« J’ai dû renoncer à une vie de couple pour ne pas perdre mon allocation »

par

L’Assemblée natio­nale a fina­le­ment adop­té à la quasi-unanimité, dans la nuit du 21 au 22 juillet, l’indépendance finan­cière des per­sonnes han­di­ca­pées vis-à-vis de leur conjoint. A cette occa­sion, nous repu­blions cet entre­tien avec deux des membres du Le prix de l’amour, col­lec­tif aux avant-postes de la mobi­li­sa­tion pour la décon­ju­ga­li­sa­tion de l’allocation aux adultes handicapé·es (AAH). Ses actions ont sen­si­bi­li­sé le grand public et les élu·es afin de dépous­sié­rer cet arse­nal légis­la­tif enfer­mant l’amour dans des logiques de dépen­dance. Rencontre avec : Anne-Cécile Mouget et Kévin Polisano.

Allocation de soli­da­ri­té d’un mon­tant maxi­mal de 903,60 euros, l’AAH, cen­sée assu­rer aux per­sonnes han­di­ca­pées un mini­mum de res­sources, est cal­cu­lée en pre­nant en compte les reve­nus du ou de la conjoint·e si la per­sonne vit en couple. Autrement dit, le contrat amou­reux sous le régime de l’AAH se solde par une poten­tielle perte d’autonomie finan­cière pour la per­sonne han­di­ca­pée. Si son ou sa par­te­naire gagne plus de 1 065,55 euros de salaire net par mois, la per­sonne han­di­ca­pée ver­ra son allo­ca­tion dimi­nuer – voire tom­ber à zéro si ce salaire dépasse 2 271,55 euros par mois.

Racontez-nous la naissance du collectif Le prix de l’amour.

Anne-Cécile Mouget : C’est récent, mais notre inté­rêt pour ce sujet est ancien ! Kévin et moi, tous·tes deux porteur·euses d’un han­di­cap, nous sommes rencontré·es en mars 2021 sur le pla­teau de l’émission L’œil et la main sur France 5 afin de par­ler de l’AAH et de son mode de cal­cul injuste. En quit­tant le pla­teau, on s’est dit que c’était le moment de s’engager fer­me­ment. Le col­lec­tif est né dans la fou­lée. Nous sommes désor­mais cinq à en for­mer le noyau dur et une dizaine de per­sonnes sont impli­quées. Nous avons tous·tes une expé­rience per­son­nelle et une exper­tise à faire valoir. Je ter­mine actuel­le­ment ma thèse sur la vie amou­reuse et sexuelle des hommes han­di­ca­pés. Ma recherche m’a ouvert les yeux sur l’impact délé­tère du mode de cal­cul de l’AAH. C’est un frein à la vie amou­reuse : les hommes béné­fi­ciaires de l’AAH sont déjà rela­ti­ve­ment pauvres, il leur est dif­fi­cile d’inviter quelqu’un au res­tau­rant, par exemple, et c’est presque impen­sable de se retrou­ver dépen­dants de leur conjoint·e. J’ai moi-même vécu de l’AAH quand mon han­di­cap m’affaiblissait trop pour tra­vailler, j’ai donc été direc­te­ment concer­née et j’ai fait l’expérience de renon­cer à une vie de couple pour ne pas perdre mon allocation.

Kévin Polisano : Je suis cher­cheur en maths appli­quées, j’approche cette pro­blé­ma­tique avec ma sen­si­bi­li­té et mon bagage scien­ti­fique. J’ai tou­ché l’AAH quand j’étais étu­diant, alter­nant entre stage et for­ma­tion. Mon allo­ca­tion fluc­tuait en fonc­tion des salaires que je per­ce­vais sans que le mode de cal­cul ne soit clair ni acces­sible pour les non-initié·es. J’ai donc eu envie de com­prendre com­ment fonc­tion­nait la boîte noire des Caisses d’allocations fami­liales (CAF), c’est un vrai brouillard ! Je me suis ren­du compte qu’il y avait quan­ti­té de pro­blèmes : l’existence de seuils engen­drant des pertes finan­cières, les inco­hé­rences par­mi les situa­tions et excep­tions pro­po­sées, les erreurs com­mises par les CAF… Et sur­tout les injus­tices inhé­rentes au mode de cal­cul de l’AAH en couple. À par­tir de 2013, j’ai écrit des billets de blog décryp­tant ce sys­tème. J’ai reçu une ava­lanche de mails. Des gens me racon­tant qu’ils renon­çaient à leur pro­jet de Pacs ou de mariage, qu’ils choi­sis­saient de divor­cer pour retrou­ver une forme d’autonomie finan­cière… Tout ça m’a sidéré.

Le problème de l’AAH est ancien. Pourquoi la lutte est-elle si récente ?

Anne-Cécile Mouget : L’histoire com­mence en 1975, année de créa­tion de l’AAH. Fondée sur le prin­cipe de la « soli­da­ri­té fami­liale », son mon­tant est cal­cu­lé en fonc­tion des reve­nus du ou de la conjoint·e, à l’époque uni­que­ment marié·e. Sauf que la soli­da­ri­té devrait mar­cher dans les deux sens ! Les gens n’osaient pas en par­ler tant la honte du han­di­cap et de la dépen­dance finan­cière est pro­fon­dé­ment ancrée dans nos socié­tés. Elle est peut-être encore plus pro­non­cée chez les femmes, qui vont com­pen­ser en surin­ves­tis­sant l’espace domes­tique… Notre col­lec­tif a recueilli des témoi­gnages de femmes extrê­me­ment fati­gables qui se tuent à la tâche chez elles pour « payer » ce sta­tut de conjointe dépen­dante. La situa­tion de dépen­dance finan­cière est le ter­reau fer­tile de l’emprise et des vio­lences conju­gales. Sans reve­nu propre, les femmes n’ont aucune pos­si­bi­li­té de par­tir pour se pro­té­ger. Mais jusqu’à aujourd’hui, ce sujet a été peu inves­ti par le tis­su asso­cia­tif fran­çais sur le han­di­cap. Je pense que c’est lié à la forme des asso­cia­tions. Ce sont de grandes struc­tures ges­tion­naires sub­ven­tion­nées par l’État, sou­vent ani­mées par des parents de per­sonnes han­di­ca­pées qui cherchent d’abord à déve­lop­per des solu­tions de prise en charge de leurs enfants. Certaines, ayant une base reli­gieuse ou cha­ri­table, mettent des freins à la conju­ga­li­té et la sexua­li­té de leurs enfants qu’elles aime­raient main­te­nir comme des mineur·es à vie. Le cal­cul de l’AAH les concerne peu.

Kévin Polisano : Il y a eu des périodes avec des col­lec­tifs plus mili­tants, dans la filia­tion par exemple des Handicapés méchants des années 1970. On retrouve cette éner­gie aujourd’hui avec une nou­velle vague de col­lec­tifs plus mor­dants comme les Dévalideuses ou le Collectif lutte et han­di­caps pour l’égalité et l’émancipation (CLHEE). Plusieurs de ces col­lec­tifs – dont le nôtre – se sont asso­ciés pour faire plus de bruit autour du com­bat pour la décon­ju­ga­li­sa­tion de l’AAH.

Anne-Cécile Mouget : Comme pour #MeToo, le moment de bas­cule date de l’avènement des réseaux sociaux. Ces espaces de parole ont per­mis aux per­sonnes concer­nées de réa­li­ser qu’elles étaient des mil­liers à vivre cette situa­tion injuste et qu’elles étaient légi­times pour en par­ler ! En paral­lèle, depuis cinq ans, des par­le­men­taires conscient·es du pro­blème l’ont mis à l’agenda politique.

Kévin Polisano : Et certain·es n’ont pas lâché ! C’est le cas notam­ment de Marie-George Buffet (PCF), de Jeanine Dubié (PRG) ou encore de Philippe Mouiller (LR) pour n’en citer que quelques-un·es. La pre­mière fut à l’initiative d’un texte de pro­po­si­tion de loi en 2017 qui a mar­qué un tour­nant. Même s’il a été reje­té, dif­fé­rents groupes poli­tiques ont ensuite reten­té des pro­po­si­tions simi­laires, prô­nant la sup­pres­sion de la prise en compte des reve­nus du ou de la conjoint·e.

Anne-Cécile Mouget : Cet élan a abou­ti en 2020 au vote de celle dépo­sée par Jeanine Dubié à l’Assemblée. Elle est pas­sée en pre­mière lec­ture contre l’avis du gou­ver­ne­ment et de la majo­ri­té, puis le Sénat l’a adop­tée en mars der­nier avant de la ren­voyer à l’Assemblée pour une seconde lec­ture. On a été sollicité·es pour une audi­tion et écouté·es. La pro­po­si­tion de loi n’a fina­le­ment pas été votée à cause du blo­cage par le gou­ver­ne­ment qui n’en vou­lait pas… Mais sept groupes par­le­men­taires sur neuf étaient pour ! On avance.

Quels sont les arguments de celles et ceux qui s’opposent à la déconjugalisation de l’AAH ?

Kévin Polisano : Le gou­ver­ne­ment craint qu’elle n’ouvre une brèche pour tous les mini­ma sociaux. Autrement dit, qu’on se mette aus­si à deman­der une indi­vi­dua­li­sa­tion du Revenu de soli­da­ri­té active (RSA), par exemple, éga­le­ment cal­cu­lé en pre­nant en compte les reve­nus du foyer. Cela aurait selon eux un coût exor­bi­tant. On a aus­si eu droit à des avis assez sau­gre­nus, voire pétris de conser­va­tisme. Sophie Cluzel, secré­taire d’État aux per­sonnes han­di­ca­pées, a esti­mé, par exemple, que la réforme « mena­çait le modèle du couple »… C’est absurde !

Anne-Cécile Mouget : Les débats ont été intenses. Ce n’était pas une ques­tion de majo­ri­té ou d’opposition, mais de poli­tique avec un grand P. Qu’est-ce qu’on veut pour notre socié­té ? Veut-on que les conjoint·es soient dépendant·es l’un·e de l’autre ou qu’ils et elles choi­sissent le meilleur contrat pos­sible pour être ensemble sans moyen de pres­sion de l’un·e sur l’autre ?

Qu’est-ce que cela provoque, chez vous, cette entrée en lutte ?

Anne-Cécile Mouget : Quand on vit avec un han­di­cap, des moments de la vie peuvent être très durs. Bon. Je vais faire réfé­rence aux tra­vaux de Viktor Frankl, psy­chiatre juif res­ca­pé des camps de concen­tra­tion. À ses inter­ro­ga­tions sur com­ment sur­vivre face à l’horreur, com­ment trou­ver le cou­rage de conti­nuer, il trou­vait des réponses dans le sens qu’on donne à sa vie. Eh bien, j’ai choi­si un sens à ma vie : la connais­sance et l’amour. Toute ma vie est orien­tée dans cette direc­tion. J’essaie d’aider d’autres per­sonnes en géné­rant de la connais­sance. Je suis plei­ne­ment à ma place en fai­sant bou­ger une loi pour aider des mil­liers de per­sonnes à vivre libre­ment leur vie amoureuse.

Kévin Polisano : Que rajou­ter après cela ?… Je par­tage le choix d’Anne-Cécile, la connais­sance et l’amour. Je crois que je me sen­tais rede­vable aus­si. On est un peu des ano­ma­lies sta­tis­tiques, car les per­sonnes han­di­ca­pées sont trop peu nom­breuses à accé­der aux études supé­rieures. Elles ne sont pas bien sco­la­ri­sées, elles sont bri­dées. J’ai besoin d’aider celles et ceux qui n’ont pas eu cette chance-là. Qu’elles et ils puissent enfin vivre dignement. •

Entretien réa­li­sé le 21 juillet 2021, par Iris Deroeux

Lire cet article

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°4, de décembre 2021. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.