À partir de quel moment les enfants choisissent-ils des jeux selon le genre qu’on leur a assigné ?
Je crois qu’il faut remonter à avant la naissance. Lors de la préparation de la chambre du bébé à naître, les doudous ou les jouets achetés par les adultes sont choisis en fonction de son sexe. Autrement dit, avant même la naissance, des attentes genrées pèsent déjà sur la plupart des futurs bébés. Ensuite, il faut mentionner l’importance de la structure du marché des jouets.
Dans une grande surface, au moment des fêtes de Noël, certains rayons sont entièrement roses et d’autres bleus : l’offre en termes de jouets est plus segmentée que jamais. Même des jeux comme les tricycles ou les vélos, qui étaient largement neutres dans les années 1990, ne le sont quasiment plus aujourd’hui. Donc, avant de se poser la question du choix des enfants, il faut avoir en tête celle de l’offre des jeux et jouets qui les cadre et les contraint.
Comment avez-vous étudié la façon dont les enfants s’emparent ensuite de ce choix ?
Depuis deux ans, je travaille avec six collègues 1Abigail Bourguignon, Kevin Diter, Holly Hargis, Wilfried Lignier, Hélène Oehmichen et Julien Vitores. sur la question de la socialisation adelphique, c’est-à-dire la socialisation par les frères et sœurs. Nous partons des données quantitatives de l’étude Elfe 2Étude longitudinale française depuis l’enfance, disponible sur elfe-france.fr, la première enquête par cohorte à suivre la croissance de 18 000 enfants représentatifs de la population française depuis leur naissance – ils ont aujourd’hui 11 ans.
Cette vaste étude est menée par 150 épidémiologistes, médecins, psychologues du développement et chercheur·euses en sciences sociales… Nous sommes plusieurs à essayer de mettre l’accent sur la fabrique précoce du genre. Nous nous demandons comment se forment leurs manières d’être, de faire et de se représenter le monde suivant leur genre. Dans ce travail collectif récent, nous nous sommes appuyé·es sur des questionnaires dans lesquels il était notamment demandé aux parents d’enfants de 2 ans à quelle fréquence ils et elles jouent aux poupées, aux voitures, à la balle, aux puzzles, dessinent, etc.
Il s’avère que les filles jouent fréquemment à la poupée, aux peluches ou à faire des dessins ; tandis que les garçons, délaissant relativement ces pratiques, s’amusent plus souvent avec des petites voitures, jouent à la balle ou à des jeux à empiler. Suivant les jeux, les écarts sexués sont plus ou moins importants. Les plus polarisés sont les jeux avec les poupées et les petites voitures : on note près de 60 % d’écart entre la part des garçons et des filles qui s’engagent quotidiennement ou presque dans ces deux activités 382 % des filles jouent souvent ou tous les jours à la poupée contre 18 % des garçons de 2 ans ; ces chiffres sont de 32 % et 89 % pour les voitures..
« Même des jeux comme les tricycles ou les vélos, qui étaient largement neutres dans les années 1990, ne le sont quasiment plus aujourd’hui. »
Pourquoi ces différences sont-elles déjà si marquées ? Les enfants ne jouent-ils pas simplement avec les jouets qu’ils ont ?
Le fait de posséder une voiture ou une poupée participe au résultat, mais la disponibilité matérielle n’explique évidemment qu’une part de ces distinctions. Les parents jouent un rôle primordial dans la socialisation de genre précoce. Si leur rôle commence à être bien documenté par les travaux existants, c’est moins le cas de celui des frères et des sœurs dans la pratique. Or nos données nous ont permis de nous rendre compte que les écarts sexués dans la fréquence à laquelle les enfants d’une fratrie jouent aux poupées et aux voitures étaient plus élevés chez les aîné·es que chez les cadet·tes, comme si les aîné·es étaient « plus genré·es » !
Qu’est-ce qui explique cette distinction dans la socialisation de genre entre les aîné·es et les cadet·tes ?
Sans doute le rôle d’entraînement que jouent les aîné·es auprès de leurs cadet·tes. Par exemple, les garçons cadets qui ont beaucoup de sœurs jouent bien plus à la poupée, et réciproquement pour les filles qui ont des frères aînés avec les voitures.
Les aîné·es font donc participer leurs petit·es frères et sœurs aux jeux considérés comme étant de « leur sexe ». Cela entraîne chez leurs cadet·tes de l’autre sexe des pratiques ludiques plus atypiques du point de vue du genre. En fait, comme les parents passent plus de temps à jouer avec les aîné·es (notamment parce qu’ils ont moins de temps pour les suivant·es), les cadet·tes sont davantage laissé·es « seul·es » pour jouer, ce qui confère par conséquent un rôle important aux grand·es frères et sœurs dans leur socialisation de genre.
On peut donc dire qu’à l’âge de 2 ans, les enfants jouent déjà de manière différenciée selon leur genre ?
Oui, à 2 ans, il y a déjà des écarts sexués très importants qui vont avoir des effets sur la suite. Les jeux occupent une place centrale dans l’apprentissage des futurs rôles de sexe et des rapports entre les sexes.
Le fait que la grande majorité des filles jouent à la poupée ou « au papa et à la maman » quotidiennement participe à l’intériorisation de dispositions au care 44Ayant émergé dans les années 1980 dans le sillage de recherches féministes états-uniennes, l’éthique du care – « soin » en anglais – désigne l’ensemble des visions, des sensibilités et des gestes fondés sur le souci des autres, rôle le plus souvent assigné aux femmes. et de manières d’être « féminines » attendues du rôle de mère. Les garçons, eux, avec leurs jeux de voitures, apprennent à être davantage tournés vers le mouvement, l’extérieur, le public, contrairement à la sphère privée à laquelle les femmes sont assignées. La socialisation de genre, c’est cela : la formation de dispositions genrées, qui vont être attendues et valorisées chez les filles et les garçons.
Avec la dessinatrice Lisa Mandel, vous avez suivi deux classes de CE1 et de CM2 de Seine-Saint-Denis pendant l’élection présidentielle de 2017. De cette expérience, vous avez tiré une bande dessinée, Prézizidentielle (Casterman, 2017). En 2018, au début du mouvement des gilets jaunes, vous êtes retournée voir ces enfants, qu’avez-vous constaté ?
J’avais entendu parler des enfants qui jouaient aux gilets jaunes dans les cours de récréation. J’ai donc voulu retourner dans cette école primaire publique de Seine-Saint-Denis, où j’ai mené l’enquête avec trois classes de CM1 et de CM2. J’ai réalisé des entretiens avec les enfants et leur ai demandé de répondre à un questionnaire dans lequel il y avait une question sur ce jeu des gilets jaunes. Avec un engouement plutôt masculin, ce jeu de bagarre consistait pour les CRS à taper les gilets jaunes, et réciproquement. Lors des entretiens, les enfants m’ont fait remarquer une erreur : j’avais oublié les casseur·euses !
Les filles jouaient moins, mais elles m’ont expliqué que les garçons monopolisaient les rôles de policiers. Celles qui jouaient disaient qu’elles étaient gilets jaunes depuis un an et ne devenaient pas policières car elles n’arrivaient pas à changer de rôle. Elles m’expliquaient avoir essayé mais que « ça ne marchait pas », que les garçons « [avaient] l’habitude de taper des filles » ou encore « qu’ils ne [s’entendaient] pas entre garçons et filles »… On retrouve donc dans ces jeux enfantins une division sexuée des rôles sociaux.
« Quand les enfants jouent “au papa et à la maman”, ils ne cessent de reproduire un ordre hétérosexuel. »
Julie Pagis
En fait, les enfants sont très conservateurs…
Les enfants participent à construire l’ordre du genre. Quand ils jouent « au papa et à la maman » ou « au bébé », ils ne cessent de reproduire un ordre hétérosexuel. Mais ils ne sont pas conservateurs de manière innée ! Dans les groupes d’ami·es, on a pu observer que les enfants sont très durs entre eux par rapport à toute déviance de l’ordre du genre. Comme ils doivent s’y conformer sous peine de sanction de la part des camarades, il y a une soumission très forte à cet ordre hétérosexuel et de genre, ce qu’on retrouve beaucoup dans les travaux de recherche du sociologue Kévin Diter 5Kevin Diter a soutenu une thèse en 2019 intitulée « L’enfance des sentiments. La construction et l’intériorisation des règles des sentiments affectifs et amoureux chez les enfants de 6 à 11 ans ». sur la socialisation à l’amour chez les enfants.
Quand on les fait dessiner, une relation amoureuse est une relation hétérosexuelle. Dans cette socialisation, il y a le rôle des groupes de pair·es et des adultes, comme les animateur·ices au centre de loisirs qui ne proposent pas les mêmes jeux aux garçons et aux filles, et les laissent par exemple s’inscrire dans des activités qui valorisent la compétition et le côté conflictuel pour les garçons, et des activités qui valorisent le calme, la patience et l’esthétique pour les filles.
Peut-on espérer que les choses évoluent et que le jeu devienne moins genré ?
Dans les faits, ce n’est pas le cas, du moins à l’échelle de la société française. Les écarts sexués restent énormes. Et même si les envies et les représentations de certains parents peuvent bouger, la socialisation n’est pas l’éducation. L’éducation est la part explicite de la socialisation, la part émergée de l’iceberg. Tout ce qui est sous l’eau passe par des choses dont on n’a pas forcément conscience.
Certains parents vont offrir une poupée noire à leur enfant, ou des voitures à leur fille, mais quels modèles donnent-ils eux-mêmes dans leurs pratiques parentales et conjugales ? S’ils promeuvent des normes féministes, alors que concrètement, dans les couples hétérosexuels, c’est papa qui travaille et maman qui fait plus souvent la cuisine, le ménage et qui s’occupe des enfants : ce sont les catégories de l’expérience dont ils sont témoins que les enfants vont intérioriser. Il ne suffit donc pas d’offrir un jeu stéréotypé de l’autre sexe ou d’avoir un discours progressiste : les enfants ne changeront pas par les seuls mots.
Mais pour finir sur une note plus optimiste, je veux souligner la vitesse à laquelle les représentations du genre et de la sexualité bougent chez les adolescent·es ces dernières années. Au collège, dès la sixième, les enfants se politisent dorénavant sur ces questions. Il y a un rapport moins strictement binaire au genre et je pense que ça va avoir des effets sur leurs pratiques et sur ce qu’ils transmettront à leur tour à leurs propres enfants. •
Entretien réalisé par visioconférence le 25 avril 2022 par Léa Mormin-Chauvac