« Éduquez vos fils ! »

Apparu en 2019 dans les mani­fes­ta­tions fémi­nistes de l’après-MeToo, placardé sur les murs par les col­lec­tifs de colleur·euses, le slogan « Éduquez vos fils ! » exprime l’aboutissement d’une prise de conscience col­lec­tive : s’il est un frère, un ami, un époux ou un amant, l’agresseur peut, aussi, être un fils. Analyse d’une formule révé­la­trice des débats qui tra­vaillent en pro­fon­deur le mouvement féministe contemporain.
Publié le 01/05/2025

Modifié le 06/05/2025

« Éduquez vos fils » Histoire d'un slogan. Illustration de Taylor Barron pour La Déferlante.
Taylor Barron pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

Le 27 novembre 2024, Laure Chabaud, avocate générale dans le procès des violeurs de Mazan, concluait son réqui­si­toire à l’adresse du jury : « Par votre verdict, vous nous guiderez dans l’éducation de nos fils car, au-delà de la justice, c’est dans l’éducation que devra se faire le chan­ge­ment pour qu’il s’inscrive dans la durée. »

Au terme d’un procès his­to­rique au cours duquel la presse n’avait cessé de répéter que « le violeur, c’est monsieur Tout-le-monde », la magis­trate faisait résonner dans l’enceinte judi­ciaire les échos d’un slogan féministe né dans la rue.

Collée sur un mur du boulevard Voltaire, à Paris, le 23 novembre 2019 lors de la marche nationale contre les violences sexistes et sexuelles organisée par le collectif #NousToutes, l’apostrophe « Éduquez vos fils pour protéger vos filles » est retra­vaillée par la graphiste belge Aude Gaspar. En janvier 2020, elle publie sur sa page Instagram le post : « Protégez vos filles, éduquez vos fils ». En récoltant plus de 100 000 likes, elle permet au slogan de devenir viral et de maté­ria­li­ser le bas­cu­le­ment féministe à la fin des années 2010.

À la même époque, au Chili, le collectif Las Tesis danse sur des paroles sans équivoque – « Ce n’est pas ma faute, quoi que je porte, où que je sois. Le violeur, c’est toi » –, tandis que la France découvre l’existence d’une foule de mili­tantes, armées de brosses et de seaux de colle, qui recouvrent les murs des villes et des villages des noms des victimes de violences sexuelles et de fémi­ni­cides. Matérialisant leur ampleur, ces collages accom­pagnent le chan­ge­ment de regard sur les auteurs de ces violences. Le fantasme du loup solitaire en quête de proies s’effondre. Sur le plateau de Mediapart, la comé­dienne Adèle Haenel accuse le réa­li­sa­teur Christophe Ruggia 1Christophe Ruggia a été condamné le 3 février 2025 à quatre ans de prison dont deux ferme avec bracelet élec­tro­nique pour agression sexuelle sur mineure. Il a fait appel de cette décision. de l’avoir agressée sexuel­le­ment entre ses 12 et ses 15 ans : « Les monstres n’existent pas, affirme-t-elle. […] C’est notre société, c’est nous, c’est nos pères. »

Pensé par des mili­tantes fémi­nistes pour exprimer le rejet radical de la culpa­bi­li­sa­tion des femmes victimes, en même temps que la banalité des violences, le slogan « Éduquez vos fils ! » sonne aux oreilles de certaines comme une nouvelle injonc­tion. « Encore une fois, c’est à nous de tout faire. Toujours. On est res­pon­sables de tout », s’agace Aliénor, quatre enfants, inter­viewée par la jour­na­liste Aurélia Blanc dans son livre Tu seras une mère féministe ! (Marabout, 2022). Au micro de la docu­men­ta­riste Charlotte Bienaimé, dans l’épisode « Comment élever les garçons » d’Un podcast à soi #44 (Arte Radio, 2023), une autre mère confie son sentiment d’impuissance : l’éducation dégenrée qu’elle encourage « à la maison » se fait pul­vé­ri­ser « dès qu’il remet un pied à l’école ». Une autre souligne que l’éducation se fait d’abord par l’imitation : « Il faudrait plutôt regarder nos mecs, hein. Et qu’ils se regardent aussi, surtout ! »

De nom­breuses mères des classes moyennes et supé­rieures embrassent alors l’idée que chaque garçon, en raison de la position sociale qu’il occupe dans nos sociétés sexistes, peut devenir un violeur. Elles deviennent des pro­ta­go­nistes poli­tiques du féminisme occi­den­tal des années post-#MeToo.


« Je suis heureuse que nous ayons commencé à élever nos filles davantage comme nos fils, mais cela ne suffira pas si nous n’élevons pas davantage nos fils comme nos filles. »

Gloria Steinem, essayiste

Aux États-Unis, la prise de conscience a commencé dès 2013 sur les campus uni­ver­si­taires. Des étu­diantes s’organisent pour dénoncer l’ampleur des violences sexuelles dont elles sont victimes dans les dortoirs ou lors des soirées étu­diantes. À grand renfort de plaintes, de confé­rences de presse, de mani­fes­ta­tions et de témoi­gnages, elles révèlent aux parents que leurs fils violent des filles. Elles sont relayées par des jour­na­listes, des réalisateur·ices ou blogueur·euses, issu·es des mêmes milieux sociaux. Début 2015, The Hunting Ground (« Le terrain de chasse »), docu­men­taire sur la culture du viol au sein des uni­ver­si­tés, est sélec­tion­né au festival du film de Sundance. En novembre de la même année, le Huffington Post publie une vidéo intitulée I’m Raising My Son As A Feminist (« J’élève mon fils en féministe ») qui fait le tour du web. Face caméra, quatre jour­na­listes partagent leurs conseils de « mères fémi­nistes » pour éduquer des « garçons qui seraient une part de la solution, pas le problème ». Une semaine plus tard, l’éditorialiste féministe Gloria Steinem renchérit sur sa page Facebook : « Je suis heureuse que nous ayons commencé à élever nos filles davantage comme nos fils, mais cela ne suffira pas si nous n’élevons pas davantage nos fils comme nos filles. »

Nous défendre nous-mêmes

Cette foca­li­sa­tion sur l’éducation des garçons constitue une double rupture his­to­rique. D’une part, les fémi­nistes occi­den­tales avaient, jusque dans les années 2010, peu embrassé les questions liées à la famille et à la maternité de manière positive. D’autre part, le mouvement féministe s’était, depuis deux siècles, exclu­si­ve­ment et fermement attaché à l’éducation des filles et des femmes. En 1914, la psy­chiatre féministe Madeleine Pelletier fut l’une des premières à proposer d’investir l’éducation avec l’objectif de trans­for­mer les rapports sociaux de genre : dans son manifeste intitulé Pour l’éducation féministe des filles, elle proposait de les « viriliser ».

Parmi les jeunes mani­fes­tantes qui, dans les cortèges, bran­dissent des pancartes arborant le slogan « Protégez vos filles, éduquez vos fils ! », beaucoup concentrent toute leur attention sur les mots barrés. Loin des pré­oc­cu­pa­tions édu­ca­tives, elles mettent l’accent sur la nécessité pour les femmes de continuer à se protéger des violences.

« Les petites filles sont dressées pour ne jamais faire de mal aux hommes », écrivait Virginie Despentes dans King Kong Théorie (Grasset, 2006), ajoutant : « Je suis furieuse contre une société qui m’a éduquée sans jamais m’apprendre à blesser un homme s’il m’écarte les cuisses de force, alors que cette même société m’a inculqué l’idée que c’était un crime dont je ne devais pas me remettre. » Confrontée aux inca­pa­ci­tés de la justice, à la surdité des uni­ver­si­tés, des familles mais aussi des espaces militants, une géné­ra­tion de fémi­nistes promeut une politique de l’autodéfense. À la banalité du viol, ces fémi­nistes opposent l’empouvoirement des femmes, mettant à distance toute stratégie fondée sur le dialogue entre les genres.

Les fémi­nistes des années #MeToo ont beau espérer que l’éducation féministe des garçons, si ardemment promue, produise un jour des effets, le fait est, rappelle Susie Kahlich, fon­da­trice de la fédé­ra­tion d’autodéfense féministe états-unienne Pretty Deadly Self Defense, que « la violence contre les filles et les femmes se produit main­te­nant ». C’est la raison pour laquelle, cette sur­vi­vante de viol, par ailleurs mère d’un petit garçon, encourage les mères à donner à leurs filles « les moyens de se protéger elles-mêmes ». Autrement dit : éduquons nos fils à ne pas violer, oui. Mais d’ici là, éduquons nos filles à se défendre elles-mêmes.

Injonction redoublée pour les mères racisées

Auto-organisées et intran­si­geantes face aux violences mas­cu­lines, des mères non blanches ou issues des classes popu­laires se mettent, elles aussi, en réseau dans la même décennie. On peut citer Mamans toutes égales contre l’exclusion des mères portant le hijab lors des sorties scolaires (2011), le collectif des mères de Mantes-la-Jolie (Yvelines) en lutte contre les violences poli­cières (2018) ou le collectif des mères isolées de Montreuil (Seine-Saint-Denis), issu du mouvement des « gilets jaunes » (2019). Rompues au combat quotidien contre le racisme, la précarité et les violences poli­cières, édu­ca­tives ou judi­ciaires, ces femmes sont les premières visées par l’injonction à éduquer les garçons, les leurs – lorsqu’ils ne sont pas blancs – étant consi­dé­rés dès l’enfance comme des criminels en puissance. Elles proposent par consé­quent de s’organiser en tant que mères. Parmi elles, la politiste Fatima Ouassak, cofon­da­trice, en 2016, du syndicat de parents des quartiers popu­laires, Front de mères, plaide pour la consti­tu­tion de ces col­lec­tifs en force « politique et stra­té­gique » du féminisme. D’autres orga­ni­sa­tions émergent par la suite : le festival Very Bad Mother à Concarneau (2019) ou encore la com­mu­nau­té de mères les­biennes Matergouinités (2021).

Dans ces col­lec­tifs, les petites filles et les petits garçons sont avant tout considéré·es comme cibles des violences – rappelons qu’en France un enfant est victime d’inceste, de viol ou d’agression sexuelle toutes les trois minutes (Civise, 2022). « On ne dit pas assez que la culture du viol […] touche spé­ci­fi­que­ment et majo­ri­tai­re­ment les enfant 2Fatima Ouassak, La Puissance des mères, La Découverte, 2020 ; réédition Points, 2023. », analyse Fatima Ouassak, qui propose d’observer les combats fémi­nistes à hauteur d’enfant. Elle décrit la « désen­fan­ti­sa­tion » des enfants non blancs qui fait d’eux « des adultes pro­blé­ma­tiques en devenir, des problèmes à régler », exposant les filles à des violences sexuelles spé­ci­fiques 3Comme cette fillette noire de 11 ans de Montmagny (Val‑d’Oise), dont le violeur a soutenu pour sa défense qu’elle faisait « plus que son âge » et qu’elle n’avait pas dit non. Lors de son procès en première instance en 2022, il n’a pas été poursuivi pour viol mais pour le simple délit d’atteinte sexuelle. et les garçons à des violences qui menacent leur vie. Comme Zyad (17 ans) et Bouna (15 ans), morts élec­tro­cu­tés à Clichy-sous-Bois en 2005 lors d’une course poursuite avec la police. Comme Nahel Merzouk (17 ans) tué à bout portant par un policier à Nanterre en juillet 2023.

Lire aussi : Lire la carte blanche de Fatima Ouassak dans le n° 15 de La Déferlante, août 2024

Ainsi, ces femmes des quartiers popu­laires ou des zones péri­ur­baines reformulent-elles la question posée par les fémi­nistes blanches issues de milieux aisés. Il ne s’agit pas pour elles de s’interroger sur la bonne manière d’éduquer des garçons dans une société qui les adule et leur autorise tout. Mais plutôt de savoir comment changer cette société qui ne respecte pas plus leurs fils à elles que les femmes.

Résonnent ici les mots que la militante et poétesse africaine-américaine Audre Lorde adressait à ses camarades les­biennes qui, à la fin des années 1970, l’invitaient à par­ti­ci­per à une confé­rence interdite aux ado­les­cents et aux hommes adultes. Refusant de laisser son fils seul à New York car il y était exposé aux violences racistes, elle explique lui avoir enseigné qu’elle n’était « pas là pour ressentir les émotions à sa place » mais pour lui apprendre à les embrasser dans un monde qui les méprise, sans avoir besoin d’une femme pour réaliser ce travail émo­tion­nel. « Je veux élever un homme Noir capable de com­prendre que sa légitime colère ne peut pas se diriger contre les femmes, mais contre les méca­nismes d’un système qui le condi­tionne à craindre et mépriser tant les femmes que sa propre identité Noire. 4Audre Lorde, « Petit homme : réponse d’une lesbienne féministe Noire », dans Sister Outsider. Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme…, Mamamelis, 2018 (1979 pour sa première édition aux États-Unis). »

Les dif­fé­rents usages et critiques du slogan « Éduquez vos fils ! » rap­pellent que le combat féministe se mène depuis des expé­riences socia­le­ment situées. Il dit aussi la richesse et le dynamisme du mouvement féministe contem­po­rain, qui permet le déploie­ment d’approches stra­té­giques multiples – et l’épanouissement de sujets poli­tiques nouveaux, comme les mères et, fina­le­ment, les enfants. •

  • 1
    Christophe Ruggia a été condamné le 3 février 2025 à quatre ans de prison dont deux ferme avec bracelet élec­tro­nique pour agression sexuelle sur mineure. Il a fait appel de cette décision.
  • 2
    Fatima Ouassak, La Puissance des mères, La Découverte, 2020 ; réédition Points, 2023.
  • 3
    Comme cette fillette noire de 11 ans de Montmagny (Val‑d’Oise), dont le violeur a soutenu pour sa défense qu’elle faisait « plus que son âge » et qu’elle n’avait pas dit non. Lors de son procès en première instance en 2022, il n’a pas été poursuivi pour viol mais pour le simple délit d’atteinte sexuelle.
  • 4
    Audre Lorde, « Petit homme : réponse d’une lesbienne féministe Noire », dans Sister Outsider. Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme…, Mamamelis, 2018 (1979 pour sa première édition aux États-Unis).
Sarah Benichou

Historienne et politiste de formation, Sarah Benichou se passionne pour l’enquête historique. En tant que journaliste indépendante, elle s’intéresse en particulier à l’extrême droite, au colonialisme, aux expériences juives et aux liens qu’entretiennent les femmes avec les instances de pouvoir. Elle est membre du collectif Youpress. Voir tous ses articles

Pour une éducation qui libère !

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.