« Pour les mères des quartiers populaires, la reconnaissance par l’école est fondamentale »

Exposées à une mul­ti­pli­ci­té de dis­cri­mi­na­tions croisées, les mères des quartiers popu­laires voient souvent leur enga­ge­ment dans la scolarité de leurs enfants invisibilisé·es. Maîtresse de confé­rences en sciences de l’éducation à l’université Paris-Nanterre, Chloé Riban revient sur la relation ambi­va­lente que l’école entre­tient avec ces femmes.

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Publié le 01/05/2025

Chloé Riban - Archive personnelle
Chloé Riban, maîtresse de confé­rences à l’u­ni­ver­si­té Paris Nanterre. Crédit photo : archive personnelle.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

Les mères des quartiers popu­laires sont souvent décrites comme « démis­sion­naires » mais vous observez une réalité bien différente…

Il n’y a pas de « démission » : nous sommes plutôt face à des mères qui sont mobi­li­sées dans un important travail de care1Consultez notre glossaire auprès des enfants et des autres membres de la com­mu­nau­té, mais qui n’est pas valorisé aux yeux de l’institution scolaire. Ces mères sont consi­dé­rées comme des parents invi­sibles car elles n’ont pas les codes scolaires qu’a iden­ti­fiés le socio­logue Pierre Périer : la bonne distance vis-à-vis de l’enseignant·e, le fait d’accompagner les devoirs, de prendre part à la vie de l’école de la « bonne » façon.

Comment s’impliquent-elles dans le cadre scolaire ?

Dans la relation asy­mé­trique qui se noue avec l’institution scolaire, elles sont dans un mouvement de va-et-vient. Elles ne répondent pas forcément aux rendez-vous en face-à-face avec les enseignant·es, car cela peut être un moment dou­lou­reux : souvent convo­quées pour que soient évoquées les dif­fi­cul­tés que pose l’enfant, elles craignent de ne pouvoir se défendre. Beaucoup parmi les mères que j’ai inter­ro­gées m’ont dit « Comme je ne parle pas bien français, les gens pensent que je suis bête. » Mais elles par­ti­cipent aux sorties péda­go­giques et aux cafés des parents, car le fait d’être bien perçues dans l’espace scolaire est valo­ri­sant. Cette oscil­la­tion leur permet de conserver une forme de dignité. Pour ces femmes dis­cré­di­tées dans l’espace public, déva­lo­ri­sées au travail, les enjeux de recon­nais­sance par l’institution scolaire sont fondamentaux.

Quel est le posi­tion­ne­ment des enseignant·es à leur égard ?

Certain·es enseignant·es ont des discours défai­tistes sur les parents et une vraie incom­pré­hen­sion de leur vécu. La « barrière de la langue » est souvent invoquée, mais celle-ci est dépas­sable si on veut que la rencontre se fasse.
Les travaux du psy­cho­so­cio­logue Jean Epstein ont montré que des relations positives entre les dif­fé­rents milieux de vie des enfants avaient des effets favo­rables sur leur scolarité, et on assiste ces dernières années à une vraie promotion de la coédu­ca­tion2La « coédu­ca­tion » renvoie à une relation par­te­na­riale entre enseignant·es et parents, dans la pers­pec­tive d’une meilleure réussite des élèves.. Celle-ci implique d’accepter les parents tels qu’ils et elles sont, et de sortir d’un eth­no­cen­trisme sur les codes qu’ils et elles devraient avoir. L’Éducation nationale ne se concentre que sur le dis­ci­pli­naire et la didac­tique des matières fon­da­men­tales – lire, écrire, compter –, et propose peu de for­ma­tions sur les relations aux parents.

Comment les normes de genre influencent-elles cette relation ?

C’est un cadre qui demeure sté­réo­ty­pé. Souvent, les équipes édu­ca­tives s’adressent aux pères seulement quand il y a un problème sérieux avec l’enfant ou pour tout ce qui est jugé important, comme la question de l’orientation. Elles le font en consi­dé­rant qu’il faut impliquer les pères, mais ça peut être mal vécu par ces mères qui portent la famille au quotidien. Cela pose un problème quand on fait inter­ve­nir des figures pater­nelles qui sont habi­tuel­le­ment absentes, qui ne versent pas la pension, voire com­mettent des violences conjugales.

Comment expliquez-vous l’émergence de col­lec­tifs comme Front de mères, qui cherchent à redéfinir la relation entre les ins­ti­tu­tions et les mères des quartiers populaires ?

Actuellement, la conscience des injus­tices est palpable. Dans les dis­cus­sions qui res­sortent des cafés des parents auxquels j’ai assisté récemment en Île-de-France, il y a beaucoup de colère contre les ins­ti­tu­tions. Nous sommes face à des femmes qui, ayant effectué elles-mêmes toute leur scolarité en France, maî­trisent davantage ces codes qui pouvaient échapper à leurs parents immigré·es ou aux femmes immigrées qui subissent beaucoup de violences sociales et sym­bo­liques. Elles font le constat de promesses d’ascension sociale et d’intégration non tenues malgré les efforts fournis. •

Entretien réalisé en visio­con­fé­rence le 13 janvier 2025 par Sarah Bos, jour­na­liste indépendante.

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    La « coédu­ca­tion » renvoie à une relation par­te­na­riale entre enseignant·es et parents, dans la pers­pec­tive d’une meilleure réussite des élèves.

Les mots importants

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Sarah Bos

Journaliste indépendante, spécialisée dans les questions de discriminations, elle est membre de l'association des journalistes antiracistes et racisé·e–s (Ajar). Elle a notamment réalisé l’interview croisée de Assa Traoré et Sophie Binet ainsi que le débat « Faut-il débattre avec l’extrême droite ? » Voir tous ses articles

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.