« Aucune victime ne restera sans justice » : depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022, Kiev affiche une position ferme au sujet des crimes sexuels. Aux premiers jours de l’offensive, le bureau du procureur général d’Ukraine inaugure un département d’enquête sur les violences sexuelles commises par l’armée occupante.
À l’été 2022, une ligne téléphonique à usage des victimes est mise en place. Les personnes reconnues comme victimes peuvent obtenir une aide médicale et psychologique, mais également un soutien financier. Des efforts suffisamment rares pour être salués par la représentante spéciale de l’ONU sur les violences sexuelles, Pramila Patten.
Pourtant, depuis deux ans, seulement 200 victimes de violences sexuelles ont été officiellement identifiées par le parquet. Un chiffre bien en dessous de la réalité. « Il n’est pas évident d’échanger avec les représentant·es de la police, des services d’enquête ou du parquet. Peu savent comment aborder le sujet », explique Khrystyna Kit, présidente de l’association ukrainienne des avocates JurFem, qui assiste les « survivant∙es » (plutôt que « victimes » : c’est ainsi qu’elles et ils préfèrent se nommer) de violences sexuelles. À ces résistances s’ajoute la crainte de la stigmatisation, encore fréquente en Ukraine. En effet, pour déterminer si une victime peut prétendre à des compensations, il n’est pas rare que les enquêteur∙ices interrogent le voisinage des survivant∙es. Or, une majorité de ces personnes, peu sensibilisées au sujet des violences y voient une forme de trahison par des rapports sexuels avec l’ennemi. « Certain·es survivant·es se sont même vu·es visé·es par une procédure pour “collaboration” », se désole Kateryna Illikchiieva, autre avocate ukrainienne qui défend plusieurs victimes.
Les hommes victimes : l’ultime tabou
Difficulté supplémentaire dans la reconnaissance de ces crimes, 25 % des victimes seraient de sexe masculin. « Comme dans toutes guerres, même si l’on n’en parle pas, les violences sexuelles infligées à des hommes, c’est l’ultime tabou », note Kateryna Illikchiieva. Plus encore, dans une société ukrainienne en guerre où la culture patriarcale est particulièrement ancrée, où « l’homme fort est glorifié, considéré comme défenseur de la nation, ne pouvant donc être victime de viol », analyse de son côté Volodymyr Shcherbachenko, directeur du Centre pour les initiatives civiques de l’est de l’Ukraine. Depuis la guerre du Donbass en 2014, son organisation non gouvernementale (ONG) documente les violations des droits humains et apporte une assistance juridique aux victimes. Son mandat a été élargi à tout le pays en février 2022. « Pour ces hommes, on va parler de torture plutôt que de viol, et ainsi masquer la réalité », décrypte-t-il.
« BEAUCOUP D’UKRAINIEN·NES VOIENT DANS LES VIOLS DE GUERRE UNE FORME DE COLLABORATION AVEC L’ENNEMI »
Cette pudeur témoigne aussi du manque d’outils juridiques pour appréhender les viols de guerre. La notion n’apparaît pas dans le Code pénal ukrainien. Seul un article fourre-tout – l’article 438 – permet d’enquêter sur ces crimes. Oleksandra Matviichuk, directrice du Centre pour les libertés civiques et Prix Nobel de la Paix en 2022, travaille à un projet de loi sur les crimes de guerre incluant les violences sexuelles. « Il a été ratifié par le Parlement, mais la signature incombe au président Zelensky, détaille-t-elle. Or, il ne l’a toujours pas donnée. » Volodymyr Shcherbachenko croit y voir un manque de volonté : « Les autorités ont peur que les soldats ukrainiens puissent eux aussi être accusés de violences sexuelles, et que la propagande russe récupère le sujet. » Il conclut : « Même s’il existe beaucoup de déclarations officielles sur le sujet, dans les faits, les victimes de violences sexuelles sont les dernières à bénéficier des aides prévues par l’État. »
Faire payer la Russie
Mais d’autres tempèrent cette impatience : « Avant 2022, notre gouvernement ne se souciait pas de cette question », rappelle Alisa Kovalenko, survivante de crimes sexuels commis en 2015, lors de la guerre dans le Donbass, et aujourd’hui membre active de l’ONG Sema, unique organisation d’entraide créée par et pour des victimes de viol de guerre. « Moi-même, j’ai mis des années avant de parler. Je fermais les yeux sur mes traumas, je me persuadais que tout allait bien. Les mesures mises en place par le gouvernement, c’est une forme de justice dont nous, à l’époque, n’avons pas bénéficié », estime-t-elle.
Oleksandra Matviichuk, de son côté, s’interroge : « La Russie est responsable de ces crimes sexuels. Ne serait-il pas plus juste que la prise en charge des victimes lui incombe plutôt qu’à l’Ukraine, qui gère déjà un pays en guerre ? » Selon elle, une partie des avoirs russes gelés par les banques pourrait être utilisée par le gouvernement de Kiev pour apporter des réparations aux victimes : « Ce serait un premier pas en attendant de mettre en place un cadre juridique aligné sur celui des instances internationales », en particulier celui de la Cour pénale internationale, dont le statut permet de juger les viols de guerre comme crimes constitutifs de crime contre l’humanité.
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