est et colonie britannique jusqu’en 1962. La situation politique post-indépendance y est très instable : en 1971, Idi Amin Dada met en place une dictature sanguinaire qui cause la mort ou la disparition
de centaines de milliers d’Ougandais·es. Quand il est chassé du pouvoir huit ans plus tard, une guerre civile éclate : aux côtés de Yoweri Museveni, un temps son compagnon, Winnie Byanyima prend part à la rébellion au sein du National Resistance Movement (NRM). En 1986, le NRM parvient au pouvoir et Museveni devient président. Les idéaux marxistes du mouvement cèdent la place à des politiques libérales, qui font du pays le bon élève du FMI, avec divers signes de modernisation – diminution de la pauvreté, développement d’une classe moyenne, introduction de quotas de femmes au Parlement. Mais la Constitution ougandaise, adoptée en 1995, est progressivement réformée pour favoriser l’autoritarisme croissant de Museveni. En mai 2021, celui-ci entame, à l’âge de 76 ans, son sixième mandat consécutif.
De la complicité à l’amitié
C’est Cécile Duflot qui a suggéré d’inviter Winnie Byanyima pour une rencontre dans les pages de La Déferlante : « Elle a un parcours dingue ! »
Le jour de l’entretien, elles sont arrivées en même temps, décontractées et enjouées comme le sont les bonnes copines : elles avaient profité du passage à Paris de Winnie Byanyima, qui travaille à Genève, pour déjeuner ensemble. Malgré toutes leurs différences – leurs lieux et milieux d’origine, leur jeunesse, leur âge –, leur complicité, nourrie de plusieurs années de collaboration au sein du réseau Oxfam, saute aux yeux. Avec amusement, Winnie Byanyima se souvient de la première intervention – plutôt retentissante – de Cécile Duflot au sein du conseil d’administration de l’ONG : « Elle a dit : “Pourquoi est-ce que je devrais parler en anglais ? Je pensais que nous étions une organisation mondiale.” Nous avons changé les règles, nous avons fait
venir des interprètes, et elle a pu parler en français. » Mais quand il s’agit d’évoquer les liens de confiance noués dans le contexte du procès Baupin, les gorges se nouent, l’émotion surgit : ce qui se joue entre ces deux-là, c’est aussi un féminisme en acte.