Je ne suis pas de nature hyper optimiste. On me dit plutôt que je suis trop réaliste, lucide et pragmatique. Le fait de militer pour l’égalité et la justice depuis l’entrée dans l’âge adulte m’a empêchée de cultiver un regard un peu plus rêveur vis-à-vis du monde humain qui, en effet, ne me fait pas rêver. C’est la raison pour laquelle je me sens davantage à ma place dans l’engagement et l’action collective, qui, plutôt que de rêver une réalité différente, pose vision et plans pour la faire advenir.
À l’heure où j’écris ces lignes, le monde est dans un tel état de désolation qu’il semble difficile d’entrevoir un avenir plus lumineux.
En somme, nous, dont les existences sont conditionnées par les systèmes d’oppression structurant cette société, et à qui les privilégié·es – par leurs condition, identité, ressources et rang social – demandent d’exprimer leur rage avec le sourire et des fleurs.
Nous sommes des millions.
Épuisé·es par des décennies de luttes, de cris, de révoltes et de résistances, observant la pente toujours plus raide qui fait glisser cette société vers le fascisme et ses conséquences désastreuses pour la planète et pour nos vies, nous n’en sommes pas moins des millions.
Le pouvoir de faire le monde
Nous avons vu ces derniers mois ce que notre conscience d’être autant, couplée à une volonté d’atteindre un objectif clair – ici empêcher l’extrême droite de gouverner (du moins officiellement) –, pouvait donner comme résultat. Si peu habitué·es à gagner des batailles à une échelle aussi grande (même si cette victoire-là nous a été confisquée), nous avons été les premier·es surpris·es d’arriver en tête, alors que c’était le triomphe de nos ennemi·es politiques qui était annoncé. Nous sommes des millions et nous avons du pouvoir. Dire cela, ce n’est ni rêver ni être trop optimiste (ce n’est pas mon genre, vous l’aurez compris), c’est seulement conscientiser notre pouvoir de faire le monde. Je ne le répéterai jamais trop : l’espoir et la perspective d’un monde qui change ne viendront de nulle part ailleurs que de nous-mêmes.
Comme pour toute règle, il est une exception qui me fait toutefois passer du côté des « optimistes » : être témoin de l’éveil politique des jeunes générations de France. Les jeunes de quartiers populaires et les jeunes féministes, antiracistes et antifascistes vont changer cette société. Nombre d’entre elles et eux sont mieux outillé·es politiquement que nous au même âge. Elles et ils ont une conscience du monde, un regard affûté et des stratégies qui feront trembler les patron·es et les hommes et femmes politiques réactionnaires habitué·es à régir le monde à leur guise.
Sans demander la permission
Pendant que ces costards-crevards jouent à « Qui veut voler des millions », elles et ils s’organisent pour dénoncer des massacres partout dans le monde, des violences sexistes et sexuelles, exprimer leur saine colère par tous les moyens nécessaires lorsque l’un des leurs est assassiné par la police (1), revendiquer leurs droits et rendre visible tout ce qui ne tourne pas rond dans ce pays, sans demander la permission ni s’embarrasser de formules de politesse, tordant ainsi le cou à l’idée selon laquelle elles et ils n’auraient aucune conscience politique. Ce sont ces mêmes jeunes, et notamment celles et ceux des quartiers populaires, qui ont changé la donne par leur mobilisation lors des dernières législatives (2), alors même qu’elles et ils font partie des populations les plus trahies par la gauche dans l’histoire de ce pays.
Nos cris, nos révoltes et le travail de visibilisation des oppressions, dont nous sommes nous-mêmes héritier·es et que nous avons tenté de poursuivre, n’ont pas été inutiles.
Pour autant, j’ai conscience que ces jeunes engagé·es ne sont pas (encore) majoritaires et qu’une partie d’entre elles et eux s’engagent même aux côtés de nos ennemi·es. Je sais aussi qu’une large partie de cette jeunesse est trop occupée à survivre aux violences de ce monde pour pouvoir s’engager politiquement. Mais une révolution silencieuse s’opère assurément dans les esprits de tous·tes, car, pour écouter et voir ces jeunes évoluer au quotidien en tant que conseillère principale d’éducation, je vois que le monde est en train de changer. Il y a aujourd’hui des choses, notamment dans les relations entre filles et garçons ou d’adulte à enfant, dans le rapport aux corps ou au monde du travail, auparavant considérées comme normales qui ne le sont plus du tout aujourd’hui. C’est un bon indicateur de la marche du monde même si, en face, d’autres mouvements émergent avec violence pour l’empêcher de faire sa mue.
Soyons collectivement sourd·es aux discours passéistes qui radotent l’idée selon laquelle « nous étions de meilleur·es jeunes » que celles et ceux d’aujourd’hui, oubliant par ailleurs que nos aîné·es disaient déjà cela de nous-mêmes, qui étions alors « une génération perdue »… Nous sommes des millions et n’avons pas leur temps.
Osons faire confiance à ces jeunesses pour faire exploser les murs qui maintiennent toujours les mêmes aux marges de la société. Avec ou sans optimisme, il nous faudra mettre la formation et le soin de nos jeunes au cœur de nos stratégies politiques afin qu’elles et ils prennent notre relève pour faire mieux – et qu’on leur épargne nos erreurs grâce au travail de transmission des luttes. Si les années à venir vont être difficiles, le fait de s’attendre au pire ne doit pas nous empêcher d’espérer et de lutter pour le meilleur.
Nous sommes des millions, nous sommes le monde d’aujourd’hui et ferons celui de demain. •
Goundo Diawara est cosecrétaire de l’association Front de mères, coautrice de l’ouvrage Nos enfants nous-mêmes. Manuel de parentalité féministe (Hors d’atteinte, 2024). Cette chronique est la dernière d’une série de quatre.
(1) Le 27 juin 2023, Nahel Merzouk, 17 ans, est tué par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre. S’ensuivent deux semaines de révoltes urbaines très brutalement réprimées. Près de 3 500 personnes, dont la moitié mineures, sont interpellées et sont condamnées à très lourdes peines au regard des faits.
(2) En juin 2024, à la suite du choc de la victoire du Rassemblement national aux élections européennes et de la dissolution de l’Assemblée nationale, le collectif le Front de la jeunesse populaire est créé à Saint-Denis pour inviter les jeunes à se mobiliser lors des élections législatives.