« Gamine, c’est en voyant ma grande sœur dessiner que j’ai commencé à griffonner à mon tour. À côté de ça, toutes les semaines, je dansais le flamenco avec ma grand-mère espagnole. Des ponts se sont créés entre la façon dont j’habitais mon corps et ce que je produisais sur le papier. Le dessin, c’est du mouvement. Si on n’est pas connecté·e à son corps, rien ne sort.
Quand j’étais devant ma feuille, tout disparaissait autour de moi, comme si j’étais sous hypnose. Mes parents n’avaient pas de culture artistique, mais dès qu’ils ont vu quel plaisir je prenais à dessiner, ils m’ont inscrite à un cours municipal. À partir de mes 13 ans, j’ai pu suivre des cours de modèle vivant avant de passer un bac arts appliqués, avec au programme beaucoup d’histoire de l’art et une vingtaine d’heures par semaine consacrées à la pratique du dessin.
Quelques années plus tard, ma grande sœur m’a demandé de réaliser les ébauches de son premier tatouage tribal dans le bas du dos. Pour mon père, se faire tatouer était de très mauvais goût, surtout pour une femme. Alors même si ça m’amusait beaucoup, je n’imaginais pas devenir tatoueuse. D’autant que ma référence, c’était ce que je voyais dans mon petit village de Champagne : des salons avec uniquement des tatoueurs hommes et des motards comme clients.
Cette année-là, j’ai commencé un BTS en communication visuelle. C’était les premières années d’Internet et, en fouillant sur MySpace, j’ai découvert le travail de femmes artistes et tatoueuses comme Dodie et Maud Dardeau. À 18 ans, je me suis fait tatouer pour la première fois : l’idée d’en faire mon métier est revenue. Je me raisonnais en me disant : “Finis tes études, on verra plus tard.” Mais c’était trop tard, la graine était plantée ! Quand j’ai terminé mon master en design global, je me suis dit : “C’est maintenant ou jamais !”
Je n’avais aucun contact dans ce milieu à l’époque, alors j’ai fait des recherches sur Internet, et j’ai appris qu’il n’existait pas de formation officielle, mais que certain·es tatoueur·euses prenaient parfois des apprenti·es. J’ai été embauchée par le plus gros salon de ma ville, mais ça a été très compliqué. J’étais la première femme à intégrer l’équipe et je n’y étais pas la bienvenue. Mon boss était un gros dégueulasse qui ne respectait ni les filles ni le droit du travail. J’ai passé les premières années à travailler six jours par semaine, principalement à nettoyer le local. Je touchais à peine 30 % des revenus des rares tatouages que je faisais. Alors, après quatre ans là-bas, je me suis sauvée.
Un moment d’égoïsme pour ses clientes
Finalement j’ai ouvert mon shop à Limoges et suis devenue ma propre patronne. Je me suis spécialisée dans les motifs floraux et ornementaux. Ce qui a fait fonctionner le bouche-à-oreille, c’est que je suis une tatoueuse très à l’écoute. Avant chaque tatouage, je conclus avec ma cliente ou mon client un pacte de confiance mutuelle : si ce que je propose ne lui convient pas, elle ou il peut renoncer. De mon côté, si je ne “sens” pas la personne, je peux refuser de la tatouer. Je propose généralement une première ébauche à même la peau qui permet de construire un projet unique, en m’adaptant à la spécificité du corps de la personne. La cliente ou le client prend quelques jours pour se familiariser avec le dessin et le valider ou non.
En clientèle, j’ai à peu près 90 % de femmes. La plupart d’entre elles ont la quarantaine et des enfants. Certaines ont dû économiser pendant plusieurs mois pour s’offrir un tatouage. Elles viennent souvent après une séparation ou une fois que leurs enfants sont partis de la maison, comme pour reprendre leur liberté. Le tatouage, c’est le moment d’égoïsme qu’elles s’accordent enfin après avoir beaucoup donné à leur famille. Une fois que c’est terminé, elles me disent souvent que ça fait du bien de prendre du temps pour elles.
Beaucoup d’entre elles ont vécu des agressions sexistes et sexuelles, que ce soit chez elles ou à l’extérieur, alors je fais super attention : par exemple, au moment où elles se déshabillent, je leur propose un plaid ou des cache-tétons pour se couvrir. Pour ces femmes, le tatouage peut être un moyen de reprendre le pouvoir sur leur corps, comme un retour à elles-mêmes, mais ce n’est pas forcément verbalisé. J’adore quand je vois sortir de l’atelier une femme plus déterminée que quand elle y est entrée. J’aime penser que je plante des graines d’empouvoirement. »
Propos recueillis par téléphone le 31 janvier 2024 par Marie-Agnès Laffougère, journaliste en alternance à La Déferlante. •