L’Ukraine face aux viols de guerre : de trop lentes avancées

À la mi-mars 2024, un rapport des Nations unies faisait une nouvelle fois état de violences sexuelles commises par l’occupant russe en Ukraine. Alors que, dès les débuts de la guerre, les autorités de Kiev mettaient en place un système de docu­men­ta­tion et de répa­ra­tion des viols de guerre, deux ans plus tard, les victimes ukrai­niennes peinent encore à faire valoir leurs droits.
Publié le 29 mars 2024
Oleksandra Matviichuk, avocate ukrainienne, activiste et Prix Nobel de la paix 2022 est à l'initiative d'un projet de loi visant à donner un cadre aux violences sexuelles commises en temps de guerre. Crédit photo : Créative commons.
Oleksandra Matviichuk, avocate ukrai­nienne, activiste et Prix Nobel de la paix 2022 est à l’i­ni­tia­tive d’un projet de loi visant à donner un cadre aux violences sexuelles commises en temps de guerre. Crédit photo : Créative commons.

 « Aucune victime ne restera sans justice » : depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022, Kiev affiche une position ferme au sujet des crimes sexuels. Aux premiers jours de l’offensive, le bureau du procureur général d’Ukraine inaugure un dépar­te­ment d’enquête sur les violences sexuelles commises par l’armée occupante.

À l’été 2022, une ligne télé­pho­nique à usage des victimes est mise en place. Les personnes reconnues comme victimes peuvent obtenir une aide médicale et psy­cho­lo­gique, mais également un soutien financier. Des efforts suf­fi­sam­ment rares pour être salués par la repré­sen­tante spéciale de l’ONU sur les violences sexuelles, Pramila Patten.

 

Pourtant, depuis deux ans, seulement 200 victimes de violences sexuelles ont été offi­ciel­le­ment iden­ti­fiées par le parquet. Un chiffre bien en dessous de la réalité. « Il n’est pas évident d’échanger avec les représentant·es de la police, des services d’enquête ou du parquet. Peu savent comment aborder le sujet », explique Khrystyna Kit, pré­si­dente de l’association ukrai­nienne des avocates JurFem, qui assiste les « survivant∙es » (plutôt que « victimes » : c’est ainsi qu’elles et ils préfèrent se nommer) de violences sexuelles. À ces résis­tances s’ajoute la crainte de la stig­ma­ti­sa­tion, encore fréquente en Ukraine. En effet, pour déter­mi­ner si une victime peut prétendre à des com­pen­sa­tions, il n’est pas rare que les enquêteur∙ices inter­rogent le voisinage des survivant∙es. Or, une majorité de ces personnes, peu sen­si­bi­li­sées au sujet des violences y voient une forme de trahison par des rapports sexuels avec l’ennemi. « Certain·es survivant·es se sont même vu·es visé·es par une procédure pour “col­la­bo­ra­tion” », se désole Kateryna Illikchiieva, autre avocate ukrai­nienne qui défend plusieurs victimes.

 

Les hommes victimes : l’ultime tabou

Difficulté sup­plé­men­taire dans la recon­nais­sance de ces crimes, 25 % des victimes seraient de sexe masculin. « Comme dans toutes guerres, même si l’on n’en parle pas, les violences sexuelles infligées à des hommes, c’est l’ultime tabou », note Kateryna Illikchiieva. Plus encore, dans une société ukrai­nienne en guerre où la culture patriar­cale est par­ti­cu­liè­re­ment ancrée, où « l’homme fort est glorifié, considéré comme défenseur de la nation, ne pouvant donc être victime de viol », analyse de son côté Volodymyr Shcherbachenko, directeur du Centre pour les ini­tia­tives civiques de l’est de l’UkraineDepuis la guerre du Donbass en 2014, son orga­ni­sa­tion non gou­ver­ne­men­tale (ONG) documente les vio­la­tions des droits humains et apporte une assis­tance juridique aux victimes. Son mandat a été élargi à tout le pays en février 2022. « Pour ces hommes, on va parler de torture plutôt que de viol, et ainsi masquer la réalité », décrypte-t-il.


« BEAUCOUP D’UKRAINIEN·NES VOIENT DANS LES VIOLS DE GUERRE UNE FORME DE COLLABORATION AVEC L’ENNEMI »


Cette pudeur témoigne aussi du manque d’outils juri­diques pour appré­hen­der les viols de guerre. La notion n’apparaît pas dans le Code pénal ukrainien. Seul un article fourre-tout – l’article 438 – permet d’enquêter sur ces crimes. Oleksandra Matviichuk, direc­trice du Centre pour les libertés civiques et Prix Nobel de la Paix en 2022, travaille à un projet de loi sur les crimes de guerre incluant les violences sexuelles. « Il a été ratifié par le Parlement, mais la signature incombe au président Zelensky, détaille-t-elle. Or, il ne l’a toujours pas donnée. » Volodymyr Shcherbachenko croit y voir un manque de volonté : « Les autorités ont peur que les soldats ukrai­niens puissent eux aussi être accusés de violences sexuelles, et que la pro­pa­gande russe récupère le sujet. »  Il conclut : « Même s’il existe beaucoup de décla­ra­tions offi­cielles sur le sujet, dans les faits, les victimes de violences sexuelles sont les dernières à béné­fi­cier des aides prévues par l’État. »

Faire payer la Russie

Mais d’autres tempèrent cette impa­tience : « Avant 2022, notre gou­ver­ne­ment ne se souciait pas de cette question », rappelle Alisa Kovalenko, sur­vi­vante de crimes sexuels commis en 2015, lors de la guerre dans le Donbass, et aujourd’hui membre active de l’ONG Sema, unique orga­ni­sa­tion d’entraide créée par et pour des victimes de viol de guerre. « Moi-même, j’ai mis des années avant de parler. Je fermais les yeux sur mes traumas, je me per­sua­dais que tout allait bien. Les mesures mises en place par le gou­ver­ne­ment, c’est une forme de justice dont nous, à l’époque, n’avons pas bénéficié », estime-t-elle.

Oleksandra Matviichuk, de son côté, s’interroge : « La Russie est res­pon­sable de ces crimes sexuels. Ne serait-il pas plus juste que la prise en charge des victimes lui incombe plutôt qu’à l’Ukraine, qui gère déjà un pays en guerre ? » Selon elle, une partie des avoirs russes gelés par les banques pourrait être utilisée par le gou­ver­ne­ment de Kiev pour apporter des répa­ra­tions aux victimes : « Ce serait un premier pas en attendant de mettre en place un cadre juridique aligné sur celui des instances inter­na­tio­nales », en par­ti­cu­lier celui de la Cour pénale inter­na­tio­nale, dont le statut permet de juger les viols de guerre comme crimes consti­tu­tifs de crime contre l’humanité.

 

→ Retrouvez les recom­man­da­tions ainsi que l’agenda de la rédaction juste ici.

AVORTER : UNE LUTTE SANS FIN

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie