Le slow, objet vintage qui semble laisser perplexe la jeunesse des années 2020. Je discute avec quatre lycéen·nes de terminale d’un établissement technique parisien réuni·es autour de paninis. Qu’est-ce que ça leur évoque, le slow ? Pêle-mêle : une relique du temps de leurs parents ; le film La Boum (1980) parfois visionné en famille ; des rituels de colos… Dans leurs paroles, le slow se conjugue au passé, ils et elles ne l’ont pour la plupart jamais dansé. « Ça m’a l’air d’être un moment de grande complicité, ce niveau d’intimité me paraît inatteignable en public ! On est beaucoup trop pudiques », estime Théophile. Il s’interroge de surcroît sur l’aspect pratique : « Si tu choisis quelqu’un pour danser comme ça, c’est au moins pour toute la soirée. Si cette personne refuse, tu ne peux pas te tourner vers un plan B, ça ne se fait pas ! »
La conversation s’anime quand on aborde le sujet de la bande-son. Qui dit slow, dit musique langoureuse. Oui mais voilà : « Si on met de la musique lente, ça signale la fin de soirée », explique Garance. « Peut-être du Jul ? C’est un peu des sons de lover parfois » – éclat de rire général – « Non mais tu déconnes ! » – « Luidji alors ? » – « Bof, il parle surtout de tromper sa meuf… » – « Tayc sinon, ses chansons font bouger les gens de manière hyper sensuelle… » Rien n’y fait, la musique de ces rappeurs populaires, même lente, est jugée « trop crue » pour imaginer qu’elle puisse accompagner une danse s’approchant du slow. « On écoute surtout du son français, on comprend les paroles, ça casse un peu l’ambiance », raconte Armand. Et puis, de toute façon, dans leurs soirées, l’ambiance n’est pas à la danse : « On saute, on crie, mais on ne danse pas vraiment », note Garance qui, elle, aime danser en toutes circonstances. « Toi, tu m’impressionnes, c’est rare à notre âge de danser aussi facilement devant les gens », lui glisse Violette, pour qui la danse appartient plutôt aux festivités d’ordre familial, « quand on n’a plus peur d’être jugé·es. Parce qu’en dansant, on se met à nu ».
Je les quitte en ayant donc la sensation d’être, avant tout, un parent. Et avec l’idée que notre rôle, en tant qu’adultes, est peut-être d’aménager des espaces safe dans lesquels les jeunes se sentent libres de danser. Sans y avoir réfléchi plus que ça, j’ai pris l’habitude de nourrir mes enfants en bas âge de « câlins dansés » sur des musiques variées : ça va du mythique MTV Unplugged in New York de Nirvana, incontournable de la musique grunge, au Malamente flamenco pop de la chanteuse espagnole Rosalía. Quand ils me fatiguent, je lance le son et on danse un slow pendant quelques minutes avec mon compagnon, ça calme tout le monde. J’aime cette danse plus que je ne l’aimais au collège (quand venait le moment du slow, j’allais généralement m’enfermer aux toilettes). Je n’ai jamais vu La Boum. Mais je me souviens avec tendresse de ces années où l’on sent le désir naître, maladroitement, en écoutant la soul de Whitney Houston ou Bam Bam de la reggae woman Sister Nancy.
Adulte, j’en ai gardé le plaisir de la danse qu’on pratique pour se séduire, se réconcilier ou se calmer. La nostalgie joue à plein. Ayant lancé un appel à témoignage sur le sujet, j’ai reçu une avalanche de souvenirs. Gaëlle, 55 ans, raconte que le slow était, avec le cinéma, « l’un des seuls moyens d’embrasser un garçon » et cite tout de go Still Loving You, dans laquelle les hardrockers du groupe Scorpions cherchent à raviver la flamme amoureuse. « À l’époque, on dansait aussi des slows à trois ou quatre, c’était la marque d’une forte amitié », se remémore Lisa, qui militerait bien pour le retour de cette danse, « la seule à peu près faisable, même pour les piètres danseurs ». Anne-Sophie évoque des moments « beaux et romantiques », comme un éloge de la tendresse : « Ça me manque ! »
Danser un slow comme on monte à l’échafaud
Ce sont aussi des bouffées d’angoisse qui ressurgissent, à la limite du traumatisme, surtout chez les enfants des années 1980 et 1990. « Pour moi, le début du slow marquait très clairement la fin du fun. J’allais immanquablement finir sur le côté. Le slow, c’était l’échafaud, le marqueur social. Tu étais in ou pas. Tu étais moche ou pas, tu méritais un slow ou pas. Pire encore, l’invitation au slow était une prérogative masculine. Tu en étais digne ou pas. Encore maintenant, c’est un moment qui me terrorise mais j’en ris (jaune). Alors qu’une bonne vieille chenille, au moins… », m’écrit Emeline, qui s’est de nouveau confrontée à cette expérience douloureuse l’été dernier dans un bal des pompiers. Manue évoque également la pression sociale, intenable, « ceux qui regardaient si on allait conclure ou pas ». « Je pense que c’était beaucoup trop de tension érotique pour moi », conclut-elle.
Un grand moment de gêne, le slow, « bien partagé entre femmes et hommes, aucun ne sachant vraiment quoi faire de ses mains sur le corps de l’autre. C’est un no man’s land technique », me raconte avec entrain le sociologue Christophe Apprill, qui a consacré un passionnant ouvrage à son histoire, Slow. Désir et désillusion (L’Harmattan, 2021). Il nous rappelle combien l’apparition de cette danse est le fruit d’une époque, les années 1960 aux États-Unis, où la révolution des mœurs vient questionner les pesanteurs patriarcales. « Le slow s’inscrit en partie dans la continuité des danses de couple anciennes et parfaitement hétéronormées, puisqu’il était attendu, originellement, que l’homme invite. Mais la parité de la relation dans le slow crée une rupture : on est dans un face-à-face, l’homme ne guide pas, c’est assez inédit à l’époque », explique-t-il. En cela, il accompagne une nouvelle ère, « dans laquelle naissent de nouvelles manières de flirter, de s’aimer » sans se cacher.
Le slow est-il désormais désuet, inutile ? Peut-être. Mais il est une chose que je ne peux pas oublier : l’appel de la musique au rythme lent, entêtant, les corps silencieux entraînés dans un léger mouvement de balancier, et qui – éventuellement – s’enlacent, avec douceur et simplicité.