En arrivant en région parisienne, où peut se rendre une adolescente exilée, pas (encore) reconnue par l’État français comme mineure, pour manger, se doucher, consulter une infirmière ?
Les centres d’accueil de jour pour les personnes migrantes sont réservés aux adultes, ou mixtes, donc très majoritairement fréquentés par des hommes. Pour combler ce déficit d’accueil spécifique des jeunes filles, Médecins sans frontières (MSF) a décidé de rendre petit à petit son accueil de jour de Pantin (Seine-Saint-Denis) non mixte, et d’orienter les garçons vers d’autres lieux. « Ces jeunes filles manquent de protection, elles sont plus vulnérables que les vulnérables. Elles fuient l’horreur, et se retrouvent encore exposées, pour beaucoup d’entre elles, à l’horreur ici », déplore Ali Besnaci, coordinateur des activités de MSF en Île-de-France.
C’est ainsi que, depuis juillet 2024, ce centre est le seul de la région entièrement dévolu aux filles. Les adolescentes sont en attente de passer devant un·e juge des enfants qui reconnaisse leur minorité. Elle pourront ensuite, à ce titre, être prises en charge par l’État. « Soixante-dix pour cent des jeunes filles qu’on accompagne ici et qui ont réussi à avoir une audience sont reconnues comme mineures et placées », informe Ali Besnaci. Mais avant la décision de justice, elles sont livrées à elles-mêmes et tributaires des dispositifs associatifs, parfois pendant de longs mois.
Protéger des violences masculines
Après avoir passé une porte d’entrée discrète, au bout d’un long couloir où des photos de jeunes femmes déguisées en super-héroïnes s’alignent, les adolescentes découvrent plusieurs bureaux où l’équipe de l’ONG les reçoit, une salle à manger et une pièce commune d’où parviennent parfois des voix adolescentes, des rires ou de la musique.
L’accueil non mixte permet d’assurer aux filles un environnement sécurisé, là où l’écrasante majorité a déjà subi violences masculines, violences sexuelles, mutilations génitales ou mariages forcés. Le long des couloirs, des affichettes délivrent des messages de prévention. On lit sur l’une d’elles : « Dire non, c’est ton droit », sur d’autres, des numéros de services d’aide.
« Je suis arrivée le 31 janvier [2025] en France. J’ai d’abord été dans un autre centre, de la Croix-Rouge, mais on m’a dit que, vu que j’étais mineure, je ne pouvais pas être prise en charge. On m’a parlé de ce lieu et je suis arrivée hier, rapporte Naomi, 16 ans et demi, originaire de République démocratique du Congo. Je me sens un peu en sécurité ici ; là où il y a des hommes, il y a parfois des choses bizarres… Je veux de l’aide pour être scolarisée et pour qu’on puisse me reconnaître comme mineure. Je ne sais pas où j’irais sinon. » La jeune fille dort, en ce moment et pour une poignée de jours encore, dans un appartement mis à sa disposition par l’association Utopia 56. Elle devra ensuite trouver une nouvelle solution de logement.
MSF et d’autres associations disposent de quelques places d’hébergement d’urgence pour ces filles, mais pas suffisamment, et certaines d’entre elles dorment dehors, ou dans des tentes dans des gymnases réquisitionnés par les associations, où les jeunes filles souffrent du froid et du manque de confort. À la veille de leur arrivée au centre, 60 % d’entre elles sont à la rue, d’après les chiffres communiqués par l’ONG.
« Depuis qu’il n’y a plus de garçons, les filles prennent plus de place. »
« J’aime bien le fait qu’il n’y ait que des filles ici. Là où j’étais avant, il y avait trop de garçons. Il y en a qui sont rentrés là où on dormait, relate Dalicia, 15 ans, arrivée en France depuis l’Angola en janvier. Je me sentais isolée là-bas. Et je n’aime pas le comportement des garçons avec nous, je ne veux pas être amie avec eux. Ici, il y a beaucoup de filles qui parlent les mêmes langues que moi, je me sens mieux. »
« Les comportements ont changé »
Une petite vingtaine d’entre elles sont présentes le jour de notre visite. Certaines se font des tresses, d’autres discutent dans un coin ou passent du temps sur TikTok, après avoir mangé ensemble le repas du jour : du poulet yassa, une spécialité ouest-africaine. Elles viennent parfois pour des rendez-vous, mais aussi simplement pour occuper leur journée, surtout pour celles qui ne sont pas encore scolarisées. Dans le centre, les adolescentes peuvent manger, se doucher, se reposer, se procurer des protections hygiéniques – des services de base qui ne leur sont pas forcément accessibles ailleurs. Des ateliers, par exemple sur l’utilisation de Google Maps, la santé sexuelle, ou encore le dessin, sont aussi régulièrement organisés.
L’équipe a remarqué que la fréquentation hors rendez-vous, a augmenté avec la non-mixité. « La douche était beaucoup moins utilisée avant, alors que c’est compliqué pour elles d’avoir accès à l’hygiène à Paris. Là, on sent qu’elles sont beaucoup plus à l’aise, et on va même devoir en installer une deuxième », raconte Véga Levaillant, responsable des activités socio-juridiques.
Plus largement, « les filles prennent plus de place, elles rigolent fort, elles chantent, elles se coiffent… Elles ne se comportent pas de la même manière que lorsqu’elles étaient minoritaires dans une salle remplie de garçons », poursuit la responsable. Elle note aussi que les filles adhéraient moins au programme lorsqu’il était mixte : l’équipe perdait souvent leur trace en cours de route, ce qui est devenu « extrêmement rare ». Véga Levaillant observe aussi que la libération de la parole sur les violences subies est « beaucoup plus rapide » qu’avant.
Une prise en charge en évolution
Le centre a pris en charge une centaine de filles depuis le mois de juillet. Elles ont en moyenne 15 ans, et ont, pour la plupart, fui des pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. « Tous les acteurs ont remarqué une augmentation du nombre de mineur·es non accompagné·es en recours depuis deux ans », et notamment des filles, explique Véga Levaillant (lire l’encadré ci-dessous).
La prise en charge au centre a évolué, pour s’adapter à ce public exclusivement féminin. Quatre rendez-vous sont organisés pour chaque nouvelle arrivante : avec l’infirmière ou la sage-femme, la psychologue, un·e assistant·e social·e et un·e juriste. Dans son cabinet dont les murs sont tapissés d’affiches en faveur des droits LGBT+ et contre les violences, Margot Seas, l’infirmière, a aussi ajusté sa pratique. Elle propose une séance de dépistage des urgences médicales ou psychologiques dès l’arrivée de chaque jeune. Elle demande à chacune si elle a été victime de violences sexuelles dans les trois derniers jours, pour une prise en charge rapide à l’hôpital. L’infirmière parle également des douleurs de règles et de la découverte de son corps pendant la puberté.
« Maintenant, j’aborde beaucoup plus les questions des violences, de consentement, de contraception, observe-t-elle. Presque 100 % des jeunes filles ont été violées dans leur pays d’origine. Pour certaines, en France aussi. Leur statut ici les rend très vulnérables. Venir au centre leur évite de mendier, de s’exposer encore plus. »
Dans la salle commune, où le chauffage est poussé au maximum, au milieu des conversations multilingues, les jeunes filles semblent baisser la garde entre deux rendez-vous. Elles retrouvent des occupations d’adolescentes, en espérant être bientôt prises en charge, logées et scolarisées par l’État.
Une augmentation du nombre de jeunes filles isolées partout en France
À l’accueil de jour de Pantin (Seine-Saint-Denis), MSF reçoit une vingtaine de nouvelles jeunes filles chaque mois depuis le début de l’année, contre une dizaine habituellement. Cette augmentation est aussi constatée par d’autres associations, ailleurs en France. À Lille, l’association Utopia 56 a mené lundi dernier une action pour demander la mise à l’abri urgente de quinze jeunes filles à la rue.
En 2023, l’antenne lilloise d’Utopia 56 n’accompagnait que trois filles. En 2024, ce nombre est passé à 24. Depuis le début de l’année 2025, l’association a déjà été contactée par une dizaine de nouvelles adolescentes. Elles étaient jusque-là hébergées par un réseau d’habitant·es solidaires. « Ce nombre n’était plus tenable pour nous, on s’est dit qu’on allait bientôt devoir en laisser certaines à la rue, alors que c’est très risqué pour elles », relate Marie Davtian, la coordinatrice locale. L’association dit avoir alerté depuis plusieurs mois les pouvoirs publics sur l’augmentation du nombre de jeunes filles isolées, sans réponse pour l’instant. À l’issue de la manifestation de lundi, ces 15 adolescentes ont fini par obtenir des places en hébergement d’urgence.
La situation à Lille n’est pas isolée : « Cette augmentation se constate dans toutes les antennes locales d’Utopia qui accompagnent des jeunes », rapporte Marie Davtian. Les associations d’aide aux exilé·es observent que les raisons qui poussent à l’exil sont plus variées chez les filles que chez les garçons, mais n’ont pour l’instant pas assez de recul pour expliquer cette hausse. En 2023, le rapport d’activité du ministère de la Justice relevait déjà « une augmentation de la proportion et du nombre de jeunes filles » mineures non accompagnées, ajoutant qu’une « attention particulière » devait être portée à leur suivi et aux risques qu’elles courent.