Ovidie : Quand « Je » est une autre

Des vies, elle en a eu plusieurs. Des noms, elle en a deux. « Ovidie » est le pseudo qu’elle s’est choisi autrefois pour tra­vailler comme actrice et réa­li­sa­trice dans le milieu du porno. C’est aussi celui sous lequel elle signe des livres et des docu­men­taires pour des médias pres­ti­gieux. Quant au nom « Éloïse Delsart », sous lequel elle figure à l’état civil, il lui sert désormais dans le monde uni­ver­si­taire, où elle a reçu récemment le titre de docteure ès lettres. Carte blanche à Ovidie/Éloïse, qui se demande comment faire corps avec ces identités superposées.

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Publié le 06/10/2022
Ovidie pour la Carte Blanche de La Déferlante 8
Lynn S.K.

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante

« Et toi, tu as choisi quoi comme nom de guerre ? » Il y a des décisions prises sur un coin de table qui scellent un destin. Un pseu­do­nyme griffonné à la va-vite en bas d’une auto­ri­sa­tion de diffusion, la première d’une infinie série.

Une nouvelle identité marquée au fer rouge, à jamais dans ma chair, à défaut de figurer sur mon passeport. L’acceptation de devenir deux, et la prise de conscience à seulement 18 ans que le nouveau per­son­nage que j’étais en train de créer ne m’appartiendrait plus jamais sitôt le contrat signé.

Ovidie n’est pas mon nom. Ou plutôt si, il l’est devenu par la force des choses. Sous ce nom, cela fait plus de vingt ans que je réalise des fictions et docu­men­taires, que j’écris, que je milite. Jusque-là, pourquoi pas, je ne suis pas la première artiste à tra­vailler sous pseu­do­nyme. Mais le fait est qu’Ovidie était également mon nom de tra­vailleuse du sexe lorsque j’exerçais cette activité, entre 1999 et 2002, et que je n’ai jamais souhaité en changer. Qu’il me sert aujourd’hui pour des activités socia­le­ment adoubées, des pro­duc­tions cultu­relles pour Arte ou France Culture par exemple, comme il m’a servi par le passé au sein d’une industrie que beaucoup regardent comme la lie de notre société.

Mais qui opte comme ça pour un autre nom ? Celles qui à la fois veulent renaître et se suicider socia­le­ment. Les putes ont ceci de commun avec les bonnes sœurs qu’elles sont contraintes de se rebap­ti­ser. Deux caté­go­ries qu’on croirait dia­mé­tra­le­ment opposées, entre les­quelles je n’ai pourtant cessé de naviguer. Sainte Ovidie. 


Les putes ont ceci de commun avec les bonnes  sœurs qu’elles sont contraintes de se rebaptiser.


Tout en tentant déses­pé­ré­ment de m’ancrer dans la réalité pour ne pas perdre pied, j’ai voulu faire de ma propre vie un roman, me mettre moi-même en scène en figure tragi-comique. Jusqu’à peut-être mettre un jour en scène ma propre mort, qui sait ? Je me demande parfois si je ne vais pas finir telle une héroïne roman­tique dont le rôle est mal inter­pré­té, agonisant faus­se­ment sous les pro­jec­teurs, sylphide alanguie avec les seins à l’air. Quelle blague !

Un pseudonyme pour parer la violence

Au début, cette nécessité de chan­ge­ment de nom, biffer « Éloïse » pour devenir « Ovidie », ça n’était pourtant qu’une bête stratégie de pro­tec­tion de ma vie privée. Lorsqu’on est une femme et qu’on fricote dan­ge­reu­se­ment avec toute imagerie liée à la sexualité, il est capital de préserver son nom de baptême pour sa propre sécurité, et surtout pour la sécurité de sa des­cen­dance née ou à naître. Une pré­cau­tion dont ne s’embarrassent pas néces­sai­re­ment les hommes du même milieu qui, eux, peuvent conserver leur prénom ou leur surnom. Ainsi, les Christophe deviennent Kristof, les Sébastien deviennent Sébastian… Et les Rocco Siffredi sont encensés dans leur rôle de père de famille, on leur consacre des hagio­gra­phies, on loue leur qualité d’homme aux multiples facettes. 

Les putains sont, elles, contraintes de se réin­ven­ter – comme les bonnes sœurs, je l’ai dit, mais aussi comme les légion­naires. Sauf qu’une putain ne tue personne. À la limite, elle se tue de ses propres mains, pour reprendre la formule de Nelly Arcan, « en vertu d’une dépense trop rapide de [son] énergie vitale dans [ses] années de jeunesse 1Nelly Arcan, Folle, Éditions du Seuil, 2004 ». Elle n’assassine pas, pourtant, elle aurait tué père et mère qu’on la trai­te­rait avec plus d’égards.

Mais si on change de nom, en réalité, c’est surtout pour envoyer une autre que soi au front. Cette fic­tion­na­li­sa­tion de soi-même permet d’amortir la violence du regard social : l’avatar que l’on crée va endosser la brutalité et la haine. C’est sans doute pour cette raison que je me sens si peu concernée par toutes les insultes et menaces que je reçois sur les réseaux sociaux : au fond ce n’est pas moi dont on parle, c’est une poupée à mon effigie que l’on trans­perce d’aiguilles. Alors je ne réponds pas. Je ne saurais même pas quoi dire, tellement ce que je lis sur moi me laisse perplexe. Il m’est déjà arrivé de taper mon nom dans Google, et la magie des réfé­ren­ce­ments et des algo­rithmes me proposent une femme que je ne connais pas. Même ma fiche Wikipédia me semble étrangère à moi-même. C’est donc ainsi qu’on me perçoit ?

L’abandon de ma propre image et de mon corps n’était pas sans risque : il aurait pu me mener vers une lente des­truc­tion. C’est vers l’écriture et la for­mu­la­tion d’une pensée que je me suis tournée dans l’espoir de sauver ma peau. Car si la putain-objet se soumet aux désirs des hommes, l’autrice-sujet est, elle, porteuse de discours. Pour produire de la pensée, j’ai voulu garder ce nom, « Ovidie », qui était fina­le­ment bien à moi car surgi de ma propre ima­gi­na­tion. J’ai cru retrouver la maîtrise de cette identité. Mais ai-je eu raison de mélanger les torchons et les ser­viettes en conser­vant, dans mes activités d’autrice et de réa­li­sa­trice, mon nom d’actrice ? Aujourd’hui encore, mon passé pro­fes­sion­nel fait régu­liè­re­ment obstacle à mon travail. Au mieux, je suis la putain qui pense. À chaque nouveau docu­men­taire, chaque nouveau livre, chaque nouvelle série, à chaque nouvelle forme produite sus­cep­tible de me donner une légi­ti­mi­té sociale, des hordes de mas­cu­li­nistes res­sortent des photos de moi en porte-jarretelles en espérant me silencier. Même si cela fait vingt ans que je ne me suis pas désha­billée, on m’invite à retourner écarter les jambes sans moufter, parce que c’est là que se trou­ve­rait ma place. Et n’allez pas croire qu’il n’y a que les hommes qui se com­portent ainsi. Certes, ce sont les pires, mais bien des femmes aiment encore me réduire à ma cor­po­réi­té. On n’est déci­dé­ment pas encore toutes au point question sororité.

Les amours impossibles d’une poupée russe

« Mais si tu souffres de cette stig­ma­ti­sa­tion, pourquoi n’as-tu jamais voulu reprendre ta véritable identité ? » Ah très bien, on lais­se­rait donc Ovidie à ses activités de putain et on invi­te­rait Éloïse à récolter les lauriers de la légi­ti­ma­tion. On abandonne l’une sous le flot de sperme de millions d’internautes venus se masturber sur Pornhub, on sauve l’autre en lui attri­buant des titres hono­ri­fiques. Et pourquoi pas une troisième identité à la jonction du per­son­nage public, de mon identité civile et, cerise sur le gâteau, de mon grade uni­ver­si­taire pour briller en société ? Docteure Ovidie Delsart, ça sonne bien non ? Non, en fait, ça ne sonne pas terrible. Du reste, j’ai déjà l’impression d’être une poupée russe qui camoufle toutes ces couches d’identités diverses, alors merci bien.

Toute relation amoureuse en devient impos­sible. Toute rencontre sen­ti­men­tale ne peut que se résumer à un effroyable mal­en­ten­du, à un décalage entre l’image que je donne à voir et la réalité de ce que je suis. On pourrait croire que je m’en moque : je méprise au plus haut point la culture de l’amour, que je considère être un piège pour les femmes. Les comédies roman­tiques me font horreur, toute idée du couple m’indiffère, même le sexe en fin de compte m’ennuie ter­ri­ble­ment. « Il faut avoir pas mal baisé pour devenir anti-baise, et les SCUM sont passées par tout ça, main­te­nant elles veulent du nouveau 2Valerie Solanas, SCUM Manifesto, traduit de l’anglais par Emmanuèle de Lesseps, éditions La Nouvelle Société 1971. Dans ce brûlot misandre aujourd’­hui culte, « SCUM » est l’a­cro­nyme de Society for Cutting Up Men (asso­cia­tion qui veut castrer les hommes). « Les SCUM » désigne les femmes membres de ce club informel. » C’est vrai, la question sexuelle est pour moi réglée, lavraie trans­gres­sion est de n’en avoir plus rien à foutre. Sainte Ovidie, vous dis-je. Mais au fond, je suis, comme tout le monde, animée par le besoin d’être aimée. Personne, fon­da­men­ta­le­ment, n’aime vivre sans atta­che­ment, sans valo­ri­sa­tion à travers le regard de l’Autre, sans contact ni bienveillance. 

Or, la mul­ti­pli­ci­té de mes identités fait obstacle à cet amour. Il ne me sert à rien de ren­con­trer qui que ce soit puisque la relation ne pourra se construire que sur des bases viciées. Tout reposera sur ce que l’on pourrait appeler une « erreur de casting » dans la grande parade de la séduction. Mon corps est un écran sur lequel chacun·e projette ses attentes et fantasmes. Il est un récep­tacle malléable à souhait : le moi y est trop enfoui et flexible pour que l’on puisse le dis­tin­guer. Mon corps protège ce moi et en même temps il le rend à jamais inac­ces­sible. Et même si j’acceptais de baisser la garde et, dans un moment de vul­né­ra­bi­li­té, me laissais être vue telle que je suis, mon/ma par­te­naire détour­ne­rait le regard. Je le sais, je l’ai déjà vécu. J’ai déjà lu dans le regard de l’Autre cette déception, quand l’Autre réalise que je ne suis « que » ça. Que sans caméra ni micro je suis beaucoup moins drôle.

On ne me connaît pas et, au fond, on ne veut pas me connaître. Il me faut avoir la lucidité d’admettre que les dés sont sys­té­ma­ti­que­ment pipés. Mon amoureux·se repartira triomphant·e avec son trophée, il/elle pourra dire qu’il/elle m’a eue à sa pogne. Quête iden­ti­taire par mise en danger du corps et besoin insa­tiable d’amour sont chez moi une brûlure, un poison. Parfois j’imagine qu’une autre forme de vali­da­tion, celle qui pro­vien­drait de mon travail, pourrait cica­tri­ser mes blessures inté­rieures, être le baume, l’antidote. Mais il n’y a pas de (ré)conciliation ni avec moi ni avec l’Autre : chercher sans cesse à être validée par le regard de cet·te Autre, c’est une poursuite idéaliste qui me conduit à ne plus savoir qui je suis.

Puisqu’on ne connaît réel­le­ment ni Éloïse ni Ovidie, puisqu’on me prive de ma propre histoire en racontant n’importe quoi, qu’on m’attribue même parfois des noms qui ne sont pas les miens (durant près de vingt ans, Internet m’a appelée « Éloïse Becht »), qu’on me fait tenir des propos que je ne tiens pas, qu’on sait mieux que moi ma ville d’origine et le métier de mes parents ; puisque je suis dépos­sé­dée non seulement de mon image mais également de mon parcours de vie, autant m’approprier la narration. Puisqu’on me raconte mal, autant me raconter moi-même. 

À travers des livres, des romans gra­phiques, des docu­men­taires, des podcasts, une série. Non pas pour qu’on me regarde « moi, moi, moi », mais pour qu’on me laisse reprendre pos­ses­sion de ce qu’on a distordu, déformé, piétiné, encensé. Et lorsqu’on s’adresse à moi dans la rue ou sur les réseaux sociaux pour me féliciter, je réponds un timide merci parce que tout cela me dépasse. Quand j’entends que mon travail s’invite dans l’existence d’autres femmes et dans ce qu’elles ont souvent de plus intime, cela me dépasse. Parfois des inconnues m’arrêtent pour me raconter leur viol, leur accou­che­ment, leur épi­sio­to­mie mal suturée, la violence de leur conjoint. J’ai envie de les prendre dans mes bras et de les remercier pour leur confiance. Mais je me sens impuis­sante face à toute cette souf­france et j’aimerais leur dire qu’il y a erreur sur la personne, je n’arriverai pas à les sauver. Comment les aider alors que moi-même tous les matins je me demande qui je suis ?

La légitimation, un drôle de processus

Certes, en vingt ans, la putain en a parcouru, du trajet. C’est curieux, d’ailleurs, la légi­ti­ma­tion est un drôle de processus. Un jour on vous empêche de pour­suivre vos études parce que vous êtes Ovidie, la féministe prosexe de service qu’on voit à la télé­vi­sion, vos professeur·es vous font des remarques déplacées, des étudiants vous menacent de viol correctif dans les couloirs de la faculté. Et vingt ans plus tard, on vous attribue la qua­li­fi­ca­tion au grade de maî­tres­sede conférences. 

Tiens, en parlant de vali­da­tion par le travail, le plus drôle reste quand même mon sujet de thèse : « Se raconter sans se trahir, l’autonarration à l’écrit et à l’écran ». Vous me croyez si je vous dis que je ne l’ai pas choisi consciem­ment ? Que je me suis menti à moi-même au point de me faire croire que ce sujet en valait bien un autre et que j’aurais tout aussi bien pu prendre « la génétique bal­za­cienne des manus­crits » ? Que j’ai réussi à me persuader que je tra­vaillais sur un corpus qui n’avait rien à voir avec ma propre histoire ? Allô Freud, laisse tomber tes théories sexistes toutes moisies et viens te pencher deux secondes sur mon cas parce que c’est vraiment trop cocasse.

Jugée sur sa vie et non sur la qualité de ce qu’on produit

Encore une fois, il m’a fallu me cacher derrière quelqu’un d’autre, non plus Ovidie mais des auteur·ices à travers lesquel·les je n’ai fina­le­ment fait que m’exprimer. J’ai passé quatre années à enculer les mouches en tra­vaillant sur l’autofiction, qui consiste à se raconter, lit­té­ra­le­ment se fic­tion­na­li­ser, et par consé­quent offrir une vision sub­jec­tive et néces­sai­re­ment modelée du réel. À dire « c’est moi, mais c’est pas moi ». J’ai passé quatre années à mettre le sujet à distance sans même réaliser que j’en étais moi-même le cœur, que j’étais embourbée depuis des années dans des œuvres auto­nar­ra­tives sans l’admettre. Comme si mes films et mes écrits déte­naient leur propre vérité, cette vérité que je ne cesse d’estropier plus que je ne la décalque. Même lorsque mon travail filmique colle à ma vie, il s’agit d’un univers à part, régi par ses propres lois. Je ne cesse de hurler à la terre entière qu’il doit être jugé comme tel. Même quand je dis « je », je vous assure que, non, ce n’est pas moi. Lorsque je filme, lorsque j’écris, je crée un univers parallèle, un monde fictif proche du réel, une relation spé­cu­laire avec moi-même ; j’élabore un ima­gi­naire dans lequel je m’observe, je me distords, et sans doute aussi dans lequel je soulage mes souffrances. 

À ce stade, je n’arrive pas à savoir si ça me rend folle ou si ça me sauve. Car l’autonarration est un piège, tout par­ti­cu­liè­re­ment lorsqu’on est une femme. On est alors jugée sur sa vie et non sur la qualité de ce qu’on produit. Une fois qu’on commence à se raconter, ce n’est plus la forme de l’objet, ses qualités filmiques ou son éven­tuelle richesse lit­té­raire qui inté­ressent. La grande question devient : « Ah bon, ça vous est vraiment arrivé ? » Et si le pacte bio­gra­phique est rompu, alors ça hurle à la tromperie sur la mar­chan­dise. Comme si nous étions rede­vables d’une vérité factuelle, comme s’il fallait impé­ra­ti­ve­ment livrer nos exis­tences jusque dans les moindres détails. Nous ne sommes plus des autrices ni des réa­li­sa­trices, nous sommes des expé­riences que l’on commente. La phi­lo­sophe Geneviève Fraisse me confiait un jour sa lassitude de voir sa vie plus commentée que sa pensée : « On s’intéresse plus aux femmes pour leur parcours que pour leurs écrits. » C’est vrai.

Et pourtant, voilà que je retombe encore une fois dans ce piège que je me tends à moi-même : à travers ce texte, ne suis-je pas, là encore, à me raconter ? Mais quelle andouille je suis, à geindre de devoir parler de moi alors que je ne fais que ça, tout le temps. Et dire qu’on ne me l’a même pas demandé ! Comble de l’hypocrisie ! Non pas une hypo­cri­sie envers celles et ceux qui me lisent, mais une filou­te­rie d’Ovidie à cette pauvre sotte d’Éloïse, qui réfléchit lentement, qui a toujours un métro de retard et qu’on dupe avec une facilité décon­cer­tante. Car Ovidie est bien plus maline qu’Éloïse. Éloïse est une uni­ver­si­taire ratée, un doctorat tardif, quelques publi­ca­tions scien­ti­fiques insi­gni­fiantes. Rien de bien brillant. Éloïse regarde ses pompes lorsqu’elle s’exprime, peine à faire des phrases construites. Confiez un micro à Ovidie, mettez-la en pilote auto­ma­tique et elle parlera durant des heures, s’improvisera experte de tout, de rien, elle emballera d’un beau papier cadeau le néant de sa pensée, et le pire c’est qu’elle le fera avec aisance. Ah ! c’est facile de briller sur un tas de fumier, mais c’est plus dur lorsqu’on commence à graviter dans une sphère où les autres ont du talent. Tiens, est-ce que je ne couverais pas un petit syndrome de l’impostrice par hasard ? Ho ho, ça y ressemble bien ! Est-ce que mes collègues hommes se posent autant de questions ? Hum ! j’en doute.


Éloïse regarde ses pompes lorsqu’elle s’exprime, peine à faire des phrases construites. Confiez un micro à Ovidie, mettez-la en pilote auto­ma­tique et elle parlera durant des heures.


Ma fille réconcilie tout, la maman comme la militante

Mais alors, comment dans tout ce merdier parvenir à retrouver mon identité d’origine et accéder à mon moi véritable ? Il n’y a que la mort, dans son impla­cable retour à la réalité du corps, qui me permettra de redevenir Éloïse. J’ai beau fantasmer une agonie théâtrale d’héroïne roman­tique, il n’y a que dans la rigidité cada­vé­rique que je m’affranchirai de toute repré­sen­ta­tion. Quitter la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion et revenir à la réalité du corps. 

Sauf que… De nouveau le problème se posera, cela n’en finira jamais. Car sur ma tombe, qu’écrira-t-on ? Qui assistera à mon inci­né­ra­tion ? Est-ce le cercueil d’Éloïse ou celui d’Ovidie qui dis­pa­raî­tra dans les flammes ? C’est bien à deux personnes dif­fé­rentes qu’il faudra dire adieu. Et de nouveau le mal­en­ten­du se produira, le temps d’une cérémonie où chacun·e adressera un dernier au revoir à un corps sans vie, surface de pro­jec­tion d’une per­son­na­li­té fantoche, mannequin de cire sur lequel ont été projetées des images. La fille, la pute, l’intello de pacotille, et quoi d’autre ? Puisque ce ne peut-être l’épouse, toutes les caté­go­ries sont là, il n’y en a pas d’autres, une femme ce n’est rien d’autre que ça paraît-il. Et la mère dans tout ça ? S’il y a une putain, comme dit Jean Eustache 3En 1973, le cinéaste Jean Eustache réalise La Maman et la Putain, son plus célèbre film, qui met en scène un triangle amoureux, il y a bien une maman quelque part, non ?

« Et ta fille, comment elle l’a pris quand elle a su que t’étais Ovidie ? » Comment elle a pris quoi, bande de vautours ? Je sais, vous auriez aimé pouvoir vous repaître de ma chair meurtrie et du désespoir de ma pro­gé­ni­ture. On m’avait prédit le pire, on m’avait même suggéré de me faire sté­ri­li­ser. C’est drôle tout de même : alors qu’on empêche en général les femmes de se faire ligaturer les trompes, moi on m’a signifié que ce serait bien que je le fasse. Je n’avais que 22 ans, je n’étais même plus actrice, mais il fallait qu’on me punisse. Il fallait m’empêcher de me repro­duire. L’eugénisme des putains. Mais c’était pour mon bien et celui de mon enfant, comprenez-vous. Jamais aucune fille ne sup­por­te­rait d’avoir une telle mère : « À l’école, on se moquera d’elle, dans la cour de récréa­tion. »

Sauf que, justement, s’il y en a une qui n’en a rien à braire, de cette histoire de double identité, c’est bien ma fille. Parce qu’elle est celle qui récon­ci­lie tout, celle qui aime autant la maman qui lui a lu 352 fois Tchoupi va sur le pot que la militante à qui elle raconte aujourd’hui ses manifs. Celle qui me fait un peu moins détester Éloïse et Ovidie. Celle qui ne fait pas de dif­fé­rence entre la personne qui lui dit « Range ta chambre ! » et la réa­li­sa­trice de docu­men­taires qui passe des mois enfermée en salle de montage. Parce que, au fond, ma fille sait que tout cela n’est pas une mascarade, loin de là, et qu’elle voit ce qu’il en coûte d’accoucher de chaque nouveau film et de partir au combat. « Maman, pour moi t’es Santa Maria de la baston. »

« Santa Maria de la baston ». Voilà, c’est ça, merci, ce sera ça, mon nouveau nom de guerre à l’avenir. •

1980

Naissance à Lille d’Éloïse Delsart.

1999

Elle devient tra­vailleuse du sexe sous le nom d’Ovidie.

2000

Réalisation de fictions porno-féministes pour Canal+.

2002

Elle publie Porno manifesto (Flammarion), dans lequel elle défend le féminisme prosexe.

2010

Réalisation du docu­men­taire Rhabillage pour France 2.

2018

Prix Amnesty International au Festival du film de Thessalonique et finaliste du prix Albert-Londres pour le docu­men­taire Là où les putains n’existent pas.

2020

Éloïse Delsart devient docteure ès lettres.

  • 1
    Nelly Arcan, Folle, Éditions du Seuil, 2004
  • 2
    Valerie Solanas, SCUM Manifesto, traduit de l’anglais par Emmanuèle de Lesseps, éditions La Nouvelle Société 1971. Dans ce brûlot misandre aujourd’­hui culte, « SCUM » est l’a­cro­nyme de Society for Cutting Up Men (asso­cia­tion qui veut castrer les hommes). « Les SCUM » désigne les femmes membres de ce club informel.
  • 3
    En 1973, le cinéaste Jean Eustache réalise La Maman et la Putain, son plus célèbre film, qui met en scène un triangle amoureux
Ovidie

Autrice et réalisatrice de fictions et documentaires, Docteure en Lettres et Études filmiques, spécialisée dans les questions de corps, féminismes, sexualités. Voir tous ses articles

Jouer, quand les féministes bousculent les règles

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante