En janvier dernier, le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême fêtait sa 50e édition. Un joli nombre rond pour un festival lancé comme un pari, en 1974, par des mordus de BD et qui a réussi à s’imposer comme la référence internationale du 9e art. Pourtant, ce n’est pas cet anniversaire qui a retenu l’attention. Pendant les cinq jours des festivités, derrière les stands comme dans la salle de presse ont surtout bruissé les discussions autour de l’affaire Bastien Vivès. Avant que la manifestation ne commence, un collectif a placardé, sur les murs de la ville, des collages féministes. « Le respect n’est pas une censure », pouvait-on lire. Ou encore « Pédopornographie : éditeurs complices, diffuseurs coupables ». Dans les allées du festival, des fascicules non signés intitulés « Les raisons de la colère » et réclamant « la mise en place d’un comité de vigilance » sont passés de main en main. Une autre initiative féministe ? Non, un canular de la maison d’édition La 5e Couche, pastichant les arguments de celles qui se sont inquiétées des représentations sexistes, racistes et pédocriminelles dans la BD, notamment à travers une tribune intitulée « Les raisons de la colère »… Ambiance. Avec l’affaire Vivès comme catalyseur, les fractures sur les questions féministes se sont révélées plus à vif que jamais au sein du 9e art.
Rappel des faits. À la fin de novembre 2022, le festival d’Angoulême annonce dans sa programmation une exposition « carte blanche » au dessinateur, intitulée « Dans les yeux de Bastien Vivès ». Cela fait pourtant plusieurs années que celui qui est présenté comme le « petit génie » de la BD fait se lever de nombreux sourcils. En cause : deux de ses livres issus de la collection « BD Cul » des Requins Marteaux, reprise en 2022 par les éditions du Monte-en‑l’air, Les Melons de la colère (2011) et La Décharge mentale (2018), ainsi que Petit Paul (2018) de la collection « Porn’pop » de Glénat. Les trois ouvrages mettent en scène des actes pédopornographiques et/ou incestueux. Ce n’est pas tout. L’auteur de Polina¹ (Casterman, 2011) multiplie les provocations. Lors d’une interview vidéo du site Madmoizelle.com, à la sortie de son album Une sœur (Casterman, 2017), il lâche : « Moi, l’inceste, ça m’excite à mort. » Le bédéaste poste sur Instagram des dessins d’un goût douteux, comme la série The Lesbians (Les Lesbiennes), à l’été 2022, qui a été supprimé depuis, où il se moque d’un couple de femmes. En 2017, il s’en prend de manière virulente à l’autrice féministe Emma, dont la BD sur la charge mentale rencontre alors un succès phénoménal, en déclarant sur Facebook : « J’aimerais qu’un de ses gosses la poignarde et qu’il fasse une BD sur “comment il l’a poignardée” et qu’il se fasse enculer à chaque like. » L’année suivante, il intitule carrément son ouvrage La Décharge mentale, en réponse au concept popularisé par Emma.
« En 2013 après Jésus-Christ, une ville peuplée d’irréductibles mâles résiste encore et toujours aux envahisseuses : Angoulême. »
Collectif La Barbe
Pourquoi le festival d’Angoulême a‑t-il tenu à rendre hommage à une figure aussi controversée ? La décision choque. L’alerte est venue d’étudiant·es de l’École européenne supérieure de l’image (ÉESI) à Angoulême, qui lancent une pétition le 8 décembre demandant l’annulation de l’exposition, arguant du fait qu’« il est intolérable qu’une institution historique telle que le FIBD choisisse de donner du crédit et de la visibilité à cet auteur ». Une seconde pétition, lancée deux jours plus tard par Arnaud Gallais, le cofondateur du mouvement contre la pédocriminalité BeBrave France, recueille plus de 100 000 signatures. De son côté, Emma publie une série de tweets évoquant les attaques de Vivès à son encontre. « Comme il était mis à l’honneur à Angoulême, je me suis dit qu’il fallait montrer qui il était réellement, explique l’autrice. Et affirmer qu’on ne devrait pas pouvoir dire tout et n’importe quoi. Il y a un problème d’impunité dans le milieu de la culture. »
La presse s’empare de l’affaire. Par tribunes interposées, le débat se focalise sur la question de la liberté d’expression d’une part et celle de l’intolérable promotion de la violence à l’égard des mineur·es et des minorités de genre d’autre part. Le 14 décembre, le FIBD annonce la déprogrammation de l’exposition, mais n’entend pourtant pas donner raison aux contempteurs et contemptrices de celle-ci. Le communiqué de presse du festival insiste sur le fait que l’œuvre de Bastien Vivès relève de la « liberté d’expression ». Pour justifier cette déprogrammation, l’institution met en avant des raisons de sécurité : des « menaces physiques ont été proférées » contre l’artiste, qui a déposé une main courante. Alors que l’affaire prend de l’ampleur dans les médias et sur les réseaux sociaux, l’auteur finit par publier des excuses sur Instagram, notamment vis-à-vis d’Emma. Mais si Bastien Vivès précise qu’il « condamne la pédocriminalité, ainsi que son apologie et sa banalisation », il insiste sur le fait que ses livres pornos « s’inscrivent dans un genre burlesque humoristique » – un argument déjà utilisé par son éditeur pour justifier leur publication. La caricature ou le ton outrancier autorisent-ils un artiste à dessiner des scènes sexuelles impliquant des enfants ? L’article 227–23 du Code pénal interdit les représentations à caractère pornographique de mineur·es. Une enquête pour diffusion d’images pédopornographiques a finalement été ouverte par le parquet de Nanterre le 19 décembre 2022 contre l’auteur et ses éditeurs (Glénat et Les Requins Marteaux), après la plainte des associations Innocence en danger et Fondation pour l’enfance.
Partager les expériences, s’organiser
Au-delà de la question de la légalité de ces œuvres, l’affaire Vivès a contribué à raviver les débats sur les violences sexistes et sexuelles au sein du petit milieu de la BD. Et, ce faisant, a amplifié des réseaux de solidarité entre autrices qui existaient déjà depuis plusieurs années. « Pour beaucoup de monde, ce choix d’expo a été la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien rempli », explique l’illustratrice Léa Djeziri. De nombreuses autrices, des éditrices, des étudiant·es de l’ÉESI se sont mis·es à discuter, à l’oral, par mails, par messages, bientôt rejoint·es par quelques militantes féministes habituées des mobilisations. La gestion de l’affaire par le FIBD a d’autant plus agacé que les festivals, à commencer par celui d’Angoulême, sont le théâtre d’une bonne partie des agressions que peuvent subir les femmes de la profession. « Pendant les soirées autour du festival, il y a beaucoup d’hommes d’une certaine génération, auteurs ou éditeurs, qui se sentent dans leur bon droit et dépassent les limites, détaille Léa Djeziri. Cela fait des années que je m’y rends et que, régulièrement, des femmes me préviennent : “Oh méfie-toi, il y a un tel, c’est un gros dégueulasse.” »
Portés par un nouveau souffle, ces échanges entre femmes du milieu de la BD ont permis de partager les expériences, mais aussi – et surtout – de s’organiser. Fruit de ces discussions, la tribune « Les raisons de la colère » est publiée par Mediapart, à la mi-décembre 2022. Signée par plus de 500 personnes du monde de la BD ou des personnalités politiques, elle veut « faire entendre les motivations profondes de la mobilisation ». Au même moment, un compte Instagram MeTooBD est lancé sous l’impulsion d’auteur·ices, d’éditeur·ices, d’étudiant·es, et de militant·es, afin de publier des témoignages. Suivi par 4 500 personnes, le compte publie des récits évoquant une main aux fesses lors d’une soirée en marge du FIBD, un harcèlement au cours d’une résidence artistique ou encore un baiser forcé lors du festival de BD de Liège. Quelques exemples parmi d’autres de ce que peuvent vivre les femmes ou les personnes issues des minorités de genre… En février 2023, un contre-festival a été organisé à Paris, le festival d’Angoudou, pour visibiliser les œuvres féministes et queer, combattre « de façon plus structurelle les mécanismes patriarcaux qui façonnent le secteur de la BD » et « opérer un changement de paradigme ».
« On a l’impression que la BD est un univers cool parce qu’on est des artistes, mais on y retrouve autant de sexisme que dans le reste de la société. »
Jul Maroh
Des remarques paternalistes et vexatoires coutumières
La BD serait-elle en train de vivre son #MeToo ou n’en seraient-ce que des balbutiements ? Car comme l’ont souligné plusieurs des autrices interviewées, cette affaire est hélas « l’arbre qui cache la forêt ». Depuis décembre 2022, les dénonciations fusent. La colère contre les mécanismes sexistes, racistes ou LGBTphobes du milieu devient de plus en plus palpable. « L’image qu’a le monde de la BD est complètement en décalage avec la réalité, commente Jul Maroh, artiste et activiste transféministe à qui l’on doit Le bleu est une couleur chaude (Glénat). On a l’impression que c’est un univers cool parce qu’on est des artistes, mais on y retrouve autant de sexisme que dans le reste de la société. »
Les bédéastes contacté·es par La Déferlante pour cette enquête ont, en effet, un ou plusieurs souvenirs d’actes et de comportements sexistes à raconter. Mirion Malle (lire sa bande dessinée page 62) explique s’être sentie comme « de la chair fraîche » lorsqu’elle est arrivée dans le milieu de la BD à 19 ans, il y a une dizaine d’années. « J’ai été tripotée par des auteurs, des éditeurs. On me faisait plein de blagues sur mes seins. Il y a même un auteur qui a félicité mes parents pour ma poitrine. » L’autrice de BD Anne Simon, elle, se rappelle cet éditeur d’une grosse maison d’édition à qui elle a montré son book alors qu’elle était jeune étudiante. « Il m’a dit qu’il ne fallait pas se voir dans un cadre professionnel, mais “ailleurs”. »
Les remarques paternalistes et vexatoires sont également coutumières : « On a toujours l’impression de déranger, observe Pénélope Bagieu. Il y a cette ambiance “on était quand même bien tranquilles quand on était entre copains”. » Et même le succès ne protège pas des remarques condescendantes des confrères. L’autrice des Culottées (Gallimard), lauréate du prix Eisner en 2019, se souvient avoir été catastrophée quand elle a appris qu’elle était parmi les trois finalistes pour le Grand Prix d’Angoulême 2022, hésitant même à demander le retrait de son nom de la liste. « J’avais la boule au ventre, je savais que j’allais devoir subir des réactions de mépris et des commentaires vraiment méchants de la part de gens du métier, de journalistes… Quand tu es une femme, c’est un milieu où, dès que tu brilles un peu, certains tiennent absolument à écorner ton succès en te disant que tu n’es qu’une merde. » En 2013, quand elle a été sacrée chevalière des Arts et Lettres, elle s’est pris « des tombereaux de merde ». « Des gens ont dit que c’était un scandale, certains se sont mis à écrire des horreurs sur ma fiche Wikipédia… C’était affreux. » Et quand, quelques jours plus tard, l’autrice boit des verres avec des confrères, l’un d’eux lui glisse : « J’étais étonné que tu acceptes, c’est quand même une récompense hyper prestigieuse… Je t’imaginais plus humble que ça. » Pour l’édition 2023, l’autrice de Sacrées Sorcières a décidé de boycotter le FIBD, « parce qu’ils ont quand même vraiment été nuls ». « Je suis dans une position qui fait que je peux me permettre de ne pas y aller », explique-t-elle.
Des histoires plus graves de violences sexuelles mettant en cause des auteurs de bande dessinée sont évoquées entre autrices, pour se prévenir et se protéger. Pourtant, si depuis 2017, plusieurs noms d’hommes politiques ou de journalistes ont été révélés par #MeToo, aucun nom de la BD n’est sorti. « Il y a énormément de noms qui circulent entre nous, mais on ne peut pas en parler publiquement à la place des victimes concernées. Et le problème est que ces dernières ne veulent pas être connues », explique Delphine Panique. Aux freins habituels à la parole concernant des violences sexuelles, comme la honte ou la peur de ne pas être crue, s’ajoutent des enjeux plus spécifiques à l’univers du 9e art. « C’est un tout petit milieu, où tout le monde se connaît. Tu peux témoigner anonymement mais tu sais bien qu’on risque de te reconnaître », poursuit-elle. Il peut aussi être intimidant de prendre la parole quand celui qui vous a agressé est un collègue, un ami d’ami, ou tout simplement quelqu’un que l’on risque de recroiser dans le cadre du travail. « Tu pèses le pour et le contre quand tu sais que tu vas revoir dans les festivals celui que tu as dénoncé », explique de son côté l’éditrice et autrice de BD Lisa Mandel.
À cela s’ajoute la crainte de perdre des contrats dans un domaine où, comme ailleurs, les postes les plus haut placés restent majoritairement occupés par des hommes. Et où il est très difficile de parvenir à vivre de son travail, les femmes étant particulièrement touchées par la précarité. « J’ai été trois fois en sélection à Angoulême et pourtant je ne sais pas si je vais pouvoir continuer à vivre de mon métier dans les prochaines années, constate Delphine Panique. Les autrices de BD ne sont pas du tout dans la même position de pouvoir que les actrices qui ont accusé Harvey Weinstein. » Selon l’enquête menée pour les États généraux de la bande dessinée, en 2014, les autrices de BD ont déclaré en moyenne 16 066 euros de revenus annuels, et 50 % d’entre elles vivaient sous le seuil de pauvreté (contre, respectivement, 28 073 euros et 32 % pour leurs homologues masculins).
Le prisme de la sexualité
« Parler de violences subies ou désigner des agresseurs, c’est risquer de manquer des opportunités professionnelles ou d’être blacklistée », confirme par mail le collectif MeTooBD, qui insiste aussi sur l’isolement inhérent à plusieurs métiers de la bande dessinée, les auteurs et autrices travaillant souvent seules chez elles. « Il n’y a pas ou peu de collègues, pas de protection par une charte ou un règlement intérieur, ni de personne référente vers qui se tourner, comme c’est le cas en entreprise. Les victimes peuvent se retrouver en situation d’isolement, ce qui rend l’emprise des agresseurs d’autant plus importante. »
Alors, les victimes encaissent : les allusions sexuelles, les petites remarques condescendantes, les clichés sur les femmes qui « dessinent mal »… Pour expliquer ce climat parfois hostile, les autrices sont nombreuses à mentionner l’histoire même de la BD et les représentations stéréotypées que les œuvres véhiculent². Pour Christelle Pécout, autrice de K‑Shock (Glénat, 2016) et vice-présidente du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs, « la culture du viol reste quelque chose d’extrêmement fort dans la BD : dans les thématiques abordées, la manière de dessiner les héroïnes… » Dans les planches célébrées de l’histoire de la bande dessinée, on trouve les blagues machos d’un Wolinski ou d’un Reiser, les corps féminins complètement irréalistes et systématiquement érotisés signés Milo Manara, l’esprit très beauf de magazines comme L’Écho des savanes ou Métal hurlant, qui ont contribué à rendre cet art populaire. « Le plus gros sexisme que j’ai vécu dans la BD, il vient des BD elles-mêmes », souligne Lisa Mandel. L’autrice se souvient n’avoir pas pu se projeter en tant que fille dans les ouvrages qu’elle lisait enfant (Les Schtroumpfs, Astérix et Obélix, Lucky Luke), où les femmes étaient quasi absentes ou systématiquement vues à travers le prisme de la sexualité. « Les auteurs de BD sont de grands solitaires qui se sont construits avec ces livres au rôle affectif fort. Sauf qu’eux ont été ainsi confortés dans leur position de mecs. Donc quand quelqu’un vient critiquer ces représentations, cela touche à quelque chose de très sensible », poursuit Lisa Mandel. D’où les réactions parfois épidermiques de certains.
Les féministes n’ont pourtant pas attendu 2023 pour s’attaquer à cette imagerie archaïque. En janvier 1985, les autrices Jeanne Puchol, Florence Cestac, Nicole Claveloux et Chantal Montellier publient dans Le Monde un manifeste contre cette « nouvelle presse percluse des plus vieux et des plus crasseux fantasmes machos ». Plus récemment, en 2013, le collectif féministe La Barbe s’est invité à la cérémonie de la 40e édition du FIBD, moquant dans un tract distribué sur place, avec son talent habituel, l’entre-soi masculin : « En 2013 après Jésus-Christ, une ville peuplée d’irréductibles mâles résiste encore et toujours aux envahisseuses : Angoulême. »
Deux ans plus tard, c’est un projet d’expo intitulé « La BD des filles », du Centre belge de la bande dessinée, qui met le feu aux poudres. Jul Maroh, que les organisateurs sollicitent pour l’inviter, se souvient que « le descriptif de cette expo était absolument atroce ». « J’ai un peu sorti le lance-flamme et j’ai contacté 70 autrices. » L’étiquette de « BD girlie » que l’on colle systématiquement à leur production nie la diversité et la richesse de leur travail. Ces artistes lancent alors le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, aujourd’hui BD Égalité. Déjà, près de deux ans avant la déflagration #MeToo d’octobre 2017, le collectif publie des témoignages sur les violences sexistes subies dans le milieu, sur une page intitulée Paye ta bulle. Près de la moitié des 150 membres de l’époque (le groupe en compte aujourd’hui 250) rédigent un témoignage, parfois signé de leur nom, parfois anonymement.
À peine constitué, le collectif se retrouve à devoir, à nouveau, enfiler les gants de boxe : pour son édition 2016, le FIBD n’a retenu aucune femme dans la liste des 30 auteurs en lice pour le Grand Prix. Jusque-là, en 42 ans, une seule femme avait réussi l’exploit d’obtenir le plus prestigieux prix de l’univers de la BD : Florence Cestac, en 2000 ; Claire Bretécher avait obtenu le « prix du dixième anniversaire » en 1982.
Une nouvelle génération, particulièrement mobilisée
Face à cette liste de 30 noms d’hommes, qui oblitère l’existence des femmes faisant de la BD (27 % des auteurs sont des autrices³), le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme appelle au boycott. Le festival tente de se défendre, assez maladroitement. Et finit par changer les modalités d’élection du Grand Prix : depuis 2013, tout auteur ou toute autrice de BD publiée par une maison d’édition francophone pouvait voter parmi une liste de noms choisis par le FIBD ; désormais elles et ils peuvent choisir trois artistes, sans présélection imposée. Et la différence se fait sentir ; depuis, des femmes se retrouvent régulièrement dans le trio de tête, et deux femmes ont décroché le Grand Prix de la BD, la récompense suprême : la dessinatrice de manga japonaise Rumiko Takahashi, en 2019, et l’autrice de bande dessinée québécoise Julie Doucet en 2022. Ironie de l’histoire : cette dernière avait arrêté la BD bien des années auparavant, expliquant être « fatiguée d’être entourée rien que d’hommes ». Son sacre avait alors donné l’impression que les choses étaient en train de bouger. Las, les débats à couteaux tirés autour de l’exposition Vivès ont laissé un goût amer.
Les interpellations féministes, qui vont bien au-delà de la question de la visibilité offerte à certains auteurs, ne semblent trouver que des oreilles bouchées. Une tribune, parue quelques jours après la dernière édition du FIBD, signée notamment par les dessinateurs Enki Bilal et Blutch, ou encore par Coco et Riss, de Charlie Hebdo, évoque carrément « un climat de peur menaçant la liberté de création ». « Faut-il que plus rien ne soit publié sans passer par les fourches caudines de censeurs », se désole le texte publié par Le Monde, estimant que « beaucoup sont tétanisés par le climat ambiant » et que, « quand une société en arrive là, elle est au bord de l’obscurantisme ». Comment expliquer une telle levée de boucliers face à des demandes d’inclusion des autrices et aux questionnements d’une partie de la profession sur ce qu’un grand festival choisit de mettre à l’honneur ? Pour Jul Maroh, « l’affaire Vivès ne peut pas être comprise sans prendre en compte les tueries de Charlie Hebdo. Ces attentats ont créé une blessure collective suintante dans notre milieu, qui fait que beaucoup de gens montent au créneau dès que quelqu’un insinue que la liberté d’expression est remise en cause. Alors que c’est, ici, complètement hors sujet. »
« J’ai lu beaucoup de bêtises chez nos détracteurs, se désole également Anne Simon, signataire de la tribune féministe publiée sur Mediapart. Maintenant, on nous donne des cours sur la liberté d’expression… Je n’appelle pas à interdire les BD de Robert Crumb⁴ ou à refaire l’histoire de la BD. Mais la société évolue et il faut que ce milieu change avec elle. » La tribune proposait que le festival d’Angoulême « établisse une charte d’engagement, afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations » et que « des moyens concrets » soient mis en place pour prévenir les violences sexistes et sexuelles pendant le festival.
Mais nombre d’observatrices placent surtout leurs espoirs dans la nouvelle génération, qui s’est particulièrement mobilisée lors de cet élan féministe de janvier 2023. « Heureusement qu’il y a cette nouvelle vague d’autrices qui sont tout à fait capables de dire : “Ça c’est inadmissible ; ça c’est une remarque de merde.” Elles sont vraiment incroyables ! » s’enthousiasme Pénélope Bagieu. Elle en est certaine : « Tous ces hommes qui se cramponnent à leur poste de pouvoir vont mécaniquement être poussés vers la sortie par ces nouvelles générations qui, elles, ne vont plus tolérer tout ça. » •
Bastien Vivès, le FIBD et les éditions Glénat n’ont pas donné suite à nos demandes d’interview. La direction de la collection « BD Cul » ne souhaite pas s’exprimer sur l’affaire Vivès tant que l’enquête judiciaire est en cours.
1. Cet album, Grand Prix de la critique décerné par l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée en 2012, raconte l’histoire d’une fillette apprentie danseuse et de sa relation complexe avec son professeur redoutablement exigeant.
2. Un ouvrage collectif paru début 2023 aborde les violences sexistes et sexuelles dans le 9e art : À coups de cases et de bulles. Les violences faites aux femmes dans la bande dessinée, sous la direction de Frédéric Chauvaud, Lydie Bodiou, Jean-Philippe Martin et Héloïse Morel, Presses universitaires de Rennes, 2023.
3. Chiffres de l’enquête sur la situation des auteurs, réalisée dans le cadre des États généraux de la bande dessinée, publiée en 2016.
4. Auteur emblématique de la BD underground états-unienne, Robert Crumb est connu, entre autres, pour ses représentations sexuelles, parfois violentes, de personnages féminins.