« Ma maison, sanctuaire et école de la seconde chance »

Ida Elbahi est devenue assis­tante familiale à 48 ans, après avoir travaillé dans la comp­ta­bi­li­té. Dans sa maison du nord de la France, elle a déjà accueilli une soixan­taine d’enfants placé·es par l’Aide sociale à l’enfance. Parmi lesquel·les deux garçons qui vivent chez elle de manière per­ma­nente depuis presque treize ans.
Publié le 02/05/2025

Ida Elbahi chez elle à Lys-lez-Lannoy, dans les Hauts-de-France, janvier 2025. Crédit photo : Aimée Thirion
Ida Elbahi chez elle à Lys-lez-Lannoy, dans les Hauts-de-France, janvier 2025. Crédit photo : Aimée Thirion

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire

« Je suis née à Roubaix en 1964, dans une famille pro­lé­taire de douze enfants. J’étais la cinquième.

On avait le minimum, on a grandi avec le respect de la nour­ri­ture que mon père nous ramenait avec le salaire gagné à l’usine. J’ai voulu trans­mettre tout ça aux enfants : aux miens et à ceux des autres. Mes parents étaient très occupés, mon père tra­vaillait beaucoup, ma mère s’occupait de l’administratif. Alors, quand j’ai eu 15 ans, ils m’ont confié la res­pon­sa­bi­li­té des enfants qui vivaient à la maison : mes frères et sœurs, et les deux enfants des aînées, qui avaient quelques mois. J’ai commencé à cuisiner des marmites pour quatorze personnes, c’est comme ça que je suis rapi­de­ment passée d’enfant à adulte.


Dès mon ado­les­cence, j’ai voulu être édu­ca­trice. Mes parents pré­fé­raient que je fasse de la comp­ta­bi­li­té, alors j’ai passé mon CAP et je me suis mise à tra­vailler comme assis­tante admi­nis­tra­tive et comptable, mais c’était un métier ali­men­taire. Après ma quatrième grossesse, en 1998, j’ai enfin fait quelque chose qui me plaisait vraiment. Je suis allée à l’université pour passer l’équivalent du bac­ca­lau­réat et une licence de sciences de l’éducation. En 2008, une copine m’a parlé de son travail, “un truc top, tu héberges des enfants placés, tu les accom­pagnes et les fais grandir”. Je me suis dit “pourquoi pas ?” J’ai demandé mon agrément d’assistante familiale puis j’ai suivi la formation. Je ne voulais pas de nour­ris­son, parce que mes quatre enfants étaient déjà grands, donc je préférais que l’enfant soit déjà un petit peu autonome. Finalement, en juillet 2012, on m’a présenté mon premier enfant à accueillir : Louis, 22 mois. En septembre, le second est arrivé : Rémy, 7 ans. Ils sont toujours chez moi. Ils ont aujourd’hui 14 et 19 ans.

Avec eux deux, j’ai dû reprendre les bases, ça nous a demandé du temps. On ne leur avait pas appris à exprimer ce qu’ils res­sen­taient. Il a fallu les aider à com­prendre leurs émotions, à les nommer et les évacuer. En tant que famille d’accueil, on leur apprend des choses très élé­men­taires, qui font partie de l’intime. Par exemple, il y a quelques années, j’ai accueilli un jeune de 16 ans pendant trois semaines. Il ne s’est pas brossé les dents une seule fois, parce qu’on ne lui avait jamais appris.

Rien n’est écrit dans les livres

Les choses que je leur transmets sont essen­tielles, comme bien manger, avoir une certaine hygiène, faire preuve de savoir-vivre et savoir-être. Louis est arrivé avec un biberon de Coca, il ne mangeait pas. La réédu­ca­tion ali­men­taire demande une impli­ca­tion que je n’avais pas imaginée avec mes propres enfants. J’ai mis six mois à lui faire boire de l’eau, plus d’un an pour lui faire prendre un repas équilibré de bébé.

Rien de tout ça n’est écrit dans les bouquins. On travaille une pro­blé­ma­tique à la fois, avec les moyens qu’on a, puis ça se fait sur la durée. Quand il s’agit d’enfants accueillis en urgence, qui ne restent que sur une période très courte, on transmet quelques valeurs, mais ça ne les change pas vraiment. Avec Louis et Rémy, ça fait treize ans qu’on y travaille.

Une fois que les bases ont été acquises, je me suis mise à les suivre sur le plan scolaire. On ne peut pas tra­vailler comme famille d’accueil sans penser à la réussite de l’enfant. C’est fatigant de gérer les devoirs et de faire réciter les exposés, mais ça fait partie de ce que j’estime être mon boulot. J’ai voulu leur trans­mettre le goût de la lecture et du sport, qui étaient mes exutoires quand j’étais plus jeune. Comme je l’ai fait pour mes enfants, j’essaie de leur donner les moyens de réussir à devenir la meilleure version d’eux-mêmes. Par exemple, leur faire prendre conscience que sur la copie qu’ils rendent à leur professeur·e, c’est leur nom. Quand Louis revient de l’école et me dit : “Tatie, j’ai bien travaillé pour toi”, je lui réponds : “Non, tu tra­vailles pour ton avenir, mon grand. Je suis fière, mais ce n’est pas pour moi.”

Je ne suis ni une garderie ni une nounou. Ici, c’est leur maison. Je leur ai donné le même amour qu’à mes propres enfants. Rémy part dans un an et demi. Il n’a plus de lien avec son père depuis qu’il a 10 ans, alors la mort de mon mari, il y a deux ans, lui a fait un choc. C’était comme un deuil parental.

On a reconstitué une famille

Je suis leur tatie, leur maman de cœur, ou au moins une figure d’attachement, affective et rassurante.

Ce sont mon parcours de vie per­son­nelle, mes tris­tesses, mes souf­frances qui m’ont donné envie d’aider ces enfants. Je n’ai pas choisi la famille dans laquelle je suis née, mais avec Louis et Rémy, on en a recons­ti­tué une. Tous les deux ont passé plus de temps chez moi que nulle part ailleurs. On partage des moments de vie au quotidien, ils ont pris racine dans ma famille, aux côtés de mon mari et de mes quatre enfants.

Pour moi, ils sont frères, indi­rec­te­ment. C’est très important qu’il n’y ait pas de jalousie entre eux, mais de l’entraide et du respect, surtout aucune violence ni aucun mensonge : seulement de la tolérance et du partage. Ma maison, je la vois comme un sanc­tuaire et une école de la seconde chance. Je me sens utile, je me dis que je fais du bien et que je suis là pour protéger ces enfants. Je les tiens par la main autant et aussi longtemps que je peux.

J’essaie de ne pas trop me demander combien de temps ils vont rester chez moi. Évidemment que je préfère qu’ils restent jusqu’à leurs 18 ans, et même 21 ans1, comme ça, je peux les accom­pa­gner pour leur entrée dans la vie active.

Une fois que Louis et Rémy seront adultes et qu’ils seront partis de chez moi, j’espère les revoir, même si c’est vingt ans plus tard. Ce serait mon plus grand bonheur de savoir qu’ils sont heureux, ont un métier et un toit au-dessus de la tête. L’éducation des jeunes de l’Aide sociale à l’enfance, ça demande du temps et de la per­sé­vé­rance. Ils sont comme des diamants : à force de les traiter avec soin, ils deviennent des bijoux mer­veilleux. J’ai l’impression d’en avoir deux à la maison, c’est ma plus belle réussite. »


  1. Les enfants placé·es en famille d’accueil dans la région des Hauts-de-France peuvent sol­li­ci­ter le dis­po­si­tif Entrée dans la vie adulte (EVA) et prolonger leur placement chez l’assistante familiale jusqu’à 21 ans. ↩︎

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Loïs Hamard

Journaliste indépendant, il s’intéresse aux minorités. Inspiré par ses expériences personnelles, il écrit en particulier sur la protection de l’enfance, les identités transgenres et les handicaps. Voir tous ses articles

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire