« J’ai grandi en banlieue et j’ai fait des études d’assistante de direction. À 25 ans, je me suis convertie à l’islam. J’ai décidé à ce moment-là de faire une pause professionnelle, de voyager, et j’ai commencé à porter le voile peu après.
À Londres, j’ai travaillé comme vendeuse, comme garde d’enfants, puis j’ai été assistante de professeur. On ne m’a jamais fait de réflexions.
Quand je suis rentrée en France, en 2010, en plein débat (1) sur la burqa, j’ai vraiment pris conscience qu’aux yeux des gens j’étais avant tout une femme racisée et voilée.
J’ai d’abord candidaté à un poste de secrétaire de direction. À un moment de l’entretien, qui jusque-là se déroulait normalement, ils m’ont dit : “Par contre, vous comptez retirer votre voile ?” Ça a été une vraie humiliation.
Pour que ça ne se reproduise pas, je me suis tournée vers l’enseignement privé musulman où j’ai été professeure pendant trois ans. Ensuite, avec mon mari de l’époque, nous avons vécu en Égypte, puis au Mali. J’aurais pu avoir un poste dans une école française à condition d’enlever mon voile, ce qui est absurde, car les établissements français à l’étranger ont plus de souplesse dans leurs règlements.
J’ai fini par avoir un poste dans un établissement homologué par le ministère de l’Éducation nationale. J’avais tellement intériorisé le rejet que pendant l’entretien d’embauche j’ai demandé à la recruteuse si elle était sûre que mon voile ne la dérangeait pas. C’était devenu un réflexe.
Les femmes portant un vêtement religieux discriminées au travail
En France, le port de signes religieux est interdit dans la fonction publique, mais il est en théorie autorisé dans le privé. Cette interdiction, qui vise principalement le voile musulman, peut être inscrite dans le règlement intérieur des entreprises. En 2021, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne a validé la légalité de cette mesure dès lors qu’elle est justifiée par un « besoin réel » de l’employeur.
Selon un rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne publié en octobre 2024, dans l’Union, 45 % des musulmanes portant un signe religieux (foulard, hidjab ou niqab) ont été victimes de discriminations dans leur recherche d’emploi, contre 31 % pour celles qui n’en portent pas. Ce taux grimpe à 58 % chez les femmes âgées de 16 à 24 ans.
En 2018, nous sommes rentré·es en France et j’ai divorcé. J’ai recommencé à chercher du travail en regardant les annonces qui circulaient dans les groupes de femmes musulmanes qui recommandent des entreprises acceptant le voile ou le turban. On est obligées de fonctionner comme ça pour éviter les mauvaises expériences.
C’est ce qui m’a amenée à travailler dans un centre d’appels, puis à réintégrer une école musulmane. Un jour, alors que je rentrais de mes cours et que je marchais dans la rue avec une copine, une personne qui passait en voiture a pointé deux doigts sur nous à la manière d’un pistolet. Il arrive aussi que des gens crachent par terre sur mon passage.
Le résultat, c’est que je suis toujours en hyper-vigilance. Je ne m’en rendais pas compte, jusqu’au jour où j’ai assisté à une conférence de la sociologue féministe et musulmane Hanane Karimi, qui parlait de son livre Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? [éd. Hors d’atteinte, 2023]. J’ai réalisé toutes les micro-agressions que je vivais au quotidien : j’en ai pleuré. Il y a deux ans, j’ai rejoint l’association Lallab, qui lutte pour les droits des femmes musulmanes.
J’ai fait une reconversion professionnelle dans la tech – secteur dont on loue souvent l’ouverture – avec une formation de data-analyste. Je me disais que je pourrais y trouver une place où, à défaut, travailler à mon compte. Pour décrocher un contrat de professionnalisation et valider ma formation, j’ai envoyé 350 CV en six mois. J’avais fait le choix de mettre ma photo. Entre ma couleur de peau, mes 41 ans et mon voile, c’était le tiercé gagnant. Seulement 10 % des entreprises m’ont répondu, pour me dire que mon profil ne correspondait pas.
Je travaille depuis juillet 2024 comme référente pédagogique dans une association qui permet aux femmes issues des quartiers défavorisés d’accéder aux métiers de la tech. À 43 ans, je suis payée à ma juste valeur et je n’ai plus à me demander comment je vais faire avec mon voile. C’est peu de choses, mais c’est une libération.
Mes expériences professionnelles ont un peu abîmé mon estime de moi. Dans un autre contexte, j’aurais peut-être fait une carrière de juriste. Mais je pense aussi que ce sont ces obstacles qui ont fait ma force. Mes filles, qui ont 11 et 12 ans, voient le monde à travers mes expériences. Me voir m’épanouir dans mon poste actuel leur ouvre des perspectives. Récemment, j’ai eu une discussion avec l’une d’elles, qui veut être vétérinaire. Elle m’a dit : “Imagine s’ils n’acceptent pas le voile ?” et elle a poursuivi : “C’est pas grave, j’ouvrirai mon propre chenil.” » •
(1) Lancé en juin 2009 par le député communiste André Gérin, le débat sur le port du niqab ou de la burqa en France est alimenté par Nicolas Sarkozy, alors président de la République. Il débouche, en 2010 sur une loi interdisant de masquer son visage dans l’espace public et donc, de fait, de porter le voile intégral.