Virginie Despentes & Philippe Poutou : Ping-pong théories

Virginie Despentes et Philippe Poutou ne s’étaient jamais ren­con­trés. Pourtant, entre l’icône féministe et le candidat à la pré­si­den­tielle 2022 du Nouveau Parti anti­ca­pi­ta­liste (NPA), les sujets à partager sont nombreux : jeunesse militante, concep­tion de la mas­cu­li­ni­té, rapport aux médias, violence politique, révolte sociale, #MeToo… Entretien croisé entre deux utopistes plei­ne­ment engagé·es dans les combats de notre époque. 
Publié le 29 juin 2023
Philippe Poutou et Virginie Despentes lors de la rencontre de La Déferlante 8 - Rire
Léa Crespi

Virginie Despentes, c’est vous qui avez voulu ren­con­trer Philippe Poutou. Pourquoi ?

Virginie Despentes Parce que pendant toute la séquence pré­si­den­tielle cette année, c’était vraiment important de te voir dans l’espace média­tique. Et pas uni­que­ment pour moi. 

Ta can­di­da­ture était impor­tante pour plein de gens. C’était comme une res­pi­ra­tion. En France, il y a une dépres­sion col­lec­tive qui s’incarne dans le vote d’extrême droite et dans la politique libérale qui est menée. Et, dans cette dépres­sion, la présence du NPA était vitale.

Et vous, Philippe Poutou, pourquoi avez-vous accepté cette invitation ?

Philippe Poutou L’idée de cet entretien me plaisait, mais lorsque je reçois ce genre de sol­li­ci­ta­tion, je demande d’abord l’avis de mes camarades, parce que je ne suis que le porte-parole d’une orga­ni­sa­tion. Et là, on m’a répondu : « Mais évi­dem­ment qu’il faut la faire, cette rencontre ! » Pour être franc, je te connais­sais très peu, Virginie. Ce que je connais­sais de toi, en réalité, c’est le texte que tu avais écrit après la cérémonie des César en 2020 « Désormais on se lève et on se barre¹ ». Je l’avais trouvé super fort, très politique, et l’avais partagé sur Facebook. Et depuis, quand même, j’ai lu King Kong théorie parce que je savais que j’allais te rencontrer.


« Un des bons côtés quand on a passé les 50 ans, c’est qu’on n’attend plus grand-chose de nous. C’est un peu comme les les­biennes, tu fais comme tu veux parce que de toute façon tu ne devrais même pas exister. »

Virginie Despentes


Virginie Despentes, en préparant cet entretien, vous nous avez dit : « Ce qui m’intéresse chez Philippe Poutou, c’est sa mas­cu­li­ni­té. » Philippe, avez-vous déjà réfléchi à la mas­cu­li­ni­té que vous incarnez ? 

Philippe Poutou Je vais dire non… [rires]… Franchement… Quel sens vous mettez sous le mot « mas­cu­li­ni­té », en fait ?

Virginie Despentes Le sens, c’est que parmi les hommes poli­tiques tu incarnes quelque chose de différent. Quand on t’agresse sur les plateaux télé, tu ne bouges pas, tu es vachement doux. Tu n’incarnes pas une mas­cu­li­ni­té arrogante ou de bourge, que ce soit dans ta manière de t’habiller ou dans ta façon de parler. On est très loin de Mélenchon, de cette mas­cu­li­ni­té patriar­cale, dominante, classique. Et puis, il y a aussi autre chose qui m’intéresse, je ne veux pas être blessante du tout, mais souvent dans les médias, tu es tellement maltraité, que tu te retrouves dans une position que nous, les filles, on connaît bien : tu as beau dire des choses impec­cables, tout le monde s’en fout. Mais ce qui est génial, c’est que tu ne te laisses pas démonter : ça se passe à un autre niveau que l’agressivité masculine tra­di­tion­nelle telle qu’on la connaît, notamment en politique, notamment en France.

Philippe Poutou C’est vrai que je ne suis pas pris au sérieux. J’ai le sentiment que ce que je dis, ça ne compte pas. L’interview dans les médias, c’est physique. On est piégé, on rentre dans un truc où on ne maîtrise plus grand-chose.

Virginie Despentes Hé ! tu te démerdes vachement bien. La première fois que je t’ai vu, c’était chez Ruquier, il y a une dizaine d’années, c’était une émission qui était d’une violence extra­or­di­naire, et tu t’en étais super bien démerdé [lire l’encadré page 14].

Philippe Poutou C’est difficile de savoir comment réagir quand, comme moi, on ne maîtrise pas cet exercice. Mais justement, après ce premier passage chez Ruquier, on m’avait beaucoup reproché de ne pas avoir ouvert ma gueule, de ne pas avoir quitté le plateau, par exemple.

La députée éco­lo­giste Sandrine Rousseau a été traitée de manière similaire pendant la campagne pré­si­den­tielle et a dénoncé la misogynie dont elle a été l’objet. À votre avis, qu’est-ce qui fait que certains médias en arrivent à traiter des invité·es de cette manière ?

Virginie Despentes Depuis une trentaine d’années, les repré­sen­tants de la gauche radicale sont rarement invités sur les plateaux de télé­vi­sion. Pour fré­quen­ter depuis longtemps les milieux parisiens ultra pri­vi­lé­giés, je peux dire que, dans leur esprit, cette gauche radicale, elle est foutue depuis longtemps, elle n’existe pas. Ça fait longtemps que les médias se font le relais d’une pensée ou d’une lecture de la réalité qui fait du système ultra­li­bé­ral le seul système possible. Et ça n’est pas propre qu’à la France : partout dans le monde, on s’est laissé convaincre de cela. Mais je crois que cette élite est en train de com­prendre que le sort de l’extrême gauche n’est peut-être pas si réglé que ça, et que le Rassemblement national ne sera pas pour toujours la seule voix populaire. C’est au niveau de nos ima­gi­naires qu’il faut tra­vailler. On n’est plus capable d’imaginer des récits dans le futur qui ne soient pas des dystopies atroces. Et ça, ça fait cinquante ans que ça dure. Quand on imagine un futur, le libé­ra­lisme est toujours ultra gagnant, l’État policier ultra gagnant. Ce qui m’intéresse, c’est de récupérer cette pos­si­bi­li­té d’imaginer les choses différemment.

Philippe Poutou Le monde est hyper violent, mais la violence, ce n’est pas juste bombarder un peuple. Ça s’incarne aussi dans la manière dont on s’adresse aux gens. Chez les Léa Salamé et Laurent Ruquier, on dirait que tout est permis : ils peuvent rigoler, dénigrer ce que raconte une femme politique comme Sandrine Rousseau, ou d’autres invités. C’est une vraie violence de la société. De toute façon, les médias, c’est quoi ? C’est l’exercice du pouvoir des dominants.

Virginie Despentes, sur la question des mas­cu­li­ni­tés, vous avez écrit dans King Kong théorie : « Tout ce que j’aime de la vie, tout ce qui m’a sauvée, je le dois à ma virilité. » Ça consiste en quoi, la virilité chez une femme ?

Virginie Despentes Je me pose de moins en moins la question de ce qui est féminin ou masculin chez moi. Mais, à l’époque où j’ai écrit King Kong théorie, oui, ça me semblait évident. En tant que femme, j’ai passé mon temps à décevoir et ça a été pro­ba­ble­ment la meilleure idée que j’ai eue. Et j’imagine que c’est ça qui est viril : ne pas être serviable, ne pas être spé­cia­le­ment aimable, ne pas être très attirée par la sphère domes­tique, ne pas avoir fait d’enfant, enfin tout ce qu’on attend d’une femme. Un des bons côtés quand on a passé les 50 ans, c’est qu’on n’attend plus grand-chose de nous. On est censées carrément pas être là. C’est un peu comme les les­biennes, il y a un côté où, bon… ben, là tu fais comme tu veux parce que de toute façon tu ne devrais même pas exister.

Dans ce passage, vous parlez aussi de votre attrait pour l’argent et pour le pouvoir. Est-ce que c’est com­pa­tible avec ce que vous défendez politiquement ?

Virginie Despentes Ah qu’est-ce que j’aime l’argent ! Franchement, je le souhaite à tout le monde : plein d’argent gagné sans rien foutre. Et c’est pareil pour le pouvoir. C’est vraiment une position idéale dans la vie. Surtout quand on est une fille. Quand tu es une femme, tu es censée avoir de la pudeur par rapport à l’argent et pas aimer l’argent. Je souhaite à tout le monde une douche d’argent et je pense que ça réglerait un tas de problèmes.

Philippe Poutou L’argent, c’est la liberté de faire ce qu’on veut. L’émancipation, ça passe par ça aussi. Donc OK pour l’argent, mais pas quand il permet d’exercer du pouvoir sur les autres. L’argent pour vivre sa vie et envoyer bouler les autres, oui. Toi, dans King Kong théorie, tu dis que t’aimerais être un homme dans le sens où tu as envie de gueuler, de dire merde, d’envoyer bouler tout ça et exprimer une révolte brute. C’est comme ça qu’on renverse le monde.

La question de la violence défensive face aux oppres­sions, de classe ou de genre, est centrale dans vos réflexions, chez l’un·e comme chez l’autre. Dans la société française actuelle, quand le recours à la violence est-il légitime, selon vous ?

Virginie Despentes Ce qui m’interroge, ce n’est pas tant la légi­ti­mi­té de la violence que son effi­ca­ci­té. Je ne condamne pas la violence, mais je remarque à quel point elle peut être utile pour le pouvoir en place. En Espagne, ETA a permis aux gou­ver­ne­ments espagnols suc­ces­sifs d’instaurer des lois liber­ti­cides et répres­sives. En France, la violence permet de justifier la mise en place de lois sur le sépa­ra­tisme qui ne sont pas discutées, alors même qu’elles sont sans précédent. Quand le pouvoir est extrê­me­ment violent, pour y répondre et que ce soit payant, il faut vraiment que tu sois ultra violent, ultra armé. J’ai été une femme jeune et violente, j’ai vraiment compris dans mon corps ce qu’était l’envie de violence. Mais je sais que la violence reste le langage du pouvoir.

Philippe Poutou Dans mon parti, je suis le premier à justifier la violence de la révolte. Même quand elle vient des black blocs. Mais c’est vrai que ça pose immé­dia­te­ment la question de l’efficacité. Les blacks blocs, mal­heu­reu­se­ment, ça permet à Darmanin, le ministre de l’Intérieur, de justifier la répres­sion. Je pense que le monde ne changera que si une forme de violence s’exerce. Puisqu’il faut que le dominant ou le possédant ait peur. S’il n’a pas peur, comment on fragilise le pouvoir ?

Virginie Despentes On doit pouvoir désta­bi­li­ser un système autrement que dans la violence. Moi, ça m’a vachement frappée quand même, le confi­ne­ment, on a vu que, si on voulait, on pouvait décider d’arrêter d’aller bosser. J’entends parler de ces démis­sions en masse aux États-Unis. Je vois qu’en Espagne ils ont du mal à trouver des gens pour bosser la nuit. Ce n’est pas impos­sible qu’à l’échelle mondiale les jeunes qui, aujourd’hui, ont 17 ou 18 ans, se disent un jour : on ne va plus bosser ni acheter, vous nous cassez trop les couilles.

Philippe Poutou C’est ce qu’on appelle la déso­béis­sance civile. C’est sûr que c’est un outil efficace.

Virginie Despentes Dès que c’est collectif, il y a moyen de faire dis­rup­tion. Mais pour que ça marche, il faut que tout le monde participe.


« Est-ce que les hommes ne pour­raient pas s’asseoir et se demander col­lec­ti­ve­ment comment avoir une sexualité moins glauque, moins brutale, moins meurtrière ? »

Virginie Despente


Philippe Poutou La violence est parfois un outil de faiblesse. Elle est utile quand on est une minorité, mais si on est des millions ou des dizaines de millions, on n’a pas besoin de la violence. Certains pensent qu’être violent, c’est être radical, mais il existe des combats qui ne sont pas violents tout en étant très radicaux, et qui remettent en question le système. Les luttes fémi­nistes, par exemple.

Virginie Despentes Oui, les luttes LGBT ont été vraiment paci­fiques pour le coup. L’action la plus violente qui ait été menée, ça a été de jeter du faux sang sur des murs². Et ça a changé la donne. En Amérique latine, il y a toute une réflexion autour de la dette. Si t’es une seule personne qui doit de l’argent à une banque, c’est la banque le chef, mais si tu repré­sentes 300 millions de personnes qui doivent de l’argent, c’est toi le chef. Parce que si tu décides, en tant que syndicat d’endettés, d’arrêter de payer, il va falloir que la banque discute avec toi pour trouver une solution. Et ça, c’est des trucs très radicaux qui sont devenus presque inima­gi­nables dans nos têtes, comme annuler des dettes ou jouer le bras de fer avec la banque par exemple ou avec le monde de la finance, en se col­lec­ti­vi­sant. Ça, ce n’est pas de la violence, c’est de la justice.

Virginie Despentes, vous êtes une des premières femmes connues à avoir parlé publi­que­ment de votre viol. De nom­breuses fémi­nistes se demandent aujourd’hui comment faire pour que les hommes cessent de violer. Qu’en dites-vous ?

Virginie Despentes J’ai des éléments, mais la réponse va être longue… ! Si les petites filles en mater­nelle appre­naient à se battre de façon vraiment vigou­reuse, je crois qu’il y aurait moins de viols. En dehors de ça, sortir col­lec­ti­ve­ment de l’hétérosexualité me semble être une bonne piste pour protéger les femmes. Il faudrait quasiment interdire l’hétérosexualité ! Mais le problème du viol réside aussi dans le fait qu’on ne parle jamais aux garçons de leur sexualité. Avec #MeToo, beaucoup d’hommes de ma géné­ra­tion ont été tota­le­ment déphasés, parce que personne ne leur a jamais expliqué quoi que ce soit sur leur sexualité. Il y a beaucoup de mecs qui violent sans même être capables de mettre un nom sur ce qu’ils viennent de faire. Malgré cela, je trouve qu’une nouvelle géné­ra­tion de jeunes garçons vraiment dif­fé­rents est en train d’émerger. Est-ce que les hommes ne pour­raient pas s’asseoir et se demander col­lec­ti­ve­ment comment avoir une sexualité moins glauque, moins brutale, moins meur­trière ? Pourquoi ça les dérange autant que les femmes puissent avoir une sexualité épanouie, alors que c’est une donnée néces­saire à leur sexualité hétérosexuelle ?


Certains pensent qu’être violent, c’est être radical, mais il existe des combats qui ne sont pas violents tout en étant très radicaux, et qui remettent en question le système. Les luttes fémi­nistes par exemple. »

Philippe Poutou


Quel peut être le rôle de la justice pour que les hommes arrêtent de violer ?

Philippe Poutou Il faut que la justice soit beaucoup plus sévère, mais on sait que ça ne résoudra pas tout. La justice fait peur, elle peut aider à limiter la violence. Elle rend aussi légitime une défense, en sanc­tion­nant l’oppresseur. Mais la question de l’éducation est centrale. Et plus glo­ba­le­ment, la question des rapports d’oppression, des rapports de propriété. Puisque la propriété aide à dominer et à opprimer.

Virginie Despentes Et d’ailleurs, il y a quelque chose que je voudrais ajouter, je ne fais pas de sépa­ra­tion entre la sexualité hété­ro­sexuelle des mecs et le système ultra­li­bé­ral. Dans les deux cas, il s’agit de retirer tout pouvoir ou de silencier com­plè­te­ment l’autre, sans s’interroger sur la consé­quence de cette action, c’est-à-dire de refuser de recon­naître l’autre comme quelqu’un.

Mais en France, 70 % des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite.

Virginie Despentes #MeToo a été une vraie révo­lu­tion dans les esprits, mais dans la plupart des pays, ça n’a pas fait bouger la justice. Peut-être que les policiers, parfois, sont mieux formés pour prendre les plaintes, ce qui déjà est très important. Mais dans les cours de justice, il y a eu très peu d’évolution. De toute façon, #MeToo, c’est un peu comme le Covid, t’as l’impression que les gens attendent que ça passe pour recom­men­cer comme avant. Je pense que c’est super important de porter plainte si tu sens que ça va te faire du bien pour te recons­truire. Autour de moi, par exemple, pour les gens qui ont été victimes d’inceste ou de pédo­phi­lie, le fait qu’une autorité entende ce qu’ils et elles ont à dire est une étape vers la recons­truc­tion. Le problème c’est que la réponse de la justice est quasi sys­té­ma­ti­que­ment la prison. Or, ça n’est jamais une réponse adéquate contre le viol : tu vois très peu de mecs sortir de prison en disant : « Ça va beaucoup mieux, là j’ai compris un truc sur ma res­pon­sa­bi­li­té, le mal que j’ai fait, je ne recom­men­ce­rai jamais. » En prison, ils ramassent tellement qu’ils deviennent eux-mêmes des victimes et qu’ils vont ensuite encore plus casser les couilles à tout le monde en sortant. L’enfermement, c’est pro­ba­ble­ment une des plus belles usines à violeurs qu’on connaisse.

Philippe Poutou Pourtant, pour protéger les victimes, t’es obligé d’enfermer les gens qui sont dangereux. À Mérignac, il y a eu l’histoire de Chahinez³, cette femme qui a été brûlée vive par son mari qui venait tout juste de sortir de prison, alors que personne n’était au courant qu’il était sorti. Dans ces cas-là, comment fait-on pour protéger les victimes ? Mais c’est vrai que ça ques­tionne : le mec, il a fait de la prison, il ressort et il tue sa femme…

Virginie Despentes Oui, il faut trouver autre chose.

Philippe Poutou Quand Damien Abad⁴ est réélu avec 57 % des voix [aux légis­la­tives, alors qu’il est accusé de viol], quand Gérald Darmanin reste ministre de l’Intérieur [alors qu’il est accusé de viol], on se dit putain, en fait, ils s’en foutent de #MeToo. C’est que Macron et d’autres assument ce genre de choses. Aujourd’hui, quand un homme est accusé de violences sexuelles, on devrait croire la parole des femmes et dire [au coupable] : allez, fini, tu t’en vas. Le fait qu’ils restent en place montre que le rapport de force est encore en leur faveur.

Virginie Despentes, dans une interview il y a trois ans, vous disiez être « en colère contre les hommes ». C’est toujours le cas ?

Virginie Despentes Les mecs n’ont pas beaucoup bougé depuis le début de #MeToo il y a cinq ans. Ou plutôt, ils ont bougé dans le sens de la soli­da­ri­té masculine, en se défendant les uns les autres. Ça ne me surprend pas… Désolée, je ne veux pas te mettre mal à l’aise, Philippe, mais #MeToo, c’est nous, les femmes, que ça concerne. C’est la pos­si­bi­li­té de raconter notre histoire entre nous. Et d’apprendre à s’écouter les unes les autres. Les hommes de ma géné­ra­tion, je vois bien, ils n’ont pas entendu. Je ne suis pas en colère contre eux, mais j’aurais préféré qu’ils écoutent un peu plus atten­ti­ve­ment et qu’il se posent des questions.
Ce qui me surprend, c’est qu’ils se soient aussi peu exprimés en tant que victimes. Je vois beaucoup de mecs qui com­mencent à raconter leurs histoires d’abus sexuels quand ils étaient petits garçons ou jeunes ado­les­cents. Il faudrait qu’on se rende compte que les corps des garçons et les corps des ado­les­cents ne sont pas des corps d’hommes, ils sont presque comme des corps de femmes dans l’espace public. Les mecs de 20 ans aujourd’hui, quel que soit leur milieu, se sentent davantage concernés, ils sont capables de consi­dé­rer les femmes comme des personnes à part entière, de penser que le féminisme, c’est aussi important que l’antiracisme et que la lutte des classes. Ils ont cessé de penser que les femmes étaient uni­que­ment des hôtesses d’accueil. Sincèrement, je ne pensais pas voir ça dans ma vie.

Philippe Poutou Moi, à la maison j’ai deux ados de 16 et 19 ans qui ont deux amis en train de faire leur tran­si­tion de genre et pour eux, c’est normal. Nous, les vieux, même si on est ouverts, on a du mal à saisir ces termes de « binaire », « non binaire », et on se fait reprendre quand on utilise le pronom « il » alors qu’en fait c’est « elle ». Ces chan­ge­ments s’opèrent en pro­fon­deur et c’est rassurant.

Les questions de genre ont longtemps été absentes des mobi­li­sa­tions de l’extrême gauche. Les choses ont-elles évolué ?

Philippe Poutou Au NPA, on fonc­tionne avec des com­mis­sions dont une est spé­cia­li­sée sur ces questions. Les camarades qui s’y trouvent sont parfois entrés chez nous dans le but de pousser ces sujets au sein du parti et de le bousculer de l’intérieur. Ce sont elles et eux qui nous ont sensibilisé·es à ces questions-là. On est un petit parti, donc c’est sans doute plus facile de changer des choses en interne. Et c’est néces­saire parce que les com­por­te­ments machistes de domi­na­tion existent, y compris chez les anticapitalistes.

Comment fonctionnez-vous au sein du NPA quand il y a des accu­sa­tions de violences sexuelles ?

Philippe Poutou Nos statuts prévoient l’exclusion en cas de violences sexistes et sexuelles. Dans un premier temps, une com­mis­sion de médiation inter­vient, suspend les mandats de la personne accusée et après enquête, une décision est rendue : en général, c’est l’exclusion. On a récemment eu un camarade qui a été accusé par sa compagne, elle aussi militante, d’agression : ça a mis quelques jours mais il a été débarqué. Ce qui est terrible, c’est que la plupart des camarades, trouvent toujours des excuses à ces com­por­te­ments et tentent de retarder la sanction. On peut com­prendre que, quand on est proche de quelqu’un, il soit difficile d’admettre qu’il a été violent. Peut-être que si j’avais un pote qui était dans cette situation j’aurais du mal à l’admettre. C’est très compliqué et ça montre quand même l’énormité du chemin à parcourir dans les milieux militants.

Philippe Poutou, dès 2012, dans un livre pro­gram­ma­tique sorti juste avant la pré­si­den­tielle, vous vous dites féministe. Comment s’est opérée votre prise de conscience ?

Philippe Poutou Alors là j’en sais rien ! Quand j’étais ado, j’étais fan de Bronski Beat⁵, le groupe de Jimmy Sommerville. Je ne sais pas si tu te rappelles, Virginie, mais quand tu ouvrais la pochette de leur album de 1984, tu trouvais le triangle rose [en référence aux homo­sexuels déportés pendant la guerre]. Donc, en tant que jeune mec, j’ai été sen­si­bi­li­sé aux luttes LGBT+. À l’époque, c’était une manière de dire merde à tout un monde. À la CGT, chez Ford, on me disait : « T’es un curé, toi ! », parce que j’essayais d’expliquer à mes camarades l’importance de ces combats mino­ri­taires. Après, on peut toujours se dire féministe, on ne l’est jamais assez. Le plus compliqué, c’est les tâches domes­tiques : on a quand même moins le réflexe en tant que mecs de s’occuper du linge ou des autres tâches de la vie quo­ti­dienne, je le vois dans ma vie personnelle.

Vous ne faites pas la vaisselle chez vous ? 

Philippe Poutou Si, c’est moi qui fais tout le temps la vaisselle ! Mais ça ne règle pas tous les problèmes.

Vous venez l’un et l’autre de milieux modestes et plutôt engagés. Qu’avez-vous fait de cet héritage ?

Philippe Poutou Mon père était postier. Il a démarré à 14 ans comme télé­gra­phiste à vélo, à Bordeaux. Et ensuite, après avoir passé des concours internes, il a fini sa carrière comme receveur dans un bureau de poste.

Virginie Despentes Pareil ! Papa était télé­gra­phiste, mais lui, il voyageait dans les trains de nuit.

Philippe Poutou Ma mère a arrêté ses études en troisième. Elle était dactylo dans l’administration. Et puis, de manière classique, elle a arrêté de bosser pour s’occuper de ses quatre enfants. Mes parents n’étaient pas militants, mais ils étaient de gauche et très contents quand Mitterrand a gagné en 1981. Je les revois le soir de son élection, lever les bras au ciel comme au stade quand un but vient d’être marqué. Quand j’ai commencé à militer à 18 ans [dans les mou­ve­ments anar­chistes], je m’engueulais avec mes parents… À l’époque je les voyais comme des cons qui ne font rien, qui ne militent pas. Quand tu as 18 ans, tu penses que tu as tout compris, mais t’es con comme la lune. Ils votaient Arlette Laguiller en plus ! Il y avait pire quand même au niveau conscience politique ! Et puis mon père avait fait grève en 1968, puis les grandes grèves de la Poste dans les années 1970. Forcément, ils ont dû m’influencer. Si je milite, c’est grâce à eux. Je suis très fier d’eux, mais je ne le dis jamais.

Virginie Despentes Moi, mes parents étaient super jeunes quand ils m’ont eue. J’ai souvenir que, dans ma famille, la politique était vachement impor­tante. C’étaient les années 1970, la période justement des grandes grèves de la Poste. C’était très joyeux, très vivant, c’était quelque chose qui rendait heureux, parce que ces luttes ont été très souvent vic­to­rieuses. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la France des années 1970 et 1980. Le service public à l’époque, ça marchait pas si mal que ça. Quand je vois le parcours qu’a eu mon père, qui a monté les échelons, en passant des concours, ou celui de ma mère qui était très impliquée dans son syndicat. C’était quand même quelque chose ! Je les voyais heureux dans leur travail. Chez nous, il y avait vraiment ce ques­tion­ne­ment : qu’est-ce que c’est qu’un service public ? Et c’était un truc dont on discutait dans ma famille… Aujourd’hui, je peux pas aller dans un bureau de poste sans avoir une demi-heure de down. Ça me désespère de voir ce que cette boîte est devenue.

Philippe Poutou Mon père était fier d’être postier, fier d’être agent du service public. Être postier, c’était avoir des convic­tions, une vocation, un peu comme les per­son­nels soignants aujourd’hui. Mes parents n’étaient pas militants, mais en étant de gauche, ils faisaient quand même partie de ce monde-là. Je me rappelle que, quand j’étais gamin, mes parents étaient adhérents à la Fédération Cornec, l’ancêtre de la FCPE [Fédération des conseils de parents d’élèves] : on allait aux kermesses avec des com­mu­nistes ou des socia­listes. C’était aussi très lié au fait de tra­vailler dans le service public. C’était il y a cinquante ans à peine, mais tout s’est écroulé. Et il faut recons­truire, car la misère, aujourd’hui, elle provient aussi du fait qu’il n’y a plus de service public.


« En tant que jeune mec, j’ai été sen­si­bi­li­sé aux luttes LGBT+. À ka CGT chez Ford, on me disait : ” T’es un curé, toi “, parce que j’es­sayais d’ex­pli­quer à mes camarades l’im­por­tance de ces combats mino­ri­taires. Après, on peut toujours se dire féministe, on ne l’est jamais assez. »

Philippe Poutou


Dans ce contexte éco­no­mique de crise, et dans un contexte politique où infusent les discours racistes, isla­mo­phobes et misogynes, est-ce que vous pouvez nous donner des raisons d’espérer ?

Virginie Despentes On va les trouver, attends… On va trouver, on va trouver… Eh bien déjà la pers­pec­tive de Philippe Poutou président dans cinq ans est quand même plutôt agréable ! Ce qui est sûr, c’est que ce système ultra­li­bé­ral est pro­ba­ble­ment en bout de course. On n’a aucune idée de ce qui va se produire dans les dix années à venir et ça dépend énor­mé­ment de comment on se comporte, les uns les autres et de ce qu’on est capables d’imaginer. C’est pour ça que je crois vachement aux jeunes. Moi, je vois bien, à 53 ans, on finit par réfléchir toujours un peu de la même manière, on a pris beaucoup de coups, donc on a un peu peur de tout renverser.

Philippe Poutou Il n’y a aucune raison d’abandonner tout espoir, car effec­ti­ve­ment rien n’est écrit d’avance. Quand on milite, il y a des matins où les mauvaises nouvelles s’accumulent et où on se dit : « Putain, on n’y arrivera pas. » Mais en réalité, la question, c’est : « Est-ce qu’on y croit, est-ce qu’on n’y croit pas ? » Dans les meetings du NPA, je vois plein de jeunes. Et il y a des belles choses qui se passent : on parlait du mouvement #MeToo, les colleuses, etc. Dans l’agriculture, il y a des paysans et des paysannes qui se battent contre la machi­ni­sa­tion infernale. Il y a des résis­tances partout.

Virginie Despentes Oui, et puis tu disais un truc qui était super positif, c’est qu’aux meetings NPA il y a plein de gamins. Ça pourrait ne pas être le cas, il pourrait y avoir 500 personnes qui ont toutes notre âge. Et moi, je l’ai vu sur les réseaux sociaux, c’était extra­or­di­naire. On avait l’impression, sin­cè­re­ment, que t’allais être élu président !

Philippe Poutou Après j’ai fait 0,77 %… [rires]

Virginie Despentes Il y a quelque chose qui va se passer après et ce sera collectif. Individuellement, on pourra tous s’occuper de nos chakras et de nos diètes res­pec­tives, mais col­lec­ti­ve­ment il y a des grandes choses qui peuvent avoir lieu.

Philippe Poutou Et on a vu avec les printemps arabes au Maroc, en Algérie, ou encore le mouvement des para­pluies à Hong Kong. C’est la jeunesse qui est à l’origine de tout ça.

Virginie Despentes Ça fait longtemps que l’extrême droite est là. À un moment, c’est pas impos­sible que la tendance se renverse !

Philippe Poutou En tout cas la gamelle de Zemmour à l’élection pré­si­den­tielle, il faut qu’elle serve à quelque chose. Même si on est dans une ambiance qui est très réac, c’est un signe. Il s’est écroulé, et pourtant en octobre-novembre, on ne parlait que de lui, il était à 18 % dans les sondages.

Virginie Despentes On ne peut pas passer notre temps à être pes­si­mistes, déses­pé­rés, avoir déjà perdu.

Philippe Poutou Parfois, une victoire élec­to­rale, même limitée, redonne de la confiance, et c’est ça qui permet de se relancer dans des mobi­li­sa­tions sociales. Au bout du compte, il faut qu’on reprenne la rue. •

Entretien réalisé le 22 juin 2022, à Paris, par Lucie Geffroy et Marion Pillas, coré­dac­trices en chef de La Déferlante.

  1. Dans cette tribune publiée le 1er mars 2020 dans Libération, Virginie Despentes revient sur la cérémonie des César, quelques jours aupa­ra­vant, au cours de laquelle Adèle Haenel avait quitté la salle à l’annonce du prix du meilleur réa­li­sa­teur pour Roman Polanski. Elle dresse un parallèle entre cet événement et le passage en force du 49.3 pour la réforme des retraites qui relèvent, selon l’écrivaine, d’un même phénomène social : la violence de classe et de genre entre dominants et dominé·es.
  2. Dès sa fondation, en 1989, l’association Act Up-Paris, figure de la lutte contre le sida et de la défense de la com­mu­nau­té LGBT+, s’est fait connaître pour ses happening, contre des ins­ti­tu­tions publiques ou des labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques : des pla­car­dages d’affiches et l’utilisation de faux sang balancé sur les façades des bâtiments.
  3. Chahinez Daoud est morte le 4 mai 2021, blessée par arme à feu et brûlée vive par son mari devant chez elle à Mérignac (Gironde). L’homme avait déjà été condamné pour des violences conju­gales en 2015 et en 2020. L’affaire a relancé le débat sur le trai­te­ment judi­ciaire des violences conjugales.
  4. Au moment de cet entretien, Damien Abad, visé par des accu­sa­tion de viol, tentative de viol et agression sexuelle, était encore ministre des Solidarités, de l’Autonomie et du Handicap dans le gou­ver­ne­ment Borne I. Le 29 juin 2022, le parquet de Paris a ouvert une enquête judi­ciaire à son encontre pour tentative de viol. Il n’a pas été reconduit dans le gou­ver­ne­ment issu du rema­nie­ment, le 4 juillet 2022.
  5. Bronski Beat est un groupe de new wave anglais, créé en 1983. Son chanteur, Jimmy Sommerville, était homo­sexuel et militant d’Act Up New York.
Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°8 Jouer, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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