Une impossible pédagogie féministe ?

De la bataille pour l’enseignement en mixité au XIXe siècle à la critique des péda­go­gies jugées oppres­sives dans les années 1970, les dif­fé­rentes vagues du féminisme ont toujours placé les questions édu­ca­tives au centre de leurs reven­di­ca­tions. Tour d’horizon de ces luttes his­to­riques avec la phi­lo­sophe Vanina Mozziconacci, qui appelle à « sortir de l’école » pour penser une éducation féministe globale.
Publié le 01/05/2025

Vanina Mozziconacci, maîtresse de confé­rences en phi­lo­so­phie de l’é­du­ca­tion. Archive personnelle

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

Dès l’époque des Lumières, les com­bat­tantes pour l’égalité ont réclamé le droit à l’éducation pour les filles, mais c’est la première vague du féminisme – du xixe siècle aux années 1930 –, qui met cette reven­di­ca­tion au centre. Dans les années 1970, les mili­tantes de la deuxième vague, d’inspiration marxiste, portent un regard bien plus pes­si­miste sur l’éducation : elle est un endroit de socia­li­sa­tion aliénante des individus, un frein à l’émancipation collective. 

Portées par un projet de trans­for­ma­tion sociale, les péda­go­gies critiques fémi­nistes élaborées dans la décennie suivante vont se heurter à une dif­fi­cul­té : le groupe des femmes est lui-même traversé par de puissants rapports de pouvoir, notamment de race et de classe. En par­cou­rant l’histoire des fémi­nismes, la phi­lo­sophe Vanina Mozziconacci met en lumière les tensions présentes dans toute tentative d’éducation féministe.

Pourquoi l’éducation occupe-t-elle une place centrale dans les luttes féministes ?

La question éducative est sans doute la plus ancienne du féminisme occi­den­tal : elle est au premier plan de la lutte contre les injus­tices faites aux femmes, bien avant que celle-ci ne prenne le nom de féminisme. C’est le cas, par exemple, chez la phi­lo­sophe Mary Wollstonecraft, dans la deuxième moitié du xviiie siècle : elle imputait déjà l’infériorité des femmes et des filles à la manière dont elles étaient élevées plutôt qu’à leur « nature ». Si on donnait la primauté à l’éducation, perçue comme un moyen d’extraire les femmes de leur condition, l’égalité avec les hommes devenait un horizon pensable, et non un combat perdu d’avance.

Mais à côté de cette expli­ca­tion ration­nelle, on en trouve une autre, plus implicite, qui participe d’une tactique politique. En s’emparant de cette pratique, pour partie dévolue aux femmes, les premières fémi­nistes pouvaient espérer disposer d’une plus grande marge de manœuvre que dans d’autres domaines. De fait, agir sur l’éducation contra­riait moins l’ordre établi que de partir fron­ta­le­ment à la conquête du pouvoir en demandant le droit de vote ou l’égalité salariale.

Comment le féminisme dit de la « première vague », au tournant du xxe siècle, s’empare-t-il de la question éducative ?

Les grands congrès fémi­nistes du début du xxe siècle placent un énorme espoir dans l’école. C’est l’époque de la Troisième République et de ses « péda­gogues » répu­bli­cains qui croient dans la démo­cra­ti­sa­tion de l’éducation. Plusieurs fémi­nistes, comme Odette Laguerre, Pauline Kergomard ou Léopold Lacour, baignent dans ces discours et consi­dèrent qu’en changeant chaque personne, on changera la société, vue comme une somme d’individus. Critiques de l’existence de pro­grammes scolaires dif­fé­rents en fonction des sexes, ainsi que de la non-mixité des éta­blis­se­ments scolaires, ces militant·es consi­dèrent que l’enseignement proposé aux garçons est le modèle à atteindre. Le masculin comme norme – ce que la phi­lo­sophe Nicole Mosconi nomme le « masculin neutre 1Nicole Mosconi, La Mixité dans l’enseignement secon­daire  : un faux-semblant ?, PUF, 1989.» – n’est pas remis en cause. C’est en cela qu’on peut qualifier ces fémi­nistes d’« uni­ver­sa­listes », au sens où elles posent pour horizon de l’égalité des sexes un universel-masculin vers lequel les filles doivent tendre. Quitte à maintenir à la marge quelques spé­ci­fi­ci­tés dans l’éducation de ces dernières, comme des cours de couture. Elles précisent toutefois, pour calmer les inquié­tudes de l’opinion, que donner la même éducation aux filles et aux garçons ne les rendra pas pour autant iden­tiques – cet argument étant parfois utilisé à des fins stratégiques.


« À force de ne pas enseigner aux élèves comment s’occuper d’une maison, on continue de faire comme si ces tâches ne s’apprenaient pas. »


À la même époque, d’autres fémi­nistes défendent une option plus direc­te­ment dif­fé­ren­tia­liste : elles estiment que les femmes ont quelque chose de spé­ci­fique à apporter à la société, qui pourrait venir à manquer si elles étaient élevées sur le même modèle que les hommes. C’est pourquoi elles plaident pour des contenus d’enseignement adaptés aux filles, mais de meilleure qualité qu’auparavant. Elles sont convain­cues de la nécessité d’approfondir certaines notions mathé­ma­tiques, notamment, dans le cadre des cours d’économie domestique.

D’un point de vue féministe, dans quelle mesure ces deux pistes édu­ca­tives – l’une uni­ver­sa­liste, l’autre dif­fé­ren­tia­liste – sont-elles satisfaisantes ?

Aucune des deux ne l’est. Si on aligne l’éducation des filles sur celle des garçons, comme le sou­haitent les uni­ver­sa­listes, les femmes risquent de déserter leurs rôles tra­di­tion­nels, et pourtant, il faut bien que quelqu’un fasse le travail essentiel qu’auparavant elles seules assu­maient ! Mais à l’inverse, une éducation qui s’adresse spé­ci­fi­que­ment aux filles tend à valider l’assignation patriar­cale des femmes à des rôles sociaux et à les y enfermer encore davantage.
Une troisième voie pourtant était possible : changer l’éducation des garçons. En réalité, certaines y ont pensé, mais seulement sur un point très précis : l’éducation sexuelle. Des mili­tantes comme Nelly Roussel, Adrienne Avril de Sainte-Croix ou Maria Vérone, au tournant du XXe siècle, répètent qu’il faut changer la façon dont les garçons et les hommes apprennent la sexualité. Ce faisant, elles s’attaquent à ce qui, dans ce combat pour l’égalité orienté vers les seules opprimées, demeure un impensé assez étrange : le rôle joué par les oppresseurs.

Il s’agit ici de valoriser le « féminin » pour les femmes… et les hommes. Cet uni­ver­sa­lisme gyno­cen­tré, qui est l’exact symé­trique de l’universalisme andro­cen­tré, apparaît dans un contexte hygié­niste. On se soucie alors de l’éducation sexuelle parce que c’est un enjeu de santé publique, notamment avec la pré­ven­tion des maladies véné­riennes. C’est la raison pour laquelle les fémi­nistes et les médecins ont tendance à être d’accord. Aux yeux de Nelly Roussel, si les garçons et les hommes sont en position de pouvoir en ce qui concerne la sexualité, ils ne sont pas pour autant un modèle. Initiés à la débauche par leurs camarades, « ils en savent trop et ne savent rien », écrit-elle dans le journal La Fronde en 1904. De cette ignorance découle la condition misérable des femmes, consi­dé­rées comme de purs objets de plaisir. Même la psy­chiatre féministe Madeleine Pelletier (lire la citation page 93), qui d’ordinaire valorise ce qui a trait au masculin, se montre critique sur l’éducation sexuelle dispensée aux garçons. Ces divers discours critiques ont pour objectif la mora­li­sa­tion de leurs com­por­te­ments. On le retrouve également au sujet de la coédu­ca­tion – pas encore appelée mixité – qui implique de mélanger les sexes à l’école : on pense que sco­la­ri­ser ensemble les filles et les garçons profitera aux premières, mais permettra aussi d’apprendre aux seconds à devenir des hommes plus doux. Ce modèle d’éducation alter­na­tif va parfois jusqu’à viser un repartage des tâches domes­tiques chez de rares autrices, comme chez la doc­to­resse féministe Paulina Luisi ou l’institutrice socia­liste Marguerite Martin.

Quel regard les fémi­nistes de la deuxième vague, dans les années 1970, portent-elles sur l’éducation ?

Elles sont bien plus pes­si­mistes que les mili­tantes de la géné­ra­tion pré­cé­dente. Lesquelles ont pourtant obtenu des victoires impor­tantes : non seulement les filles ne sont plus obligées de suivre un ensei­gne­ment spé­ci­fique déva­lo­ri­sé, mais les éta­blis­se­ments mixtes sont toujours plus nombreux. Les progrès sont visibles : dans les années 1960, les filles réus­sissent aussi bien que les garçons à l’école, et il y a même davantage de bache­lières que de bache­liers une décennie plus tard.

Alors comment en viennent-elles à un constat si négatif ?

C’est que la démo­cra­ti­sa­tion scolaire n’a pas produit les effets escomptés, notamment sur le marché du travail où, à com­pé­tences égales, les femmes demeurent désa­van­ta­gées. L’amélioration des contenus d’enseignement et la coédu­ca­tion n’ont pas suffi à faire advenir l’égalité : les fémi­nistes déchantent. Devant certaines formes de domi­na­tion qui semblent se nourrir non pas de la ségré­ga­tion entre les deux sexes mais de leur coexis­tence, elles vont même jusqu’à se demander si la mixité n’est pas pire que la non-mixité. Cette dés­illu­sion se nourrit aussi des critiques portées par le socio­logue Pierre Bourdieu, qui, dans les années 1960–1970, analyse les fausses promesses de l’école et montre que celle-ci sert à légitimer les inéga­li­tés sociales.

Est-ce à dire, selon elles, que l’éducation devrait être un moyen de changer les règles du jeu social, et pas seulement le destin des individus ?

Oui, car pour les fémi­nistes maté­ria­listes 2Le féminisme maté­ria­liste, issu de la deuxième vague, reven­dique une analyse marxiste des rapports sociaux de sexe, consi­dé­rant les femmes et les hommes non comme des entités par nature dif­fé­rentes, mais comme des classes sociales dis­tinctes et hié­rar­chi­sées. le chan­ge­ment ne peut avoir lieu qu’à l’échelle col­lec­tive. Au lieu de chercher à mieux instruire les filles pour permettre à certaines de tirer leur épingle du jeu, elles veulent que les femmes se consti­tuent en sujet politique collectif capable de modifier l’ordre social en pro­fon­deur. Il ne s’agit plus de cultiver à tout prix l’individu mais, pour utiliser un voca­bu­laire marxiste, de passer de la « classe en soi » à une « classe pour soi », consciente d’elle-même 3Avec la notion de « classe vis-à-vis du capital », de classe en soi, Karl Marx désigne un groupe social par­ta­geant des condi­tions maté­rielles communes. Quand ce groupe conscien­tise sa com­mu­nau­té d’appartenance, il devient une « classe pour elle-même », une classe pour soi.. Cette pers­pec­tive conduit, de facto, à rela­ti­vi­ser l’intérêt de l’éducation comme levier pour lutter effi­ca­ce­ment contre la domi­na­tion. L’accent est mis sur les groupes de parole non mixtes, où des femmes se rendent compte que leur vécu n’est pas uni­que­ment personnel, mais bel et bien partagé col­lec­ti­ve­ment. Ces relations réci­proques et hori­zon­tales redé­fi­nissent ce qui fait école. On se rend compte qu’il y a un monde entre ces partages d’expérience et ce qui se passe dans une salle de classe. Dès lors, l’enjeu n’est plus de déter­mi­ner quel contenu éducatif permettra de créer une « femme nouvelle » (pour reprendre une expres­sion souvent usitée au début du xxe siècle), mais d’en finir avec la forme péda­go­gique en vigueur, des­cen­dante et auto­ri­taire, qui fait obstacle à la construc­tion d’un sujet collectif.

Toutefois, le féminisme maté­ria­liste français ne se saisit pas de la sororité forgée dans les groupes de parole pour théoriser de nouvelles formes péda­go­giques. Il s’en tient à une critique de l’existant, contrai­re­ment aux mili­tantes états-uniennes : celles-ci pro­meuvent une pédagogie féministe inspirée des travaux du Brésilien Paulo Freire (lire l’encadré de l’article sur bell hooks), qui consi­dé­rait que les appre­nantes et appre­nants étaient des sujets chez qui l’expérience quo­ti­dienne de l’oppression pouvait forger une « conscientisation ».

Ces péda­go­gies fémi­nistes sont à leur tour la cible de critiques. Lesquelles ?

Il leur est reproché de se fonder sur une oppo­si­tion sommaire entre femmes opprimées et hommes oppres­seurs. Cette binarité ne tient pas compte des autres formes de domi­na­tion qui ne sont pas liées au genre. Autrement dit, on peut être dominée sous un angle et dominante sous un autre. De quel côté se situe une pro­fes­seure d’université blanche face à un homme étudiant racisé ? Dès les années 1970, les fémi­nistes racisées alertent contre l’oubli des rapports sociaux de race qui divisent la classe des femmes . Mais c’est avec la troisième vague, à partir des années 1990, qu’on assiste à une franche critique d’un « nous » pré­ten­du­ment universel, qui se construit sur l’exclusion des autres. En restant aveugle aux rapports sociaux de classe et de race, le féminisme est accusé de conforter les inéga­li­tés sociales et le racisme. Cette attaque se double d’une charge contre une forme d’autorité invisible qui perdure dans les péda­go­gies fémi­nistes : on a beau faire circuler la parole dans sa salle de classe en disposant des chaises en cercle, l’enseignant·e conserve le pouvoir hié­rar­chi­sant de noter et de classer les étudiants et les étu­diantes, ce qui condi­tionne leur avenir. Cela, aucune éthique indi­vi­duelle ne peut le changer.

Lire aussi : Le portrait de bell hooks

En quoi la pos­si­bi­li­té d’une éducation féministe échappant aux impasses évoquées relève-t-elle de l’utopie ?

Si les péda­go­gies critiques fémi­nistes ont une portée très limitée, c’est parce que le problème se situe ailleurs. Au niveau de toutes les ins­ti­tu­tions qui se partagent l’éducation – la famille d’un côté, l’école et l’université de l’autre. Pour sortir de l’impasse, il convient de ques­tion­ner la sépa­ra­tion entre sphère privée et espace public, qui tend à occulter le travail domes­tique et repro­duc­tif 4Consulter notre glossaire de concepts ici.

L’idée ne serait pas de faire de l’école une grande famille qui donnerait à entendre la voix de la mère et d’y importer des qualités dites féminines – à supposer qu’elles existent – comme la douceur, la sol­li­ci­tude et la bienveillance.

Dans la foulée des travaux de la poli­to­logue états-unienne Joan Tronto, il faudrait plutôt politiser le care et refondre les struc­tures mêmes de la société, en ménageant une place à des pratiques invi­si­bi­li­sées au sein des lieux d’éducation que sont l’école et l’université. On pourrait par exemple intégrer dans les pro­grammes scolaires des com­pé­tences qui relèvent de l’économie domes­tique, afin que celles-ci fassent partie d’une culture partagée par les filles et les garçons.
À force de ne pas enseigner aux élèves comment s’occuper d’une maison, on continue de faire comme si ces tâches ne s’apprenaient pas. Ce qui revient à entériner le pré­sup­po­sé selon lequel il serait plus naturel pour les unes que pour les autres de prendre en charge ces activités liées au care.

On pourrait aussi ouvrir des crèches dans toutes les uni­ver­si­tés, afin d’arrêter d’ignorer que certaines étu­diantes, pour s’occuper de leur enfant, doivent manquer des cours. Toujours à l’université, beaucoup d’enseignantes réalisent un travail non reconnu d’accompagnement des étudiant·es sur des pro­blé­ma­tiques autres que péda­go­giques : pourquoi ne pas créer une fonction d’accompagnant·e qui per­met­trait de les rémunérer ?

Plus radical, pour finir : qu’est-ce que cela donnerait, d’abolir la famille ? Imaginer d’autres ins­ti­tu­tions édu­ca­tives montre combien les utopies sont des fictions théo­riques ancrées dans le réel. Elles ouvrent la porte à un projet subversif au potentiel révolutionnaire. •

Entretien réalisé le 13 février 2025 en visioconférence.

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    Nicole Mosconi, La Mixité dans l’enseignement secon­daire  : un faux-semblant ?, PUF, 1989.
  • 2
    Le féminisme maté­ria­liste, issu de la deuxième vague, reven­dique une analyse marxiste des rapports sociaux de sexe, consi­dé­rant les femmes et les hommes non comme des entités par nature dif­fé­rentes, mais comme des classes sociales dis­tinctes et hiérarchisées.
  • 3
    Avec la notion de « classe vis-à-vis du capital », de classe en soi, Karl Marx désigne un groupe social par­ta­geant des condi­tions maté­rielles communes. Quand ce groupe conscien­tise sa com­mu­nau­té d’appartenance, il devient une « classe pour elle-même », une classe pour soi.
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Les mots importants

Travail reproductif

Concept forgé dans les années 1970, notamment par la...

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Marion Rousset

Journaliste indépendante, Marion Rousset, collaboratrice régulière de Télérama, travaille également avec Sciences humaines, Témoignage chrétien, Le Monde et L’Hebdo du quotidien de l’art. Spécialisée en éducation et dans les sujets idées, elle est membre du collectif Les Incorrigibles. Voir tous ses articles

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