École : les mères montent au front

Dans le quartier de Maurepas, à Rennes, des membres de l’association Front de mères s’organisent pour lutter contre les dis­cri­mi­na­tions, défendre les droits de leurs enfants et s’entraider. Afin de prendre toute leur place à l’école, elles lanceront, dans les prochains mois, un programme de formation de parents délégué·es des quartiers populaires.

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Publié le 01/05/2025

Rahma, Priscilla Zamord et Amandine Bernard sont des membres actives de l’antenne rennaise du syndicat de parents Front de mères, créée en 2021.
Rahma, Priscilla Zamord et Amandine Bernard sont des membres actives de l’antenne rennaise du syndicat de parents Front de mères, créée en 2021. Crédit photo : Louise Quignon pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

Construit dans les années 1950, le quartier de Maurepas, au nord-est de Rennes, est en pleine phase de réno­va­tion urbaine : le musée des Beaux-Arts y a ouvert un lieu d’exposition en février 2025, au rez-de-chaussée d’un immeuble de logements sociaux emblé­ma­tique surnommé « la Banane ». Quelques mois plus tôt, entre juillet et octobre 2024, neuf fusillades liées au trafic de stu­pé­fiants y avaient éclaté ; un enfant a même été blessé. 

C’est dans ce quartier qu’a grandi Priscilla Zamord, élevée par sa mère, ancienne tra­vailleuse sociale. Élue muni­ci­pale depuis 2020, celle qui se définit comme Bretonne et Martiniquaise a pris l’initiative de créer, en 2021, l’antenne rennaise de Front de mères, une asso­cia­tion née cinq ans plus tôt en Seine-Saint-Denis dont elle est aujourd’hui déléguée nationale. « Il nous semblait important, avec d’autres mères, de créer cette antenne pour s’auto-organiser face à une politique nationale brutale qui génère des inéga­li­tés et des dis­cri­mi­na­tions, explique-t-elle. La charge raciale, le fait d’être toujours en hyper­vi­gi­lance, chaque mère racisée peut les ressentir à dif­fé­rents niveaux. Entre le racisme, le sexisme et le mépris de classe, on n’a jamais la paix. Il a fallu trouver un espace où lâcher prise. »

Cet espace, elles l’ont créé au pôle asso­cia­tif Marbaudais (PAM), en face de « la Banane ». Dans ce bâtiment discret qui abrite une trentaine d’associations ainsi que la biblio­thèque muni­ci­pale, les adhérent·es de Front de mères – pour une écrasante majorité des femmes – se réunissent toutes les semaines. Sur les tables de leurs bureaux, des flyers sur l’accompagnement des enfants en situation de handicap côtoient les affiches des évé­ne­ments festifs de l’association. C’est à l’occasion de l’un d’eux que Rahma 1Elle ne souhaite pas donner son nom de famille., la dernière arrivée, a rencontré le syndicat de parents en mai 2024 : « Les dis­cus­sions ont fait écho à ce que je faisais dans le quartier : être dans le partage, se refiler des tuyaux sur les activités des enfants, s’entraider face aux ins­ti­tu­tions, etc. » Avec Amandine, une membre active de Front de mères qu’elle connaît par l’école de ses enfants, elles ont alors l’idée d’organiser régu­liè­re­ment un café des mères dans les locaux d’un autre centre socio­cul­tu­rel du quartier, près du grand parc des Gayeulles. « C’était pendant la période des élections légis­la­tives, le contexte politique était très stressant alors que l’extrême droite risquait d’arriver en tête, se souvient-elle. Quand on a commencé à discuter entre mères, ça a permis de libérer la parole sur toutes ces angoisses, et de se donner du courage. On a proposé aussi de se donner des conseils sur comment inter­ve­nir au niveau de l’école quand on a des soucis. »

Le portable de Rahma, membre de Front de mères où plus de la moitié des adhé­rentes sont des cheffes de famille racisées.
Crédit photo : Louise Quignon pour La Déferlante

Les mères racisées trop peu représentées

En septembre 2024, Rahma, mère d’origine soma­lienne, ancienne aide à domicile et à la recherche d’un emploi, a fait le choix de devenir l’une des représentant·es des parents d’élèves 2Chaque année, les parents d’élèves élisent leurs représentant·es dans les instances de l’école, en par­ti­cu­lier au conseil d’école qui se tient avec l’équipe ensei­gnante chaque trimestre.au sein de l’école de ses enfants. Une décision qui n’était pas anodine tant la com­po­si­tion socio­logique de ce groupe était peu diver­si­fiée. « On était jusqu’ici plusieurs dizaines de parents délégués et d’enseignants, tous blancs, CSP+, indique Amandine, artisane, pro­prié­taire dans le quartier et parent déléguée depuis un an et demi. Quand on était en réunion, ça m’a frappée, je me suis demandé qui repré­sente vraiment l’école, sachant qu’elle est classée REP+. 3Dans les éta­blis­se­ments REP (Réseau d’éducation prio­ri­taire) et REP+, les enseignant·es béné­fi­cient de condi­tions pro­fes­sion­nelles par­ti­cu­lières (effectifs de classes réduits, heures de formation sup­plé­men­taires…) afin de corriger l’impact des inéga­li­tés sociales sur le niveau scolaire. Dans une autre école du quartier, pas moins de cinquante natio­na­li­tés dif­fé­rentes ont été recensées par le biais d’une étude. La mul­ti­cul­tu­ra­li­té est aussi très riche dans la nôtre. »

Ce manque de diversité des asso­cia­tions de parents impacte les condi­tions de dialogue dans l’établissement, ainsi que les choix faits pour la vie scolaire. « En cas de problème, les mères racisées ne vont pas vers les parents de la classe en breton, qui compte pourtant beaucoup de délégués », explique Rahma, car ils donnent le sentiment de former un groupe à part : « Leurs enfants sont sco­la­ri­sés dans la même classe de la petite section au CM2, sans fré­quen­ter les autres élèves de l’école. » Pendant la dernière fête de l’école, aucune alter­na­tive aux tra­di­tion­nelles galettes saucisses n’a été proposée aux enfants et aux parents qui ne man­geaient pas de porc, ou pas de viande. « Toute une partie des parents qui avaient participé au finan­ce­ment de l’événement n’ont pas pu manger ce jour-là, poursuit Rahma. Quand on a parlé avec les parents délégués, ils ont dit qu’ils n’y avaient pas pensé. »


« La charge raciale, le fait d’être toujours en hyper­vi­gi­lance, chaque mère racisée peut les ressentir à dif­fé­rents niveaux. Entre le racisme, le sexisme et le mépris de classe, on n’a jamais la paix. »

Priscilla Zamord, mère d’élève, déléguée nationale de l’association Front de mères

Dans le quartier, c’est aussi sur la question sécu­ri­taire que des diver­gences sont devenues sensibles. Les affron­te­ments entre tra­fi­quants de drogues, à quelques pas du pôle asso­cia­tif, ont suscité les craintes des parents, inquiet·es quant à la sécurité des enfants sur les trajets allant de l’école à la biblio­thèque muni­ci­pale. Un ensei­gnant a avancé l’idée de déménager celle-ci dans un autre bâtiment public. Une solution à laquelle se sont opposées des membres de Front de mères, sou­cieuses de conserver ce service public au sein du quartier. « On a été deux mères à dire non, se rappelle Amandine. Un parent a même proposé que les enfants soient accom­pa­gnés par un policier sur le trajet. Ils ne se rendent pas compte combien leurs expé­riences de vie, notamment avec la police, peuvent être dif­fé­rentes de celles des personnes non blanches. »

Pour l’heure, peu de mères racisées ont fait la démarche de se présenter aux élections des parents d’élèves. Selon Rahma, cela tient à un sentiment d’illégitimité : « Elles disent qu’elles ne se sentent pas à l’aise pour parler au nom des autres, parce qu’elles pensent ne pas maîtriser suf­fi­sam­ment la langue, ne pas connaître suf­fi­sam­ment les droits en tant que parents dans le cadre scolaire. » Des barrières qui pour­raient être faci­le­ment levées, estime la militante, avec davantage de ren­contres et de trans­mis­sion entre parents délégué·es. « On demande souvent à ces mères de par­ti­ci­per finan­ciè­re­ment quand il y a des évé­ne­ments, de faire des gâteaux, d’accompagner pour les sorties scolaires. Ce sont toujours les mêmes qui le font d’ailleurs, mais on ne leur demande pas leur avis sur la vie de l’école. C’est comme si elles n’étaient pas assez bonnes pour y être réel­le­ment intégrées. »

Si Rahma, de son côté, a hésité à faire partie des représentant·es de parents, c’est surtout pour des questions d’organisation : compliqué d’assister à des réunions en soirée quand on a, comme elle, un conjoint qui travaille en horaires décalés, ou qu’on est famille mono­pa­ren­tale. Pour prendre en compte ces contraintes, de plus en plus de réunions sont calées le matin. « Ce qui est aussi plus pratique pour beaucoup de mères fina­le­ment », précise Amandine.

« Prendre confiance en nous »

Au sein de l’antenne rennaise de Front de mères, où les adhé­rentes sont pour plus de la moitié des cheffes de famille racisées en situation de mono­pa­ren­ta­li­té, on réfléchit également aux moyens de favoriser l’implication des mères issues des classes popu­laires. À chaque tenue d’événement, l’accent est mis sur les solutions de garde : ce sont souvent les conjoint·es de membres de l’association ou les quelques hommes ayant adhéré au syndicat qui s’en occupent. « Les adhé­rentes qui sont blanches, issues de milieux plus favorisés, ont pris l’initiative de prendre en charge les tâches admi­nis­tra­tives et logis­tiques pour soulager au quotidien celles qui sont moins dis­po­nibles, et permettre aux mères racisées d’être davantage sur du plaidoyer, de la prise de parole et sur les orien­ta­tions stra­té­giques », explique Priscilla Zamord.

Pour que ces dernières trouvent leur place dans le cadre scolaire, Front de mères multiplie les actions : dans les prochains mois, l’association lancera un programme à des­ti­na­tion des parents délégué·es des quartiers popu­laires. Le but : leur donner des clés pour saisir le fonc­tion­ne­ment de l’Éducation nationale et avoir accès à une meilleure connais­sance de leurs droits. Il s’agit aussi de les former à la prise de parole en public, ainsi qu’à l’autodéfense sexiste et antiraciste.

Le portable de Rahma, membre de Front de mères où plus de la moitié des adhé­rentes sont des cheffes de famille racisées. Crédit photo : Louise Quignon pour La Déferlante

Une ini­tia­tive qui pourrait se révéler utile pour celles qui souffrent encore d’un manque de légi­ti­mi­té, comme en témoigne Nour, adhérente de l’association, res­pon­sable, avec Amandine, du pôle de lutte contre le validisme 4Le validisme, aussi appelé capa­ci­tisme, est un système d’oppressions qui infé­rio­rise les personnes han­di­ca­pées, en consi­dé­rant les personnes valides comme la norme sociale. Consulter aussi notre glossaire de concepts sur revueladeferlante.fr à l’école. « Je parle parfois de mon enga­ge­ment avec d’autres mères que je connais, explique-t-elle. Certaines aime­raient militer, mais n’ont pas forcément le temps ou n’osent pas encore le faire. En plus de la charge mentale à gérer au quotidien, il faut aussi un certain courage pour mener quelque chose de collectif. On se dit : “Est-ce que j’ai suf­fi­sam­ment de force pour parler et argu­men­ter avec les gens ?” Il s’agit de prendre confiance en nous. »

Le syndicat de parents se voit aussi en acteur com­plé­men­taire des actions menées par la muni­ci­pa­li­té et les centres sociaux, comme les ateliers d’apprentissage du vélo proposés aux mères du quartier. « Souvent, on est appro­chées pour nous inviter à des confé­rences sur la paren­ta­li­té, ce qui peut être un peu infan­ti­li­sant, observe Amandine. Ce sont des regards plaqués sur nous, qui ne partent pas forcément de nos besoins réels, ou qui ne tiennent pas compte de nos com­pé­tences – à part quand il s’agit de nous proposer de partager des recettes ou des berceuses, ou d’autres trucs de bonnes femmes. »

Pour faire bouger les lignes dans les éta­blis­se­ments scolaires, inclure davantage les parents des quartiers popu­laires et mieux prendre en compte leurs réalités, une autre ini­tia­tive, venant d’enseignant·es cette fois, a vu le jour à Rennes en octobre 2024 : le collectif Pour une école anti­raciste. Il comprend une qua­ran­taine de membres, en majorité des enseignant·es, mais aussi des assistant·es d’éducation (AED), des accompagnant·es d’élèves en situation de handicap (AESH), des parents et des élèves. « L’idée était d’élargir l’organisation au-delà du milieu syndical, qui peut avoir tendance à rester cor­po­ra­tiste, axé sur la défense de nos droits de professionnel·les, et où les autres champs de la vie scolaire demeurent peu investis », indique Louise, ensei­gnante en espagnol dans un lycée rennais du centre-ville et membre du collectif.

Celui-ci se veut un comité de vigilance, un espace au sein duquel des situa­tions dis­cri­mi­nantes, comme celles aux­quelles les élèves racisé·es sont parfois confronté·es, au moment de l’orientation par exemple, peuvent être remontées. L’objectif étant que des enseignant·es, notamment, inter­viennent alors dans les éta­blis­se­ments concernés. Les liens entre Pour une école anti­raciste et Front de mères se construisent peu à peu, certain·es membres des deux orga­ni­sa­tions faisant office d’interface.

« Pour nous, la question de la coédu­ca­tion est impor­tante, estime de son côté Priscilla Zamord. On n’oppose pas l’école et les parents. On peut tra­vailler ensemble. Mais on ne va pas banaliser des pratiques racistes, sexistes ou vali­distes. Il faut notamment mettre en place des for­ma­tions pour les ensei­gnants sur les questions d’égalité. »

L’idée est aussi, à la longue, de réfléchir à des modèles alter­na­tifs, et à ce que pourrait être une « école du futur ». « Au quotidien, on n’a pas beaucoup de temps pour être dans autre chose que la réaction, ajoute Priscilla Zamord. Face à un monde qui brutalise, nous devons être des “guerriers de l’imaginaire”, pour reprendre les mots de l’écrivain mar­ti­ni­quais Patrick Chamoiseau. Cela passe aussi bien par le fait de s’organiser entre nous que par la trans­mis­sion de nos histoires de mili­tantes et la mémoire des luttes qui nous ont précédées. » •

Cet article a été édité par Diane Sultani Milelli.

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    Elle ne souhaite pas donner son nom de famille.
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    Chaque année, les parents d’élèves élisent leurs représentant·es dans les instances de l’école, en par­ti­cu­lier au conseil d’école qui se tient avec l’équipe ensei­gnante chaque trimestre.
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    Dans les éta­blis­se­ments REP (Réseau d’éducation prio­ri­taire) et REP+, les enseignant·es béné­fi­cient de condi­tions pro­fes­sion­nelles par­ti­cu­lières (effectifs de classes réduits, heures de formation sup­plé­men­taires…) afin de corriger l’impact des inéga­li­tés sociales sur le niveau scolaire.
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    Le validisme, aussi appelé capa­ci­tisme, est un système d’oppressions qui infé­rio­rise les personnes han­di­ca­pées, en consi­dé­rant les personnes valides comme la norme sociale. Consulter aussi notre glossaire de concepts sur revueladeferlante.fr à l’école.
Sarah Bos

Journaliste indépendante, spécialisée dans les questions de discriminations, elle est membre de l'association des journalistes antiracistes et racisé·e–s (Ajar). Elle a notamment réalisé l’interview croisée de Assa Traoré et Sophie Binet ainsi que le débat « Faut-il débattre avec l’extrême droite ? » Voir tous ses articles

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.