Les meilleures blagues sont féministes

Publié le 28/04/2022

Depuis quelques années, une géné­ra­tion d’humoristes emporte l’adhésion de son public en décons­trui­sant les sté­réo­types de genre. De quoi rin­gar­di­ser pour de bon les saillies sexistes d’un Jean-Marie Bigard ? Rien n’est moins sûr : dans l’univers hyper concur­ren­tiel du stand-up, la pratique de l’humour féministe n’est pas toujours chose aisée.

Blanche Gardin s’avance, seule en scène. Dans la salle du théâtre parisien L’Européen, un public composé essen­tiel­le­ment de « bobos » venu·es assister, un soir d’automne 2018, son spectacle Bonne nuit Blanche. Je suis assise entre deux couples tren­te­naires hété­ro­sexuels et blancs et une grande actrice (qui, contrai­re­ment à la chanson, ne semble pas avoir touché le fond de la piscine). L’humoriste est alors en pleine ascension : chargée quelques mois plus tôt de présenter la cérémonie des Césars, alors que la tempête #MeToo com­men­çait tout juste à gronder, elle avait multiplié les traits d’humour sur ces actrices qui « couchent pour avoir des rôles ». À l’époque, un peu cham­bou­lée, je m’étais rangée à l’avis de la majorité : ce devait être du dixième degré.
Mais au théâtre ce soir-là, plus les minutes avancent, plus je me ratatine sur la banquette. Entre deux franches rigolades, Blanche Gardin verse dans le « je suis féministe mais », sort des gags sur le har­cè­le­ment sexuel, les tenues des victimes, sur le fait que contrai­re­ment à « pédé », « gouine » ne serait pas une insulte… Alors que ces blagues font hurler de rire la salle, je me sens trahie à un endroit très intime, mon humour. Une sortie sur les actrices de plus de 50 ans, pré­sen­tées comme des tables en teck sur les­quelles « aucun homme ne pourrait se branler », finit de me rendre malade, moi et la grande actrice cal­feu­trée derrière ses lunettes de soleil, qui partira sans mot dire. Le public se dissout dans la ville, extatique. On salue un humour déran­geant et féministe à la fois, parce qu’il ose tout. Qu’est-ce que le rire féministe ? Un outil militant ou la mani­fes­ta­tion d’une liberté chèrement acquise par les femmes ?
[…]

 

Anne-Laure Pineau

Journaliste pigiste indépendante, membre du collectif Youpress et de l’AJL (Association des journalistes lesbiennes, gay, bi·es, trans et intersexes). Pour ce numéro, elle a écrit le scénario de la BD sur Diana Sacayan. Voir tous ses articles