Bétharram ou la « pédagogie noire »

C’est l’un des plus grands scandales de violences physiques et sexuelles dans l’éducation en France. L’affaire de l’institution catho­lique Notre-Dame-de-Bétharram, près de Pau, rappelle une vérité incon­for­table, pointe Mona Chollet : les coups et la terreur ne sont pas un accident. Ils relèvent d’une culture éducative qui banalise la violence faite aux enfants. 
Publié le 01/05/2025

Bétharram ou la « pédagogie noire ». Illustration : Anna Resmini pour La Déferlante
Illustration de Anna Resmini pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

« Il faut vraiment dif­fé­ren­cier les sévices sexuels, qui sont des crimes et qui sont hor­ri­ble­ment trau­ma­ti­sants, du contexte de violences [physiques] qui main­te­nant seraient inac­cep­tables. […] Mais à l’époque, ça passait. » Ainsi parle Jean-Marie Berchon, maire de Lestelle-Bétharram, commune des Pyrénées-Atlantiques où se situe l’institution Notre-Dame-de-Bétharram [aujourd’hui Le Beau Rameau], dans un article publié sur le site de France 3 Nouvelle-Aquitaine le 20 février 2025. Entre les murs de ce collège-lycée catho­lique, de la fin des années 1950 jusqu’en 2024, des élèves ont été battus et violés 1Nous employons ici le masculin car les violences physiques et sexuelles dénoncées à Notre-Dame-de-Bétharram ont essen­tiel­le­ment été subies par des garçons., et les alertes suc­ces­sives ont toutes été ignorées – y compris par François Bayrou, qui y a scolarisé plusieurs de ses six enfants, et dont la femme, Élisabeth Bayrou, y a enseigné le caté­chisme. L’affaire a éclaté au grand jour en novembre 2023 et a pris une ampleur nouvelle en février 2025 (lire l’encadré page 86), quand Mediapart a publié des documents prouvant que, contrai­re­ment à ce qu’il affirmait, l’actuel premier ministre était bien au courant des violences infligées au sein de l’établissement privé. Conseiller général des Pyrénées-Atlantiques (1982–2008), président du conseil général (1992–2001), maire de Pau (depuis 2014), mais aussi ministre de l’Éducation nationale (1993–1997) : on perd le compte des fonctions au titre des­quelles François Bayrou aurait pu agir.

Au sujet des coups, le « c’était une autre époque » revient régu­liè­re­ment dans les com­men­taires. Ainsi, le 25 février 2025, dans « Télématin » (France 2), le député MoDem Marc Fesneau rappelait, pour rela­ti­vi­ser l’inaction de François Bayrou, que les châ­ti­ments corporels dans les écoles n’avaient été for­mel­le­ment interdits qu’en 1991. « C’est vrai que la rumeur, il y a vingt-cinq ans, laissait entendre qu’il y avait eu des claques à l’internat. Mais des risques sexuels, je n’en avais jamais entendu parler », déclarait François Bayrou lui-même un an plus tôt au Parisien (29 mars 2024).

Affaire Bétharram : des décennies de terreur

D’après les témoi­gnages d’anciens élèves de Notre-Dame-de-Bétharram, les violences physiques et sexuelles per­pé­trées au sein de l’établissement remontent aux années 1950 et ont été prin­ci­pa­le­ment commises dans les années 1980 et 1990. En 1996, un parent d’élève porte une première plainte contre un sur­veillant pour coups et blessures. Quelques mois plus tard, un rapport d’inspection blanchit l’établissement mais l’affaire éclate à nouveau en 1998 avec une plainte qui accuse de viols le père Silviet-Carricart. L’ancien directeur de l’établissement est alors exfiltré au Vatican, à Rome, où il se suicidera un an plus tard. En octobre 2023, un groupe Facebook d’anciens élèves victimes est créé : les témoi­gnages se mul­ti­plient.
À ce jour, sur les 200 plaintes déposées pour des violences physiques, des agres­sions sexuelles et des viols – seules deux ne seraient pas pres­crites et près de la moitié concernent des faits à caractère sexuel –, pour lesquels 14 agres­seurs présumés ont été iden­ti­fiés. L’ampleur de ce scandale en fait « l’affaire de pédo­phi­lie la plus impor­tante de France », selon Alain Esquerre, fondateur et porte-parole du collectif des victimes de Bétharram, qui, à l’heure où nous bouclons ce numéro, allait sortir un livre Le Silence de Bétharram. Le récit choc du lanceur d’alerte et ancien élève aux éditions Michel Lafon.

Cette com­plai­sance à peine voilée trahit un secret de poli­chi­nelle : là comme ailleurs, les violences physiques et psy­cho­lo­giques n’étaient pas une anomalie, mais une méthode éducative. Si certains parents avaient confié leur enfant à l’institution en toute innocence, d’autres « savaient », affirmait encore le maire de Lestelle-Bétharram (site de France 3, 20 février 2025). « Ils y envoyaient leurs enfants pour ça, pour qu’ils soient bien cadrés. “Tu ne tra­vailles pas ? Tu vas y aller.” “Tu fais la forte tête ? Là-bas, ils vont te mater.” » Ainsi, Patrice y est entré en 1986 parce que son père, militaire, était furieux qu’il redouble. Le directeur de l’époque, le père S., l’a reçu dans son bureau avec ses parents. À la fin de l’entretien, il lui a mis une énorme gifle en disant : « Ici, ça, c’est une caresse. » Ses parents n’ont pas réagi, ce qui amène Patrice à conclure qu’ils ont « signé un chèque en blanc aux curés » (site de France 3, 16 mai 2024).


« Il y a de quoi rester rêveuse en imaginant combien la société pourrait changer si on entendait enfin les enfants. »

Mona Chollet

Avec un taux de réussite au bac très élevé, l’institution avait la répu­ta­tion d’un éta­blis­se­ment « d’excellence ». Et il semble aller de soi que l’« excel­lence » s’obtient en ter­ro­ri­sant et en humiliant les élèves. « Les violences, c’est ce qui faisait l’ADN de l’établissement », a déclaré le porte-parole des victimes, Alain Esquerre. Cette éducation dite « stricte », « à la dure », impli­quait de « briser l’enfant ». Françoise Gullung, pro­fes­seure de mathé­ma­tiques à Bétharram qui a tout tenté pour mettre fin aux violences, se souvient d’enfants « éteints, apeurés », « maintenus dans un état de sou­mis­sion extrême » (Mediapart, 20 février 2025).

Dès lors, n’est-il pas un peu hypocrite de s’étonner que cette domi­na­tion totale ait aussi impliqué des agres­sions sexuelles et des viols ? Croit-on encore que de tels délits et crimes sont excep­tion­nels ? Selon le rapport de la Commission indé­pen­dante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) publié en 2023, 160 000 enfants subissent des violences sexuelles chaque année ; 5,4 millions de femmes et d’hommes en ont été victimes dans leur enfance. D’après l’enquête menée par l’Inserm pour le compte de la Commission indé­pen­dante sur les abus sexuels dans l’Église catho­lique (Ciase) et publiée en 2021, l’Église est le deuxième cadre dans lequel ces violences se pro­duisent (la famille étant le premier, et de loin). Le nombre de victimes mineures est estimé à 330 000, et 30 % des violences commises par des clercs l’ont été dans des éta­blis­se­ments scolaires, en par­ti­cu­lier entre les années 1950 et 1970. Dans le sillage des révé­la­tions sur Notre-Dame-de-Bétharram, les dénon­cia­tions de violences physiques et parfois sexuelles dans d’autres ins­ti­tu­tions catho­liques se sont mul­ti­pliées : Notre-Dame-de-Garaison (Hautes-Pyrénées), Notre-Dame-du-Sacré-Cœur (Landes), Saint-François-Xavier (Pyrénées-Atlantiques), Saint-Pierre (Finistère), Ozanam (Nouvelle-Aquitaine) 2Face au scandale, la ministre de l’Éducation nationale, Élisabeth Borne, a annoncé le 17 mars 2025 le lancement d’un plan pour utter contre les violences morales, physiques et sexuelles au sein des éta­blis­se­ments privés sous contrat.

Éduquer les enfants en les brisant : c’est ce que la pédagogue allemande Katharina Rutschky, en 1977, a baptisé la « pédagogie noire ». La psy­cha­na­lyste suisse Alice Miller a repris et développé ce concept dans son livre C’est pour ton bien 3Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant [1983], traduit par Jeanne Étoré, Aubier, 1984., complété par plusieurs ouvrages ulté­rieurs 4Je reprends ici des propos et des réfé­rences issues de mon livre Résister à la culpa­bi­li­sa­tion. Sur quelques empê­che­ments d’exister, Zones, 2024, chapitre 2 : « Une injonc­tion de non-vie. De la dia­bo­li­sa­tion des enfants ».. Elle se réfère en par­ti­cu­lier à l’éducation auto­ri­taire et répres­sive très répandue en Europe du Nord. Cette pédagogie s’enracine dans une vision très sombre des enfants. La tradition chré­tienne en est fortement imprégnée, puisqu’elle les considère comme marqués par la tache du péché originel. Au début du XVIIe siècle, saint François de Sales, par exemple, les comparait à « des bêtes privées de raison, de discours et de jugement ». (« On nous punissait comme des bêtes sauvages », témoigne aujourd’hui un ancien élève de Notre-Dame-de-Garaison sur le groupe Facebook des victimes.) Des édu­ca­teurs chrétiens pres­cri­vaient les coups de fouet comme une nécessité afin d’« extirper le Diable » de l’enfant.

Plusieurs anciens élèves de Bétharram racontent que lorsqu’ils ont essayé de dénoncer auprès de leurs parents les violences subies, ceux-ci les ont accusés de mentir, ou leur ont rétorqué qu’ils avaient forcément fait quelque chose pour les mériter. Mais cette défiance envers les enfants n’est pas l’apanage des milieux religieux. On la retrouve, sous une forme laïcisée, chez nombre de médecins et de psy­cho­logues spé­cia­listes de l’éducation.

Dans un livre au titre révé­la­teur, Qui commande ici ? (Anne Carrière, 2018), Marcel Rufo et Philippe Duverger, tous deux pédo­psy­chiatres, décrivent de prétendus « enfants-tyrans » reçus en consul­ta­tion. Parmi ces redou­tables créatures : une fillette atteinte d’épilepsie ou un bébé de neuf mois qui refuse de dormir seul après avoir été opéré d’une mal­for­ma­tion cardiaque… Leur confrère Didier Pleux décrit ses petits patients comme des monstres de machia­vé­lisme : « Tel un dictateur qui sait préparer son coup d’État, [l’enfant] gagnera petit à petit toute une série de combats familiaux, contes­te­ra les règles, les refusera, les changera et agressera quiconque voudra rétablir l’ordre. Puis il sera seul au pouvoir et l’omnipotence virera vite au des­po­tisme », écrit-il dans De l’enfant-roi à l’enfant-
tyran
(Odile Jacob, 2020, première édition 2002).

L’éducation répres­sive ne concerne pas que les garçons. Internats, prisons, couvents, asiles : les jeunes filles et les jeunes femmes aussi ont leurs ins­ti­tu­tions d’enfermement, comme l’a retracé l’exposition « Mauvaises filles. Déviantes et délin­quantes (XIXe-XXIe siècles) 5Exposition prolongée par un livre : Véronique Blanchard et David Niget, Mauvaises Filles. Incorrigibles et rebelles, Textuel, 2016, ainsi que par une websérie docu­men­taire : mauvaises-filles.fr». « Je me rappelle une sœur en par­ti­cu­lier, qui frappait les filles sau­va­ge­ment. Elle a failli en tuer une devant nous : elle lui a attrapé la tête et l’a cognée sur le lavabo jusqu’à ce qu’il y ait du sang partout », raconte Marie-Christine, placée dans un pen­sion­nat à Orléans 6« Les dia­blesses », Les Pieds sur terre, France Culture, 22 avril 2024.. Mais la par­ti­cu­la­ri­té des éta­blis­se­ments comme Bétharram – où le collège a été réservé aux garçons jusqu’aux années 1990, et le lycée, jusqu’aux années 2000 – est qu’il s’agit de lieux d’entre-soi masculin, où l’injonction à « s’endurcir » comporte une forte dimension viriliste.

Lire aussi notre enquête : « Maltraitance au Bon Pasteur : un silence religieux », Sarah Boucault (La Déferlante n°6, juin 2022).

En 2004, sous le titre Professeurs de désespoir (Actes Sud), l’écrivaine Nancy Huston a consacré une étude à plusieurs auteurs et phi­lo­sophes nihi­listes, des hommes pour la plupart : Arthur Schopenhauer, Samuel Beckett, Emil Cioran, Thomas Bernhard, Michel Houellebecq… Elle y analysait leurs traits communs : leur indi­vi­dua­lisme radical, leur misan­thro­pie et leur dégoût, voire leur haine du féminin. Et elle notait que presque tous étaient passés par un internat où ils avaient subi la violence. On en trouve un témoi­gnage glaçant chez Michel Houellebecq. Dans une interview accordée à Libération en 1997, l’écrivain a décrit le pen­sion­nat de Meaux, où il a été élève de la sixième à la terminale, comme « une espèce d’enfer ». L’un des deux héros de son roman Les Particules élé­men­taires (Flammarion, 1998), Bruno, est également interne dans cet éta­blis­se­ment. Il y subit des viols et des brimades effroyables de la part d’autres élèves. « Tous les dimanches soir, lorsque son père le ramenait dans sa Mercedes, Bruno com­men­çait à trembler aux approches de Nanteuil-les-Meaux », lit-on dans le roman – une expé­rience également décrite par des anciens de Bétharram, qui étaient pris de vomis­se­ments ou de diarrhée à l’idée de devoir y retourner.

Reproduire les violences « éducatives »

Alice Miller a mis en évidence le mécanisme qui permet à la violence parentale de se perpétuer d’une géné­ra­tion à l’autre. Non seulement les enfants sup­portent les mal­trai­tances, mais elles et ils les nient, ou les jus­ti­fient, tant la mise en accu­sa­tion des parents est un tabou puissant. Dès lors, le seul exutoire – incons­cient – aux souf­frances subies, c’est de les infliger à ses propres enfants. Cela se fait souvent par réflexe : « La créa­ti­vi­té et la vitalité d’un enfant peuvent déclen­cher, chez les parents ou chez d’autres adultes, la souf­france de ressentir que leur propre vitalité a été étouffée. Ils ont peur de cette douleur, aussi mettent-ils en œuvre tous les moyens possibles et ima­gi­nables pour bloquer ce déclen­cheur », écrit la psy­cha­na­lyste dans Ta vie sauvée enfin (Flammarion, 2017).

Au sein de la bour­geoi­sie, cette promesse de revanche – « Supporte, et un jour tu pourras te venger » – comporte aussi une dimension de classe. Pour occuper une position dominante dans la société, pour être apte à casser les autres (épouse, enfants, employé·es, administré·es…), un garçon doit d’abord accepter d’être dominé et cassé soi-même. La fonction d’internats comme Bétharram est d’assurer ce processus. On le voit bien dans La Fabrique de violence (Agone, 2010), roman auto­bio­gra­phique de Jan Guillou qui se déroule dans la Suède des années 1950. Son héros est envoyé dans un internat qui accueille les fils de la haute société. Les élèves de terminale tyran­nisent et mar­ty­risent les plus jeunes, avec l’approbation du corps ensei­gnant. Ce système est appelé « l’éducation mutuelle ». Son iné­luc­ta­bi­li­té est intégrée par de nombreux garçons de ce milieu : « Il fallait apprendre à recevoir des ordres. Sinon, comment pourrait-on en donner soi-même quand on serait en terminale, quand on serait officier de réserve ou bien chef d’entreprise ? » À Bétharram également, les élèves plus âgés, ou les anciens, par­ti­ci­paient aux violences. Et au collège Notre-Dame-de-Garaison, une devise, repro­duite sur la page Facebook du collectif de victimes, était gravée sur les tables des salles de classe : « Ici j’ai souffert, ici tu souf­fri­ras ! »

La première des dominations

« C’était une autre époque » : vraiment ? Sur son indis­pen­sable compte Instagram, Marion Cuerq, spé­cia­liste des droits de l’enfant, met en garde contre l’illusion selon laquelle les violences « édu­ca­tives » appar­tien­draient au passé. Elle rappelle que selon l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), en France, tous les cinq jours, un·e enfant meurt sous les coups de ses parents. Et que les réseaux sociaux, Instagram et TikTok en tête, débordent de vidéos dans les­quelles des parents se filment fièrement en train de bru­ta­li­ser leur pro­gé­ni­ture. Les violences physiques ou psy­cho­lo­giques sont inter­dites au sein des familles depuis 2019 seulement. Or, d’après le dernier baromètre des violences édu­ca­tives ordi­naires de la Fondation pour l’enfance (2024), 81 % des parents y ont pourtant eu recours sur au moins un·e de leurs enfants.

Cela n’empêche pas des « expert·es de l’éducation » d’affirmer que les enfants d’aujourd’hui sont trop gâté·es, que le mouvement en faveur de leurs droits est allé trop loin et que, désormais, il s’agirait de sévir un peu. C’est en par­ti­cu­lier le cas de la psychothérapeute-star Caroline Goldman, pour­fen­deuse de l’éducation positive et partisane du « time out » (la mise à l’écart tem­po­raire de l’enfant fautif) comme alter­na­tive aux violences verbales et physiques. Obsédée par l’objectif de rendre les enfants « agréables à vivre » en sup­pri­mant tout com­por­te­ment qui incommode un tant soit peu l’adulte, elle conseille d’avoir recours à un « internat un peu auto­ri­taire » pour mater les adolescent·es qui « conti­nuent à être insolents ou à désobéir », comme elle l’écrit dans File dans ta chambre ! Offrez des limites édu­ca­tives à vos enfants (InterEditions, 2020). Le discours qu’elle tient au sujet des enfants – le mouvement en faveur de leurs droits était très bien au départ, mais main­te­nant il va trop loin et il s’agirait d’y mettre le holà – rappelle celui que tiennent au sujet des femmes des figures média­tiques réac­tion­naires telles que Caroline Fourest (Le Vertige MeToo, Grasset, 2024) et, avant elle, Élisabeth Badinter (Fausse Route, Odile Jacob, 2003). Ou comment faire passer pour une impi­toyable dictature des dominé·es ce qui n’est que le premier fré­mis­se­ment d’une libération…

La domi­na­tion des parents, écrit le socio­logue Bernard Lahire dans Les Structures fon­da­men­tales des sociétés humaines (La Découverte, 2023), est le premier rapport de domi­na­tion, celui dans lequel nous naissons et gran­dis­sons, et la matrice de tous les autres. C’est ce que met également en lumière le concept d’infantisme (lire l’encadré violet). Les violences subies durant l’enfance déter­minent souvent – même s’il faut répéter qu’il n’existe aucune fatalité en la matière – notre per­son­na­li­té future et nos relations avec les autres. Mais elles sur­viennent à une période de la vie où on ne nous accorde aucun crédit : à Bétharram et ailleurs, les victimes n’ont été prises au sérieux qu’une fois devenues adultes. Il y a de quoi rester rêveuse en imaginant combien la société pourrait changer si on entendait enfin les enfants. Si, pour reprendre les mots de Marion Cuerq, on parvenait à remplacer le « filtre de la méfiance » par le « filtre de la confiance7 Marion Cuerq, Une enfance en nORd. Pour une éducation sans violence et à hauteur d’enfant, Marabout, 2023. » dans la façon de les aborder. •

Infantisme : nommer les discriminations à l’encontre des enfants

Les violences faites aux enfants et aux adolescent·es s’inscrivent dans une domi­na­tion sys­té­mique exercée par les adultes. C’est ce que des chercheur·euses et acti­vistes s’appliquent à mettre au jour, notamment au travers du concept d’infantisme – pendant de l’adultisme, qui décrit les mêmes méca­nismes mais en se foca­li­sant sur celles et ceux qui exercent ce pouvoir, ces dis­cri­mi­na­tions et déni­gre­ments sur les plus jeunes. Dans son court essai Infantisme (Seuil, « Libelle », septembre 2023), la pédo­psy­chiatre et socio­logue Laelia Benoit le définit comme « un ensemble de préjugés sys­té­ma­tiques, de sté­réo­types, envers les enfants et les adolescent·es ». Traduit de l’anglais childism – un concept qui s’est développé aux États-Unis dans les années 2000 au sein des Childhood Studies –, l’infantisme, au même titre que le sexisme ou le racisme, permet avant tout de nommer ces oppres­sions pour mieux les combattre.

Si les violences (châ­ti­ments corporels, viol, inceste, har­cè­le­ment sexuel) sont les mani­fes­ta­tions les plus évidentes de cette domi­na­tion, elles ne la résument pas. Elles s’inscrivent dans un continuum de com­por­te­ments et d’attitudes rabais­santes. Cela est prégnant dans l’éducation répres­sive, mais aussi par exemple dans les débats autour des enjeux cli­ma­tiques : les pré­oc­cu­pa­tions et les actions des jeunes à ce sujet sont souvent délégitimées. 

En 2022, un mouvement citoyen en faveur des enfants a été créé en France sous l’impulsion de Claire Bourdille, ancienne militante au sein du collectif féministe #NousToutes. Intitulé Collectif enfan­tiste, il s’attache à mettre en lumière le système de domi­na­tion des adultes et vise à « l’égalité de respect des droits et de dignité entre les adultes et les jeunes personnes ».

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    Nous employons ici le masculin car les violences physiques et sexuelles dénoncées à Notre-Dame-de-Bétharram ont essen­tiel­le­ment été subies par des garçons
  • 2
    Face au scandale, la ministre de l’Éducation nationale, Élisabeth Borne, a annoncé le 17 mars 2025 le lancement d’un plan pour utter contre les violences morales, physiques et sexuelles au sein des éta­blis­se­ments privés sous contrat.
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    Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant [1983], traduit par Jeanne Étoré, Aubier, 1984.
  • 4
    Je reprends ici des propos et des réfé­rences issues de mon livre Résister à la culpa­bi­li­sa­tion. Sur quelques empê­che­ments d’exister, Zones, 2024, chapitre 2 : « Une injonc­tion de non-vie. De la dia­bo­li­sa­tion des enfants ».
  • 5
    Exposition prolongée par un livre : Véronique Blanchard et David Niget, Mauvaises Filles. Incorrigibles et rebelles, Textuel, 2016, ainsi que par une websérie docu­men­taire : mauvaises-filles.fr
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    « Les dia­blesses », Les Pieds sur terre, France Culture, 22 avril 2024.
  • 7
    Marion Cuerq, Une enfance en nORd. Pour une éducation sans violence et à hauteur d’enfant, Marabout, 2023.

Les mots importants

Infantisme

La pédo­psy­chiatre et socio­logue Laelia Benoit...

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Pédagogie noire

Concept développé par la pédagogue allemande Katharina...

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Mona Chollet

Née à Genève, longtemps journaliste au Monde diplomatique, elle vit à Paris. Elle est notamment l’autrice, aux éditions Zones, de Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d’exister (2024), Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (2021) ou Sorcières. La puissance invaincue des femmes (2018). Voir tous ses articles

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.