Forcément progressistes, les mouvements écologistes ? « Il ne faut pas croire que l’écologie est naturellement de gauche, répond Antoine Dubiau, doctorant à l’université de Genève et auteur de l’ouvrage Écofascismes (Grevis, 2022).
Comme tout objet politique, elle trouve aussi ses propres configurations à l’extrême droite. » Son vocabulaire, ses luttes et ses idéaux sont aussi le terreau d’idéologies conservatrices présentes de longue date.
En Europe, les premiers liens qui se tissent entre les courants conservateurs et la défense de l’environnement remontent à la fin du XIXe siècle. En réaction à la modernisation imposée par la révolution industrielle, divers intellectuels et groupes politiques nationalistes rejettent le progrès technologique et l’urbanisation. Ils appellent à la préservation de la nature et au retour à la terre, à travers lesquels ils voient un moyen de protéger l’existence des peuples, des paysages et des modes de vie traditionnels.
Au cours du XXe siècle, les critiques conservatrices s’étendent à l’égalité des sexes, la reconnaissance des droits des homosexuel·les ou la légalisation de l’avortement, qui apparaissent à leur tour comme des dérives du progrès. Le libéralisme politique et économique dominant est accusé de piétiner à la fois les normes sociales traditionnelles (l’hétérosexualité, la complémentarité des sexes, l’assignation des femmes à la procréation) et l’environnement, qui subit de multiples dégradations (telles que la pollution ou la déforestation).
En ce début du XXIe siècle, cette critique du libéralisme prend une autre ampleur. La médiatisation grandissante des désastres écologiques et climatiques, en même temps que des luttes féministes, queers et antiracistes, favorise des discours écoréactionnaires qui essaiment à de multiples endroits du spectre politique. Minoritaire au sein des partis institutionnels d’extrême droite, qui s’illustrent plutôt par leur mépris de l’écologie et leur défense de l’industrie fossile, cette réserve d’arguments permet aux mouvements identitaires d’avancer leurs pions dans la bataille des idées avec d’autant plus d’efficacité qu’une certaine gauche anarchiste et décroissante y est complètement poreuse. Au point qu’on peut parler de convergences « rouge-vert-brun », selon les couleurs traditionnellement associées à ces camps politiques.
Des discours truffés de métaphores biologisantes
Au cœur de ces conceptions : la notion de « nature ». Elle repose sur l’idée que les interactions existant entre tous les organismes vivant sur Terre sont régies par des mécaniques biologiques fixes, et que cet ordre naturel est un modèle pour l’organisation des sociétés humaines, qui doivent le respecter et le protéger. D’où l’utilisation constante de métaphores biologisantes dans les discours écoréactionnaires : les migrant·es seraient des « espèces invasives » qui menaceraient l’écosystème ; l’homosexualité serait « contre-nature » et les personnes transgenres nieraient les « réalités biologiques ». La réaffirmation de la notion de « limite », en écho à l’expression de « limites planétaires (1) », est une injonction à prendre en compte les « limites » d’un territoire, d’une identité ou d’un corps.
Dans cette vision du monde, les femmes, les minorités de genre et de race sont considérées comme des menaces vis-à-Vis de l’équilibre « naturel » des sociétés blanches, patriarcales et hétéronormées.
Dans cette vision du monde, les femmes, les minorités de genre et de race sont considérées comme des menaces vis-à-vis de l’équilibre « naturel » des sociétés blanches, patriarcales et hétéronormées. « Il y a cette idée que les identités minoritaires sont profondément articulées au capitalisme néolibéral, qu’elles en sont à la fois les incarnations et les complices », analyse Cy Lecerf Maulpoix, chercheur indépendant et auteur du livre Écologies déviantes, Voyage en terres queers (Cambourakis, 2021). Les personnes LGBT+, racisées, colonisées ou issues du Sud global sont tantôt accusées d’être les suppôts du grand capital qui détruit la planète, tantôt perçues comme un poids écologique supplémentaire. Comme le soulignent Leïla et Kima (2), membres du Front de luttes pour une écologie décoloniale (Fled), « ces personnes sont persécutées et prises pour boucs émissaires alors qu’en réalité ce sont les premières victimes des crimes environnementaux ».
Au sein de cette nébuleuse intellectuelle, l’écofascisme, structuré par la pensée raciste, considère que l’identité d’un peuple est le fruit de son enracinement au territoire, et qu’il faut protéger cet écosystème des dangers de l’épuisement des ressources, de l’immigration et de la surpopulation. En ayant, si besoin, recours à la violence politique, à l’image de ces deux attentats terroristes perpétrés en 2019 : en mars, l’attaque de deux mosquées à Christchurch en Nouvelle-Zélande cause la mort de 22 personnes ; en août, celle d’un supermarché fréquenté par des Hispaniques à El Paso, dans l’État du Texas aux États-Unis, fait 52 victimes. Dans leur manifeste respectif, les meurtriers invoquent la défense de l’environnement : le premier se qualifie lui-même d’« écofasciste », le second entend, par son geste, « réduire le nombre de gens qui consomment les ressources de l’Amérique ».
Camps survivalistes et défense du terroir
Outre cette volonté d’éliminer des groupes perçus comme des « parasites », les écofascistes prônent le repli sur soi à travers la construction de communautés alternatives écolo-patriotes. Face au prétendu déclin écologique et civilisationnel, l’objectif est de se retrancher entre blanc·hes hétérosexuel·les pour construire des modes de vie en autosuffisance et reconquérir le territoire. Certain·es se retrouvent dans des camps survivalistes, d’autres montent
des projets néoruraux comme des Amap (3) ou des fermes pour se réapproprier la culture des terres et promouvoir des produits du terroir. Ce que le militant d’extrême droite Clément Martin a rebaptisé des « zones identitaires à défendre » (ZID), par analogie avec les zones à défendre (ZAD).
En milieu urbain, certains groupuscules d’extrême droite intègrent également l’écologie au sein de leur combat. « Le respect de la Terre n’est pas l’apanage des Verts ou des militants de gauche, mais un enjeu plein de bon sens pour tout homme attaché à sa patrie », affirme ainsi le groupe nationaliste identitaire Tenesoun. À Aix-en-Provence, ses membres ont ouvert un local militant avec leur propre potager afin « d’apprendre le travail de la terre pour mieux s’enraciner ». À Lyon, le groupe Lyon populaire mène depuis plusieurs mois une campagne en faveur de « l’écologie humaine ». Ses affidé·es la définissent comme « le respect de l’intégrité des êtres humains de leur mort à leur conception naturelle », et énoncent diverses « dérives bioéthiques » : « la manipulation scientifique sur les embryons, la fécondation in vitro, la PMA et la GPA » promues par « le lobby LGBT+, cette arme du capital ».
Cette notion d’« écologie humaine » est directement reprise des milieux catholiques traditionalistes, qui revendiquent également une pensée écologique. La leur est ancrée dans la spiritualité chrétienne. Distincte de l’écofascisme en ce qu’elle met à distance l’appel explicite à la violence politique et au racisme, elle est portée par une vision sacrée de la vie et des lois naturelles qui s’oppose à toutes formes de dispositifs biotechnologiques. Ainsi, la PMA ou la GPA, les transitions hormonales et chirurgicales, la contraception, l’IVG et l’euthanasie sont mises au même rang que les OGM et les pesticides. En France, au début des années 2010, La Manif pour tous a diffusé ce type d’arguments « pour dénoncer la mise en péril de l’ordre familial et reproductif naturel » que représentait à ses yeux l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, comme l’explique la socio-historienne Magali Della Sudda dans son livre Les Nouvelles Femmes de droite (Hors d’atteinte, 2022).
En 2015, le pape François s’empare à son tour des questions environnementales : sa célèbre encyclique Laudato si (4), cri d’alerte face aux dévastations de la planète, creuse la notion d’« écologie intégrale ». Celle-ci est supposée sauver les communautés humaines et non humaines, dont les liens fondent l’écosystème terrestre. Dès lors, les franges les plus conservatrices de l’Église vont réinterpréter le concept d’écologie intégrale dans une visée ouvertement réactionnaire, antiféministe et anti-LGBT+. C’est notamment le cas des membres de Limite. Revue d’écologie intégrale, un magazine d’écologie sociale et décroissante d’inspiration chrétienne, qui naît la même année. Parmi ses fondateur·ices, la journaliste du Figaro Eugénie Bastié, ou encore Gaultier Bès et Marianne Durano, deux ancien·nes membres des Veilleurs (mouvement d’opposition au mariage pour tous et toutes) aujourd’hui installé·es dans un écohameau chrétien. De 2015 à 2019 (5), la revue suit une ligne catholique profondément antilibérale et mélange des argumentaires conservateurs de droite et des revendications sociales de gauche. Les articles qui dénoncent le capitalisme, l’exploitation des travailleur·euses ou valorisent le christianisme social en côtoient d’autres typiques des milieux conservateurs : « Vers le transféminisme, pendant féminin du transhumanisme (6) ? », ou encore « La GPA : cet esclavage temporaire ». Marianne Durano y développe quant à elle le concept de « féminisme intégral », au cœur duquel se retrouvent l’écologie du quotidien, la santé naturelle, le soin du corps féminin et de la famille.
La naturalisation de l’ordre social influe aussi à gauche
Cependant, comme le pointe le chercheur Cy Lecerf Maulpoix, « la naturalisation du système hétérocispatriarcal n’émane pas seulement des milieux cathos et de l’extrême droite. Il existe aussi des zones troubles classées à gauche qui produisent de la matière fascisante sur ces questions ». Certaines voix écologistes de gauche, très identifiées dans le débat public, reprennent des antiennes telles que la naturalisation de l’ordre social ou la dénonciation de la manipulation excessive du vivant par les technologies, suscitant de vives polémiques. Pionnier de l’écologie et chantre de la « sobriété heureuse », selon la formule qu’il a popularisée, Pierre Rahbi (décédé en 2021) déclarait par exemple, dans un livre d’entretiens publié en 2013 (Pierre Rahbi, semeur d’espoirs, Actes Sud), à propos de la PMA pour les couples homosexuels : « Je considère comme dangereuse pour l’avenir de l’humanité la validation de la “famille” homosexuelle alors que, par définition, cette relation est inféconde. » En 2018, c’était le militant altermondialiste et ex-eurodéputé Europe Écologie les Verts (EELV) José Bové qui affirmait au journal La Croix : « La GPA, comme la PMA, n’[était] que le prolongement de ces techniques productivistes. Si on accepte, on ouvre la boîte de pandore de l’eugénisme et du transhumanisme. »
Moins médiatisés, certains milieux écologistes décroissants radicaux tiennent le même type de discours. L’un des axes majeurs de leur approche est la « technocritique », c’est-à-dire la critique du système technologique produit par les régimes capitalistes et productivistes. Elle peut déboucher sur un refus total du « progrès technique » et fustige celles et ceux supposé·es l’encourager : les personnes LGBT+, dont les techniques reproductives ou les transitions de genre sont toujours accusées de faire le lit du transhumanisme. Dans le champ éditorial, ce courant trouve des relais dans des maisons d’édition telles que L’Échappée ou La Lenteur, ou dans des médias écolo-radicaux comme le journal d’écologie politique La Décroissance. « PMA-GPA pour toutes, les idiots utiles du capitalisme », titrait-il par exemple en une en octobre 2019, deux mois après la publication d’un dossier intitulé « Contre la grande confusion », qui offrait un concentré de propos masculinistes, sexistes, homophobes et transphobes.
La PMA, la GPA, les transitions, la contraception, l’IVG et l’euthanasie sont mises au même rang que les OGM et les pesticides.
Sur le terrain militant, la technocritique réactionnaire est défendue par des collectifs antitech comme Pièces et main‑d’œuvre (PMO). Fondé en 2000 à Grenoble, le groupe multiplie les mêmes diatribes sexistes, homophobes et transphobes : sur leur site, on trouve des publications qui s’en prennent à « ces tordus “queer” », qualifiés également d’« agents de la technocratie » au service de « progrès technologiques [qui] dévalorisent la virilité et favorisent l’émancipation féminine ». Sa version féminine, Floraisons, un collectif d’écoféministes radicales antitrans, entend quant à elle « démanteler la civilisation industrielle patriarcale ». En 2022, lorsqu’elles annoncent leur venue pour une conférence sur l’écoféminisme à la Maison de l’écologie à Lyon, une coalition d’activistes queers et transféministes parvient à faire annuler l’événement, dénonçant dans un manifeste des « éco-opportunistes » dont les « positions sont une voie royale vers l’écofascisme ».
Décoloniser et queeriser l’écologie
Ces bricolages idéologiques forment un « réseau protéiforme et interconnecté », explique la journaliste de Politis Daphné Deschamps, qui a cartographié ces écologies en collaboration avec le collectif Fled (7). Les oppositions qu’il suscite ne sont pas nouvelles : en 2013 déjà, les écologistes Aude Vidal et Stéphane Lavignotte publiaient dans Reporterre une tribune dénonçant la façon dont certain·es écologistes, sous prétexte de critique des technologies, refusaient la PMA aux couples homosexuels (8).
Mais l’existence de cette nébuleuse réactionnaire dans laquelle se côtoient des mouvances d’extrême droite et d’autres rattachées à la gauche est symptomatique d’un mal plus profond : « L’écologie mainstream de gauche elle-même n’a pas encore déconstruit ses idées, ni ses pratiques », pointe Cannelle Fourdrinier, militante écoféministe, queer et anticolonialiste. Parfois trop focalisée sur l’environnement, elle néglige les conditions matérielles des humain·es, qu’il s’agisse de victimes de crimes coloniaux (tels que l’épandage d’un défoliant hautement toxique, l’agent orange, par l’armée états-unienne durant la guerre du Vietnam, ou la diffusion du chlordécone aux Antilles (9)), d’habitant·es des quartiers populaires surexposés aux pollutions, ou de femmes et personnes LGBT+ dont l’émancipation passe par le développement de techniques contraceptives, reproductives ou hormonales. Les mouvements écologistes doivent faire leur autocritique, identifier leurs points d’aveuglement et mettre au cœur de leurs revendications les luttes des minorités, tout en garantissant l’autonomie politique de ces dernières.
Cela implique de mobiliser les penseur·euses des écologies queers, féministes et décoloniales pour déterminer clairement les termes de la lutte : de quelle nature parle-t-on ? Où est-elle en danger ? Comment la protéger contre ses oppresseur·euses ? « L’écologie politique doit absolument ouvrir le dialogue et faire sa mue sur ces sujets », estime Cy Lecerf Maulpoix. À l’instar du mouvement Les Soulèvements de la Terre qui, dans son dernier ouvrage, Premières secousses (La Fabrique, 2024), affirme vouloir « tracer une ligne claire entre une écologie qui fait de la nature une norme pour bannir les corps minoritaires, et une écologie qui cherche dans la nature les forces pour renverser les possesseurs et destructeurs de la Terre ». À rebours des discours écoréactionnaires, il faut désormais être capable de faire front avec toutes les causes qui ont été initialement exclues du champ de l’écologie politique, pour la rendre véritablement émancipatrice et lutter contre l’ensemble des dominations à l’origine des destructions humaines et écologiques. •
Christelle Gilabert Journaliste indépendante, elle travaille sur les liens entre écologie et société à travers des approches scientifiques, politiques, technocritiques et féministes.
Maëlle Réat Illustratrice et autrice de BD, elle est notamment l’autrice de Comme une grande (Virages graphiques, 2022) et d’Insomnie (Exemplaire, 2023).
Cet article a été édité par Diane Milelli.
(1) Le concept de « limites planétaires » identifie, pour neuf phénomènes biophysiques impactés par les activités humaines (effet de serre, acidification des océans, biodiversité en péril…), un point de bascule au-delà duquel l’habitabilité de la Terre est menacée.
(2) Leïla et Kima n’ont pas souhaité que leurs noms soient mentionnés.
(3) Une Amap (association pour le maintien d’une agriculture paysanne) est un partenariat de proximité qui met en relation des agriculteur·ices avec des consommateur·ices qui s’engagent à acheter leur production à un prix équitable et en payant par avance.
(4) Une encyclique est une lettre du pape adressée à l’ensemble de l’Église catholique ou à un groupe de fidèles, qui a valeur d’enseignement.
(5) Date à laquelle les membres fondateur·ices les plus à droite, dont Eugénie Bastié, quittent la revue, qui a cessé de paraître en 2022.
(6) Le transhumanisme est une mouvance intellectuelle et économique qui défend l’idée selon laquelle diverses technologies (biotechnologies, intelligence artificielle…) pourront un jour augmenter les facultés physiques et cognitives de l’être humain.
(7) « Cinquante nuances de vert-brun », Daphné Deschamps, Politis, 7 juin 2023.
(8) « PMA et critique de la technique : au nom de quelle nature ? », Reporterre, 18 janvier 2013.
9. L’utilisation de ce pesticide, pourtant identifié comme dangereux dès 1969, a été autorisée par l’État français jusqu’en 1993. Comme l’agent orange au Vietnam, ses impacts environnementaux et sanitaires sont massifs et étalés sur des générations.