bell hooks, enseigner la liberté

Née dans les États-Unis de la ségré­ga­tion raciale, bell hooks* a développé une pensée féministe et déco­lo­niale reconnue à travers le monde entier. Elle est aussi une autrice essen­tielle dans le domaine de l’éducation : ses écrits servent aujourd’hui encore de manuel d’action pratique aux enseignant·es qui, comme Manel Ben Boubaker, autrice de cet article, portent haut le flambeau de la pédagogie critique.
Publié le 30/04/2025

Modifié le 07/05/2025

bell hooks en septembre 1995. Un an plus tôt, la pédagogue états-unienne a publié Apprendre à transgresser, un essai dans lequel elle affirme que « la [salle de] classe reste le lieu le plus radical des possibilités ».
La pédagogue états-unienne bell hooks, en septembre 1995. Crédit photo : Monica Almeida / The New York Times-REDUX-REA

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

* bell hooks écrivait son prénom et son nom sans majus­cules, pour mettre l’accent sur « la substance
des livres, pas sur qui je suis »
, disait-elle.

Certains livres nous bous­culent, nous font basculer, même, vers un autre chemin de vie. C’est ce que j’ai vécu par un jour d’été parisien en 2015, lorsque j’ai découvert bell hooks à travers son célèbre livre Ne suis-je pas une femme ?1Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, traduit par Olga Potot, Cambourakis, 2015 ; édition originale 1981., publié en France cette année-là. Cet essai sur la place des femmes noires aux États-Unis a d’emblée résonné avec ma propre histoire, celle d’une fille nord-africaine en France. 

Cette lecture m’a aidée à nommer ce que j’ai vécu enfant puis ado­les­cente dans le Paris des années 1990 et 2000 : un mélange de racisme et de sexisme. Une situation que vivent spé­ci­fi­que­ment les femmes non blanches, et qui les oblige à penser toujours en double les oppres­sions qu’elles subissent.

Le plus mer­veilleux, c’est que bell hooks m’est venue en aide une seconde fois deux ans plus tard. Alors que, pro­fes­seure d’histoire et géo­gra­phie, j’envisageais depuis quelques années d’abandonner le navire de l’Éducation nationale, j’ai découvert ses écrits sur la pédagogie, encore méconnus en France. 

Sa vision de l’enseignement, qui prône la trans­gres­sion dans la joie, m’a donné la force de croire que « la [salle de] classe reste le lieu le plus radical des pos­si­bi­li­tés », comme elle l’écrit en 1994 dans Apprendre à trans­gres­ser (lire l’encadré en bas de l’article). Telle une amie, grâce àa grande géné­ro­si­té qui carac­té­rise son écriture, elle m’a tendu la main pour que je puisse changer. D’enseignante, je suis devenue, comme elle, pédagogue engagée.

Une « école adorée »

Gloria Jean Watkins, dite bell hooks, est née le 25 septembre 1952 dans le Kentucky, une région rurale où règne la ségré­ga­tion raciale. Elle raconte son enfance dans le premier tome de ses mémoires, Noir d’os (traduit en 2024 par Lorraine Delavaud chez Plon). Issue d’une famille « pauvre et dys­fonc­tion­nelle », dont elle narre les joies comme les violences dans son œuvre auto­ré­flexive, elle est une enfant rebelle. Vivant d’abord à la campagne, elle se rend à pied à l’école avec ses sœurs et son frère. Ses parents, conscients de l’importance de la culture scolaire, démé­nagent ensuite à Hopkinsville, une ville de 30 000 habitant·es qui dispose d’une biblio­thèque, où bell hooks passe l’essentiel de ses journées, à tel point que sa famille commence à la soup­çon­ner d’être une enfant à problèmes – de celles qui, en lisant, déve­loppent des idées dan­ge­reuses. J’ai connu ce même soupçon d’indiscipline dû à ma voracité lit­té­raire. Je me souviens de mes lectures en biblio­thèque, seule, comme d’un temps sacré.

bell hooks étudie d’abord dans des écoles réservées aux filles noires. De cette époque, elle éprouve une nostalgie indé­fec­tible, parlant d’un monde « où les enseignant·es étaient convaincu·es qu’éduquer des enfants noir·es cor­rec­te­ment deman­de­rait un enga­ge­ment politique », explique-t-elle dans Apprendre à trans­gres­ser. Cette « école exclu­si­ve­ment noire, adorée », fonc­tionne en oppo­si­tion totale avec les écoles mixtes qu’elle fréquente ensuite, lors de la désé­gré­ga­tion, à la fin des années 19602À la suite des luttes pour les droits civiques, dans les années 1950–1960, les États-Unis abo­lissent la ségré­ga­tion raciale et intègrent pro­gres­si­ve­ment les Noir·es dans les espaces publics, dont les écoles et les ins­ti­tu­tions, aupa­ra­vant réservés aux Blanc·hes..

Selon elle, les éta­blis­se­ments mixtes consi­dèrent les élèves noir·es « comme des intrus, comme n’ayant pas vraiment leur place » et diffusent une culture supré­ma­ciste blanche. Elle y perd en estime d’elle-même autant qu’en plaisir d’apprendre. Au travers de cette double expé­rience scolaire, elle apprend à dis­tin­guer « la dif­fé­rence entre une éducation comme pratique de la liberté et une éducation destinée seulement à renforcer un système de domi­na­tion ». Cette leçon servira de socle à ses théories sur l’éducation.

En parallèle des multiples oppres­sions de race, de classe et de genre qu’elle subit, bell hooks bénéficie des premiers dis­po­si­tifs d’affirmative action3L’affir­ma­tive action, ou « dis­cri­mi­na­tion positive », est un programme mis en place lors de la désé­gré­ga­tion visant à intégrer les groupes dis­cri­mi­nés dans les ins­ti­tu­tions et les uni­ver­si­tés. et parvient à intégrer la très renommée uni­ver­si­té Stanford en Californie – une uni­ver­si­té blanche et bour­geoise dans laquelle elle trouve dif­fi­ci­le­ment sa place. 

Tel un miroir, son expé­rience me renvoie une nouvelle fois à la mienne : j’ai, comme elle, été la première personne de ma famille à intégrer une uni­ver­si­té pres­ti­gieuse, la Sorbonne. Dans une France post-11-Septembre, j’ai vécu des formes de relé­ga­tion com­pa­rables à celles dont elle a été victime. 

Je me souviens de cette étudiante nord-africaine qui, en 2006, avait crié sa colère en pleine assemblée générale contre le contrat première embauche (CPE), parce que personne à la tribune n’avait fait le lien entre ces mobi­li­sa­tions étu­diantes et les révoltes des quartiers popu­laires survenues quelques mois plus tôt, en octobre 2005, après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois. J’avais levé les deux mains pour afficher mon appro­ba­tion. Nous étions peu à le faire, parce que nous étions si peu dans l’assistance à faire partie du monde des descendant·es de colonisé·es et parce que nos histoires, nos vécus, nos points de vue étaient inau­dibles dans ces grandes facultés parisiennes.

En plein mouvement féministe des années 1970, bell hooks se réfugie dans les premiers cours de women studies (recherches en sciences sociales sur les femmes) qui se mettent en place dans son uni­ver­si­té. Mais elle ne se sent à l’aise ni face aux enseignant·es ni auprès des étu­diantes fémi­nistes qu’elle fréquente, tous·tes mani­fes­tant, selon elle, des com­por­te­ments racistes et la rejetant pour ses prises de position jugées iconoclastes.

C’est dans un esprit de conver­sa­tion comme de confron­ta­tion qu’elle rédige en 1981 le fameux essai Ne suis-je pas une femme ?. Elle y démontre que la com­bi­nai­son du sexisme et du racisme (ou « miso­gy­noir ») fait des femmes noires le groupe le plus mar­gi­na­li­sé aux États-Unis. À cette époque, elle choisit son nom de plume, bell hooks, en hommage à son arrière-grand-mère Bell Blair Hooks, femme de fort tem­pé­ra­ment dont le souvenir a marqué son enfance. Nom qu’elle décide d’écrire en minus­cules pour mettre en valeur sa pensée, plutôt que sa propre personne.

Une déception majeure pour elle est l’ennui qu’elle ressent durant une partie de ses études : l’enseignement est com­pé­ti­tif et élitiste, les savoirs enseignés sont présentés comme seuls légitimes et par consé­quent ni ques­tion­nés ni ques­tion­nables par les élèves. Des savoirs que bell hooks considère comme décon­nec­tés des luttes fémi­nistes et anti­ra­cistes. Elle a l’impression de ne jamais pouvoir creuser les aspects les plus conflic­tuels des sujets abordés, de devoir taire ses remarques, ses critiques, les savoirs alter­na­tifs qu’elle a acquis en tant que femme noire. Ce qui est valorisé par le champ aca­dé­mique, c’est la consom­ma­tion du savoir par les étudiant·es, et non sa dimension critique, réflexive, inventive. 

À la fin de son parcours uni­ver­si­taire, en lisant La Pédagogie des opprimés, du brésilien Paolo Freire (lire l’encadré ci-dessous), elle comprend qu’elle a expé­ri­men­té ce qu’il appelle « le système bancaire éducatif ». Grâce à cette lecture, ainsi qu’à sa propre expé­rience dans les écoles noires, elle bascule dans une pers­pec­tive de pédagogie critique dès les prémices de sa carrière d’enseignante, à Yale dans les années 1970, et devient pro­gres­si­ve­ment une figure centrale du courant de la pédagogie critique féministe et décoloniale.

Paulo Freire, l’inspirateur des pédagogies critiques

Paulo Freire est né au Brésil en 1921. Il a commencé son travail de pédagogue dans les années 1960 en orga­ni­sant des cours d’alphabétisation pour adultes. Il concep­tua­lise des méthodes édu­ca­tives qui inspirent des péda­gogues dans le monde entier jusqu’à aujourd’hui.

Dans son ouvrage de référence, La Pédagogie des opprimés (Maspero, 1974 ; édition originale 1968), il leur fournit un mantra : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les humains s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde. » À l’inverse de ce qu’il appelle « la pédagogie bancaire », où l’élève mémorise
de l’information, la régurgite, ou stocke ce qui peut être utilisé plus tard, les apprenant·es ne sont pas considéré·es comme des conte­nants vides à remplir de connais­sances : ils et elles savent des choses
que les enseignant·es ignorent, et l’éducation est toujours un processus collectif, de cocréation. 

Bien que s’inspirant de l’œuvre de Paolo Freire, bell hooks cri­ti­que­ra son uti­li­sa­tion d’un langage andro­cen­tré. Dans Apprendre à trans­gres­ser, elle insiste : pour véri­ta­ble­ment œuvrer à la démo­cra­tie et à la libé­ra­tion, la pédagogie critique doit prendre un virage féministe intersectionnel.

Engager des conversations

Si bell hooks vient des études lit­té­raires, noires et fémi­nistes4Sa thèse de lit­té­ra­ture est l’une des premières consa­crées à l’autrice Toni Morrison, bien avant son succès critique et public, et son prix Nobel en 1993., sa trilogie éducative (lire l’encadré en bas de l’article), qu’elle écrit plus tar­di­ve­ment dans sa carrière, devient très rapi­de­ment une référence majeure des péda­go­gies critiques aux États-Unis. bell hooks a été l’une des premières uni­ver­si­taires à faire étudier des autrices afro­des­cen­dantes et non blanches dans ses cours. Son approche, à la fois théorique et intros­pec­tive, permet d’aborder des thé­ma­tiques aussi variées que la neu­tra­li­té pro­fes­so­rale, le racisme, le sexisme, la classe sociale, la sexualité, l’amour, le corps, la mort ou la spiritualité. 


Pour bell hooks, la pédagogie est un travail émi­nem­ment politique qui contribue à trans­mettre une conscience critique et trans­for­ma­trice aux personnes exploi­tées et opprimées.


Dans ses écrits, elle détaille les stra­té­gies qu’elle a elle-même mises en place pour trans­for­mer son ensei­gne­ment. Elle partage son savoir dans ses cours, dans des ateliers, des confé­rences, mais aussi en famille ou à l’église, et dit écrire de manière à être comprise des femmes comme sa grand-mère. Son refus de se plier aux normes aca­dé­miques dans son travail théorique contri­bue­ra à mar­gi­na­li­ser longtemps son œuvre : Ne suis-je pas une femme ? a, par exemple, été critiqué dans certains milieux aca­dé­miques ou fémi­nistes pour son « manque de métho­do­lo­gie ».

Pour bell hooks, la pédagogie est un travail émi­nem­ment politique qui contribue à trans­mettre une conscience critique et trans­for­ma­trice aux personnes exploi­tées et opprimées. Elle écrit des ouvrages jeunesse pour proposer d’autres ima­gi­naires aux enfants noir·es et favorise l’enseignement trans­gres­sif comme « mouvement contre et au-delà des limites » des normes domi­nantes et oppres­sives. L’accent est mis sur les savoirs contre-hégémoniques portés par les personnes mino­ri­sées, condition sine qua non pour instaurer la liberté et la démo­cra­tie véri­tables dans sa classe. Elle utilise par exemple autant l’anglais standard que l’anglais africain-américain ver­na­cu­laire du sud des États-Unis afin de valoriser ses étudiant·es noir·es, leur façon d’être au monde, et leur permettre de sortir col­lec­ti­ve­ment de la honte raciale et sociale. 

Comme elle, j’ai amorcé une déco­lo­ni­sa­tion de mon ensei­gne­ment. Chacun·e de mes élèves arrive en classe avec son histoire familiale, parfois son récit national. Des histoires que j’ai toujours refusé de hié­rar­chi­ser, car, comme bell hooks dans Apprendre à trans­gres­ser, je suis convain­cue que la salle de classe est « un espace démo­cra­tique – une zone libre où le désir d’étudier et d’apprendre nous rend tous égaux-les ». Cela passe par la trans­for­ma­tion en pro­fon­deur des pratiques pro­fes­so­rales, qu’elle nomme « pédagogie radicale » – au sens éty­mo­lo­gique « aller à la racine de ». De cette façon, elle nous invite à engager de véri­tables conver­sa­tions avec nos élèves pour aller à la racine des domi­na­tions, et à nous inscrire dans les pas des ensei­gnantes noires qui lui ont inculqué, quand elle était enfant, « une pédagogie révo­lu­tion­naire de résis­tance […] pro­fon­dé­ment anti­co­lo­niale ».

La lecture de ses écrits péda­go­giques a été une révo­lu­tion pour moi : c’était la première fois que je lisais des textes sur l’école qui poli­ti­saient les questions du racisme, du sexisme, du classisme5Le classisme est la dis­cri­mi­na­tion basée sur la classe sociale. Il se manifeste par la stig­ma­ti­sa­tion des personnes issues de classes popu­laires et par un accès inégal aux res­sources éco­no­miques, édu­ca­tives ou sociales.. Avec son analyse de l’importance du corps dans la salle de classe, elle m’a donné des clefs indis­pen­sables pour tra­vailler ma posture de pro­fes­seure ensei­gnant en Seine-Saint-Denis. 


Si j’ai honte du corps qui est le mien alors que je suis la pro­fes­seure, qu’est-ce que je transmets impli­ci­te­ment à mes élèves non blanc·hes ?


Au début de ma carrière, j’étais mal à l’aise avec les remarques pourtant légitimes de mes élèves, du type : « Je suis sûr·e que vous êtes algérienne/tunisienne/marocaine. » L’école répu­bli­caine nous incite à ne pas parler de nous, au nom d’une prétendue uni­ver­sa­li­té. Mais nous sommes aussi des corps qui charrient une histoire – post-coloniale, par exemple – et des repré­sen­ta­tions. La lecture de bell hooks m’a aidée à défaire ce nœud et, depuis, je réponds toujours à cette question, sans aucune gêne. Il s’agit, pour mes élèves comme pour moi-même, « de sortir de la honte », qui est un obstacle à la fois à l’apprentissage et à la trans­mis­sion. Si j’ai honte du corps qui est le mien alors que je suis la pro­fes­seure, qu’est-ce que je transmets impli­ci­te­ment à mes élèves non blanc·hes ?

Un héritage porteur d’espoir

Toute l’œuvre de bell hooks converge vers un objectif que j’ai fait mien : mettre en œuvre une « com­mu­nau­té d’apprentissage » entre élèves et professeur·es et laisser toute leur place à l’amour, à l’espoir, au soin com­mu­nau­taire et à la passion de l’enseignement grâce à des pratiques éman­ci­pa­trices. Force est de constater qu’elle a réussi à former autour d’elle une com­mu­nau­té d’apprentissage mon­dia­li­sée, notamment aux États-Unis, où un centre bell-hooks a été fondé en 2014 dans l’université de Berea, sur ses terres natales, où elle a fini sa carrière.

Avec deux à quatre tra­duc­tions par an depuis sa mort, bell hooks commence tout juste à être reconnue en France. Pourtant, dès le début des années 2010, des femmes se sont attelées à la faire connaître, en faisant circuler ses écrits entre milieux militants et mondes aca­dé­miques. La première pierre est posée par la phi­lo­sophe Elsa Dorlin en 2008. Dans son antho­lo­gie avant-gardiste Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975–2000 (L’Harmattan, 2008), elle traduit et publie un de ses textes majeurs « Sororité : la soli­da­ri­té politique entre les femmes ». Ce travail de diffusion se poursuit dans les années 2010 grâce aux mou­ve­ments afro­fé­mi­nistes français, avec notamment les travaux de la militante et cher­cheuse en socio­lo­gie Fania Noël, une des meilleures spé­cia­listes des écrits des fémi­nistes noires. Les textes péda­go­giques de bell hooks, eux, se sont, timi­de­ment, diffusés grâce à des uni­ver­si­taires en sciences de l’éducation6En 2013, Clémence Fourton traduit le chapitre « La pédagogie engagée » dans la revue Tracés. En 2018, Manal Al Tamimi, Tal Dor et Nacira Guénif-Souilamas publient Rencontres radicales : pour des dialogues fémi­nistes déco­lo­niaux (Cambourakis), sur des pratiques d’enseignement informel inspirées de son travail et mises en œuvre en Palestine, en Kanaky et en France. qui tentent de la faire recon­naître comme une pédagogue importante.

Sa mort, en décembre 2021, est arrivée à un moment sym­bo­lique de ma carrière ensei­gnante : je venais tout juste de créer avec ma collègue de sciences éco­no­miques et sociales Maliga Tony-Nyemb le « club égalité » dont je rêvais tant. Un tiers-lieu intégré à notre lycée, où l’on pouvait enfin évoquer les nom­breuses situa­tions d’oppression liées au genre et à l’origine socioeth­nique au sein de l’établissement. Nous orga­ni­sons une cérémonie de femmage et apportons nos ouvrages per­son­nels. Nos élèves nous les empruntent et, même après quelques mois, certains ne reviennent pas. Ce moment fort inspirera un des chapitres de l’ouvrage collectif auquel nous par­ti­ci­pe­rons toutes deux : Entrer en pédagogie anti­ra­ciste, d’une lutte syndicale à des pratiques éman­ci­pa­trices (Shed Publishing, 2023).

Le contexte politique des années 2010–2020 – émergence du mouvement #MeToo, de la question cli­ma­tique, des luttes contre les violences poli­cières et de grandes grèves contre les réformes des retraites – a vu se popu­la­ri­ser en France la notion d’intersectionnalité, théorisée par Kimberlé Crenshaw en 19897Consultez notre glossaire, et a installé bell hooks comme une référence incon­tour­nable pour com­prendre l’imbrication des oppressions. 

En France, poser la question du racisme sys­té­mique demeure difficile tant une partie de la popu­la­tion nourrit encore une défiance à ce sujet. Ainsi les camps d’été déco­lo­niaux, organisés en 2016 et 2017 par Fania Noël et la militante anti­ra­ciste Sihame Assbague, ont-ils été la cible d’attaques viru­lentes. Le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer a également porté plainte en 2017 et 2018 contre mon syndicat, SUD éducation 938Jean-Michel Blanquer a déposé deux plaintes contre le syndicat : la première pour dif­fa­ma­tion après que SUD éducation 93 a parlé de « racisme d’État », la seconde pour dis­cri­mi­na­tion et exploi­ta­tion de personnes vul­né­rables à la suite de l’organisation d’un atelier réservé aux personnes racisées. Toutes deux ont été classées sans suite., à la suite de l’organisation d’un atelier entre personnes non blanches.

Mais une autre partie de la popu­la­tion, convain­cue ou désirant se former, souhaite pouvoir accéder à des analyses précises pour penser la question raciale et déco­lo­niale : l’œuvre de bell hooks, foi­son­nante mais d’une grande acces­si­bi­li­té, leur offre un for­mi­dable outil pour s’approprier le débat. Cela concerne les personnes non blanches aussi bien que blanches, car bell hooks n’a jamais cessé, en digne héritière de Paolo Freire, d’entretenir un dialogue critique avec celles et ceux qui sont de l’autre côté des fron­tières raciales, sociales et de genre. En 1986, rédigeant les dernières lignes de « Sororité », elle affirmait : « Les femmes n’ont pas besoin d’éradiquer leurs dif­fé­rences pour se sentir soli­daires les unes des autres. Nous n’avons pas besoin d’être toutes victimes d’une même oppres­sion pour toutes nous battre contre l’oppression. » •

T ouvrages majeurs de bell hooks sur l’éducation

ROUTLEDGE
ROUTLEDGE
Teaching Critical Thinking: Practical Wisdom, Routledge, 2010 (non traduit)

À travers une série de courts essais, bell hooks rappelle l’importance de l’esprit critique pour enseigner et apprendre, tout en décons­trui­sant les systèmes oppres­sifs qui nous entourent.

ROUTLEDGE
ROUTLEDGE
Teaching Community: A Pedagogy
of Hope, Routledge, 2004
(Apprendre ensemble. Une pédagogie
de l’espoir, traduit par Margaux Portron, Syllepse, 2024)

bell hooks défend un ensei­gne­ment qui ne se limite pas aux salles de classe et passe par le partage des idées et les dis­cus­sions au sein de nos communautés.

ROUTLEDGE
ROUTLEDGE
Teaching to Transgress: Education as
the Practice of Freedom, Routledge, 1994
(Apprendre à transgresser. L’éducation comme pratique de la liberté, traduit par Margaux Portron, Syllepse, 2019)

bell hooks appelle à trans­gres­ser les fron­tières de race, de genre et de classe pour faire de l’enseignement un acte d’émancipation.

Cet article a été édité par Mathilde Blézat.

  • 1
    Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, traduit par Olga Potot, Cambourakis, 2015 ; édition originale 1981.
  • 2
    À la suite des luttes pour les droits civiques, dans les années 1950–1960, les États-Unis abo­lissent la ségré­ga­tion raciale et intègrent pro­gres­si­ve­ment les Noir·es dans les espaces publics, dont les écoles et les ins­ti­tu­tions, aupa­ra­vant réservés aux Blanc·hes.
  • 3
    L’affir­ma­tive action, ou « dis­cri­mi­na­tion positive », est un programme mis en place lors de la désé­gré­ga­tion visant à intégrer les groupes dis­cri­mi­nés dans les ins­ti­tu­tions et les universités.
  • 4
    Sa thèse de lit­té­ra­ture est l’une des premières consa­crées à l’autrice Toni Morrison, bien avant son succès critique et public, et son prix Nobel en 1993.
  • 5
    Le classisme est la dis­cri­mi­na­tion basée sur la classe sociale. Il se manifeste par la stig­ma­ti­sa­tion des personnes issues de classes popu­laires et par un accès inégal aux res­sources éco­no­miques, édu­ca­tives ou sociales.
  • 6
    En 2013, Clémence Fourton traduit le chapitre « La pédagogie engagée » dans la revue Tracés. En 2018, Manal Al Tamimi, Tal Dor et Nacira Guénif-Souilamas publient Rencontres radicales : pour des dialogues fémi­nistes déco­lo­niaux (Cambourakis), sur des pratiques d’enseignement informel inspirées de son travail et mises en œuvre en Palestine, en Kanaky et en France.
  • 7
  • 8
    Jean-Michel Blanquer a déposé deux plaintes contre le syndicat : la première pour dif­fa­ma­tion après que SUD éducation 93 a parlé de « racisme d’État », la seconde pour dis­cri­mi­na­tion et exploi­ta­tion de personnes vul­né­rables à la suite de l’organisation d’un atelier réservé aux personnes racisées. Toutes deux ont été classées sans suite.

Les mots importants

Misogynoir

Ce terme a été concep­tua­li­sé par la cher­cheuse et...

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Manel Ben Boubaker

Professeure d’histoiregéographie en SeineSaint-Denis, autrice et syndicaliste, elle a contribué à l’ouvrage collectif Entrer en pédagogie antiraciste (Shed Publishing, 2023). Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles

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