Crimes sexuels contre des Israéliennes : « la justice doit prendre le temps d’enquêter »

Alors que les inves­ti­ga­tions se pour­suivent sur le déroulé de l’attaque du Hamas en Israël le 7 octobre, les autorités israé­liennes soup­çonnent les assaillants d’avoir commis des viols sur des femmes israé­liennes. Mais face à l’urgence consis­tant à iden­ti­fier les corps et trouver des survivant·es, le recueil des preuves s’annonce complexe. Dans ce deuxième volet de notre série de news­let­ters sur le conflit israélo-palestinien, nous proposons une interview de la juriste Céline Bardet, qui travaille depuis plus de dix ans sur les crimes sexuels commis en contexte de guerre. [Entretien actualisé en accord avec Céline Bardet, vendredi 17 novembre à 18h40]
Publié le 17 novembre 2023
Céline Bardet est juriste, spécialiste des violences sexuelles dans les conflits armés. Crédit Photo : Masha Rechova
Céline Bardet est juriste, spé­cia­liste des violences sexuelles dans les conflits armés. Crédit Photo : Masha Rechova

Juriste en droit inter­na­tio­nal, Céline Bardet est spé­cia­liste de la justice post-conflit, des crimes de guerre et des questions de sécurité. En 2014, elle a fondé l’ONG We Are Not Weapons of War pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles en conflit armé, porter assis­tance aux victimes et ras­sem­bler des témoi­gnages au profit des enquêteurs.

Après le 7 octobre, divers éléments laissent à penser que des membres du Hamas auraient violé des femmes israé­liennes dans les kib­bout­zim fron­ta­liers de la bande de Gaza. Comment ces récits ont-ils émergé ? Comment en attester la véracité ? 

Pendant presque un mois, il n’y a pas eu, de la part des autorités israé­liennes, de com­mu­ni­ca­tion offi­cielle sur les viols. C’est la société civile qui a poussé la question, et les ONG ont commencé à s’emparer du sujet. Le témoi­gnage d’une des sur­vi­vantes de la rave party est un premier élément qui devra ensuite être complété. La dif­fi­cul­té ici, c’est que les services sur place n’ont pas procédé aux examens médico-légaux pour confirmer les viols. Les images de femmes au sol, sans leurs vêtements, sont des faisceaux d’indices mais pas des preuves. Le témoi­gnage d’une victime en est une par exemple, les propos des auteurs de crimes – s’ils sont arrêtés – aussi.

Dans des contextes de forte média­ti­sa­tion comme celui-ci, qui mène l’enquête et à quel rythme ?

Même si la Cour pénale inter­na­tio­nale reste com­pé­tente, c’est avant tout Israël qui va juger les crimes sur son ter­ri­toire. Néanmoins, cette actualité marque un tournant dans le travail des juristes. Depuis plusieurs années, on assiste à des conflits extrê­me­ment docu­men­tés, et nous vivons dans une ère de com­mu­ni­ca­tion si émotive (à raison) et si polarisée que la justice s’exprime quasiment en temps réel sur ces conflits.
Mais il faut prendre son mal en patience. On ne peut pas imaginer qu’au lendemain d’un massacre la justice arrive et boucle une affaire. Pour l’enquête, la docu­men­ta­tion, l’analyse des éléments – qui peuvent donner lieu à des pour­suites –, il faut du temps. Même sur un ter­ri­toire aussi petit que celui d’Israël, avec des équi­pe­ments adaptés et des ins­ti­tu­tions qua­li­fiées, on retrouve encore des corps un mois après les faits.
Par ailleurs, ce conflit présente deux écueils, si l’on peut dire. Comme pour l’Ukraine, le poids de l’image est omni­pré­sent. Mais je le rappelle souvent, la vidéo n’est pas une preuve. Ensuite, c’est une guerre plus complexe que d’autres conflits. Les réactions sur les réseaux sociaux sont explo­sives, et cela suscite énor­mé­ment d’attentes en termes de justice. Or, parler de crime contre l’humanité ou de ter­ro­risme, cela peut traduire un posi­tion­ne­ment politique que la justice ne peut se permettre. Des asso­cia­tions fémi­nistes israé­liennes, avec qui notre cellule We are Not Weapons of War travaille sur le terrain, nous ont reproché de ne pas parler clai­re­ment de violences sexuelles. Même si c’est ce qui semble se dégager les 7 et 8 octobre, il faut enquêter. De plus, comme dans tous les conflits, et en par­ti­cu­lier quand il s’agit de violences sexuelles, les personnes mettent du temps à parler. Entre trois mois ou six mois après les faits, des choses essen­tielles peuvent émerger.

Vous avez créé l’association We are Not Weapons of War (WWOW) en 2014. En quoi consiste son travail ?

Avec notre petite équipe à Paris, et toute une galaxie d’acteurs et d’actrices sur le terrain, on mène d’abord un travail de plaidoyer, auprès de l’Assemblée nationale ou de l’ONU, par exemple, pour prévenir les violences. En 2016, on a créé le programme Foster a Survivor pour permettre aux femmes victimes de se recons­truire sur le plan médical, psy­cho­lo­gique et socio-économique. Des ateliers de sen­si­bi­li­sa­tion per­mettent aussi de déstig­ma­ti­ser celles exposées au sentiment de honte.


« Les violences sexuelles repré­sentent une arme à défla­gra­tion multiples »


En 2023, on a lancé une appli­ca­tion de collecte de témoi­gnages, de photos et de vidéos qui per­mettent d’alimenter les enquêtes de terrain, et peuvent servir ensuite à des pro­cé­dures judi­ciaires de la Cour pénale inter­na­tio­nale ou, en France, de l’unité chargée des crimes de guerre, l’Office central de lutte contre les crimes contre l’hu­ma­ni­té et les crimes de haine. Cela nous permet de connaître aussi les besoins spé­ci­fiques des victimes : une assis­tance psy­cho­lo­gique, le désir d’archiver une histoire, la quête de groupes de parole ou d’aide juridique. Tous les terrains sont dif­fé­rents. On a lancé le projet au Kasaï en République démo­cra­tique du Congo, au Burundi, en Ukraine et main­te­nant en Israël.

Quelle est la sym­bo­lique des crimes sexuels en conflit armé ? Pourquoi le corps des femmes est-il visé ?

Le « meilleur moyen », si je puis dire, d’humilier quelqu’un, c’est la violence sexuelle. Elle est un moyen d’asseoir son pouvoir sur l’autre. Un pouvoir exercé par les hommes, évi­dem­ment facilité par un système patriar­cal, qui est, j’insiste, mondial. Par ailleurs, les violences sexuelles commises sur des femmes repré­sentent une arme à défla­gra­tions multiples. Dans certaines sociétés, une femme violée, c’est aussi une atteinte à son mari, sa famille, sa communauté.

Avec le docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix, on porte l’idée de défendre une « pré­somp­tion de viols » en conflit armé, car la violence sexuelle est inhérente aux conflits. On devrait partir du principe que, de toute façon, il y a des violences sexuelles en temps de guerre et qu’il faut dès le départ orienter les enquêtes en ce sens, chercher le modus operandi, etc. Car on voit bien qu’en Israël, jusqu’ici rela­ti­ve­ment épargné par ce phénomène, ça n’a pas été la priorité. Il y a des preuves qui auraient dû être relevées et ça n’a pas été le cas.

Y a‑t-il un his­to­rique de violences sexuelles dans le conflit israélo-palestinien ?

Non, c’est le seul au monde où – jusqu’ici en tout cas – l’usage sys­té­ma­tique et massif des violences sexuelles comme arme de guerre n’a pas été prouvé. Ce qui n’empêche pas que des viols aient pu être commis par l’armée israé­lienne et que les violences sexuelles soient utilisées comme méthode de torture. Contrairement à d’autres armées du monde, l’armée israé­lienne a un système dis­ci­pli­naire extrê­me­ment strict et éprouvé, avec des for­ma­tions sur ces questions. Quant au Hamas, si ses membres n’ont pas commis de violences sexuelles dans le passé, c’est aussi parce que la religion juive se transmet par la mère. Violer une femme juive repré­sen­te­rait « le risque » d’une filiation religieuse.

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