Juriste en droit international, Céline Bardet est spécialiste de la justice post-conflit, des crimes de guerre et des questions de sécurité. En 2014, elle a fondé l’ONG We Are Not Weapons of War pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles en conflit armé, porter assistance aux victimes et rassembler des témoignages au profit des enquêteurs.
Après le 7 octobre, divers éléments laissent à penser que des membres du Hamas auraient violé des femmes israéliennes dans les kibboutzim frontaliers de la bande de Gaza. Comment ces récits ont-ils émergé ? Comment en attester la véracité ?
Pendant presque un mois, il n’y a pas eu, de la part des autorités israéliennes, de communication officielle sur les viols. C’est la société civile qui a poussé la question, et les ONG ont commencé à s’emparer du sujet. Le témoignage d’une des survivantes de la rave party est un premier élément qui devra ensuite être complété. La difficulté ici, c’est que les services sur place n’ont pas procédé aux examens médico-légaux pour confirmer les viols. Les images de femmes au sol, sans leurs vêtements, sont des faisceaux d’indices mais pas des preuves. Le témoignage d’une victime en est une par exemple, les propos des auteurs de crimes – s’ils sont arrêtés – aussi.
Dans des contextes de forte médiatisation comme celui-ci, qui mène l’enquête et à quel rythme ?
Même si la Cour pénale internationale reste compétente, c’est avant tout Israël qui va juger les crimes sur son territoire. Néanmoins, cette actualité marque un tournant dans le travail des juristes. Depuis plusieurs années, on assiste à des conflits extrêmement documentés, et nous vivons dans une ère de communication si émotive (à raison) et si polarisée que la justice s’exprime quasiment en temps réel sur ces conflits.
Mais il faut prendre son mal en patience. On ne peut pas imaginer qu’au lendemain d’un massacre la justice arrive et boucle une affaire. Pour l’enquête, la documentation, l’analyse des éléments – qui peuvent donner lieu à des poursuites –, il faut du temps. Même sur un territoire aussi petit que celui d’Israël, avec des équipements adaptés et des institutions qualifiées, on retrouve encore des corps un mois après les faits.
Par ailleurs, ce conflit présente deux écueils, si l’on peut dire. Comme pour l’Ukraine, le poids de l’image est omniprésent. Mais je le rappelle souvent, la vidéo n’est pas une preuve. Ensuite, c’est une guerre plus complexe que d’autres conflits. Les réactions sur les réseaux sociaux sont explosives, et cela suscite énormément d’attentes en termes de justice. Or, parler de crime contre l’humanité ou de terrorisme, cela peut traduire un positionnement politique que la justice ne peut se permettre. Des associations féministes israéliennes, avec qui notre cellule We are Not Weapons of War travaille sur le terrain, nous ont reproché de ne pas parler clairement de violences sexuelles. Même si c’est ce qui semble se dégager les 7 et 8 octobre, il faut enquêter. De plus, comme dans tous les conflits, et en particulier quand il s’agit de violences sexuelles, les personnes mettent du temps à parler. Entre trois mois ou six mois après les faits, des choses essentielles peuvent émerger.
Vous avez créé l’association We are Not Weapons of War (WWOW) en 2014. En quoi consiste son travail ?
Avec notre petite équipe à Paris, et toute une galaxie d’acteurs et d’actrices sur le terrain, on mène d’abord un travail de plaidoyer, auprès de l’Assemblée nationale ou de l’ONU, par exemple, pour prévenir les violences. En 2016, on a créé le programme Foster a Survivor pour permettre aux femmes victimes de se reconstruire sur le plan médical, psychologique et socio-économique. Des ateliers de sensibilisation permettent aussi de déstigmatiser celles exposées au sentiment de honte.
« Les violences sexuelles représentent une arme à déflagration multiples »
En 2023, on a lancé une application de collecte de témoignages, de photos et de vidéos qui permettent d’alimenter les enquêtes de terrain, et peuvent servir ensuite à des procédures judiciaires de la Cour pénale internationale ou, en France, de l’unité chargée des crimes de guerre, l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. Cela nous permet de connaître aussi les besoins spécifiques des victimes : une assistance psychologique, le désir d’archiver une histoire, la quête de groupes de parole ou d’aide juridique. Tous les terrains sont différents. On a lancé le projet au Kasaï en République démocratique du Congo, au Burundi, en Ukraine et maintenant en Israël.
Quelle est la symbolique des crimes sexuels en conflit armé ? Pourquoi le corps des femmes est-il visé ?
Le « meilleur moyen », si je puis dire, d’humilier quelqu’un, c’est la violence sexuelle. Elle est un moyen d’asseoir son pouvoir sur l’autre. Un pouvoir exercé par les hommes, évidemment facilité par un système patriarcal, qui est, j’insiste, mondial. Par ailleurs, les violences sexuelles commises sur des femmes représentent une arme à déflagrations multiples. Dans certaines sociétés, une femme violée, c’est aussi une atteinte à son mari, sa famille, sa communauté.
Avec le docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix, on porte l’idée de défendre une « présomption de viols » en conflit armé, car la violence sexuelle est inhérente aux conflits. On devrait partir du principe que, de toute façon, il y a des violences sexuelles en temps de guerre et qu’il faut dès le départ orienter les enquêtes en ce sens, chercher le modus operandi, etc. Car on voit bien qu’en Israël, jusqu’ici relativement épargné par ce phénomène, ça n’a pas été la priorité. Il y a des preuves qui auraient dû être relevées et ça n’a pas été le cas.
Y a‑t-il un historique de violences sexuelles dans le conflit israélo-palestinien ?
Non, c’est le seul au monde où – jusqu’ici en tout cas – l’usage systématique et massif des violences sexuelles comme arme de guerre n’a pas été prouvé. Ce qui n’empêche pas que des viols aient pu être commis par l’armée israélienne et que les violences sexuelles soient utilisées comme méthode de torture. Contrairement à d’autres armées du monde, l’armée israélienne a un système disciplinaire extrêmement strict et éprouvé, avec des formations sur ces questions. Quant au Hamas, si ses membres n’ont pas commis de violences sexuelles dans le passé, c’est aussi parce que la religion juive se transmet par la mère. Violer une femme juive représenterait « le risque » d’une filiation religieuse.
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