À quand un #METOO dans la bande dessinée ?

Le festival de bande dessinée d’Angoulême a vu son édition 2023 marquée par « l’affaire Bastien Vivès », auteur d’œuvres à caractère pédo­por­no­gra­phique dont l’exposition a été annulée. Deux visions s’affrontent : les soutiens du des­si­na­teur s’arcboutent derrière la liberté d’expression et crient à la censure, tandis que certaines fémi­nistes ques­tionnent la culture du viol dans les œuvres. Car si les dessins font débat, les violences sexuelles et sexistes au sein du 9e art, elles, restent encore largement silen­ciées. Et #MeTooBD se fait attendre.
Publié le 12 avril 2023
Illustration Maëlle Réat « Je vous écoute quel comportement vouliez-vous me faire remarque » pour Focus « À quand un #metoo dans la BD »
© Maëlle Réat

En janvier dernier, le Festival inter­na­tio­nal de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême fêtait sa 50e édition. Un joli nombre rond pour un festival lancé comme un pari, en 1974, par des mordus de BD et qui a réussi à s’imposer comme la référence inter­na­tio­nale du 9e art. Pourtant, ce n’est pas cet anni­ver­saire qui a retenu l’attention. Pendant les cinq jours des fes­ti­vi­tés, derrière les stands comme dans la salle de presse ont surtout bruissé les dis­cus­sions autour de l’affaire Bastien Vivès. Avant que la mani­fes­ta­tion ne commence, un collectif a placardé, sur les murs de la ville, des collages fémi­nistes. « Le respect n’est pas une censure », pouvait-on lire. Ou encore « Pédopornographie : éditeurs complices, dif­fu­seurs coupables ». Dans les allées du festival, des fas­ci­cules non signés intitulés « Les raisons de la colère » et réclamant « la mise en place d’un comité de vigilance » sont passés de main en main. Une autre ini­tia­tive féministe ? Non, un canular de la maison d’édition La 5e Couche, pas­ti­chant les arguments de celles qui se sont inquié­tées des repré­sen­ta­tions sexistes, racistes et pédo­cri­mi­nelles dans la BD, notamment à travers une tribune intitulée « Les raisons de la colère »… Ambiance. Avec l’affaire Vivès comme cata­ly­seur, les fractures sur les questions fémi­nistes se sont révélées plus à vif que jamais au sein du 9e art.

Rappel des faits. À la fin de novembre 2022, le festival d’Angoulême annonce dans sa pro­gram­ma­tion une expo­si­tion « carte blanche » au des­si­na­teur, intitulée « Dans les yeux de Bastien Vivès ». Cela fait pourtant plusieurs années que celui qui est présenté comme le « petit génie » de la BD fait se lever de nombreux sourcils. En cause : deux de ses livres issus de la col­lec­tion « BD Cul » des Requins Marteaux, reprise en 2022 par les éditions du Monte-en‑l’air, Les Melons de la colère (2011) et La Décharge mentale (2018), ainsi que Petit Paul (2018) de la col­lec­tion « Porn’pop » de Glénat. Les trois ouvrages mettent en scène des actes pédo­por­no­gra­phiques et/ou inces­tueux. Ce n’est pas tout. L’auteur de Polina¹ (Casterman, 2011) multiplie les pro­vo­ca­tions. Lors d’une interview vidéo du site Madmoizelle.com, à la sortie de son album Une sœur (Casterman, 2017), il lâche : « Moi, l’inceste, ça m’excite à mort. » Le bédéaste poste sur Instagram des dessins d’un goût douteux, comme la série The Lesbians (Les Lesbiennes), à l’été 2022, qui a été supprimé depuis, où il se moque d’un couple de femmes. En 2017, il s’en prend de manière virulente à l’autrice féministe Emma, dont la BD sur la charge mentale rencontre alors un succès phé­no­mé­nal, en déclarant sur Facebook : « J’aimerais qu’un de ses gosses la poignarde et qu’il fasse une BD sur “comment il l’a poi­gnar­dée” et qu’il se fasse enculer à chaque like. » L’année suivante, il intitule carrément son ouvrage La Décharge mentale, en réponse au concept popu­la­ri­sé par Emma.


« En 2013 après Jésus-Christ, une ville peuplée d’irréductibles mâles résiste encore et toujours aux enva­his­seuses : Angoulême. »

Collectif La Barbe


Pourquoi le festival d’Angoulême a‑t-il tenu à rendre hommage à une figure aussi contro­ver­sée ? La décision choque. L’alerte est venue d’étudiant·es de l’École euro­péenne supé­rieure de l’image (ÉESI) à Angoulême, qui lancent une pétition le 8 décembre demandant l’annulation de l’exposition, arguant du fait qu’« il est into­lé­rable qu’une ins­ti­tu­tion his­to­rique telle que le FIBD choisisse de donner du crédit et de la visi­bi­li­té à cet auteur ». Une seconde pétition, lancée deux jours plus tard par Arnaud Gallais, le cofon­da­teur du mouvement contre la pédo­cri­mi­na­li­té BeBrave France, recueille plus de 100 000 signa­tures. De son côté, Emma publie une série de tweets évoquant les attaques de Vivès à son encontre. « Comme il était mis à l’honneur à Angoulême, je me suis dit qu’il fallait montrer qui il était réel­le­ment, explique l’autrice. Et affirmer qu’on ne devrait pas pouvoir dire tout et n’importe quoi. Il y a un problème d’impunité dans le milieu de la culture. »

La presse s’empare de l’affaire. Par tribunes inter­po­sées, le débat se focalise sur la question de la liberté d’expression d’une part et celle de l’intolérable promotion de la violence à l’égard des mineur·es et des minorités de genre d’autre part. Le 14 décembre, le FIBD annonce la dépro­gram­ma­tion de l’exposition, mais n’entend pourtant pas donner raison aux contemp­teurs et contemp­trices de celle-ci. Le com­mu­ni­qué de presse du festival insiste sur le fait que l’œuvre de Bastien Vivès relève de la « liberté d’expression ». Pour justifier cette dépro­gram­ma­tion, l’institution met en avant des raisons de sécurité : des « menaces physiques ont été proférées » contre l’artiste, qui a déposé une main courante. Alors que l’affaire prend de l’ampleur dans les médias et sur les réseaux sociaux, l’auteur finit par publier des excuses sur Instagram, notamment vis-à-vis d’Emma. Mais si Bastien Vivès précise qu’il « condamne la pédo­cri­mi­na­li­té, ainsi que son apologie et sa bana­li­sa­tion », il insiste sur le fait que ses livres pornos « s’inscrivent dans un genre burlesque humo­ris­tique » – un argument déjà utilisé par son éditeur pour justifier leur publi­ca­tion. La cari­ca­ture ou le ton outran­cier autorisent-ils un artiste à dessiner des scènes sexuelles impli­quant des enfants ? L’article 227–23 du Code pénal interdit les repré­sen­ta­tions à caractère por­no­gra­phique de mineur·es. Une enquête pour diffusion d’images pédo­por­no­gra­phiques a fina­le­ment été ouverte par le parquet de Nanterre le 19 décembre 2022 contre l’auteur et ses éditeurs (Glénat et Les Requins Marteaux), après la plainte des asso­cia­tions Innocence en danger et Fondation pour l’enfance.

Partager les expériences, s’organiser

Au-delà de la question de la légalité de ces œuvres, l’affaire Vivès a contribué à raviver les débats sur les violences sexistes et sexuelles au sein du petit milieu de la BD. Et, ce faisant, a amplifié des réseaux de soli­da­ri­té entre autrices qui exis­taient déjà depuis plusieurs années. « Pour beaucoup de monde, ce choix d’expo a été la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien rempli », explique l’illustratrice Léa Djeziri. De nom­breuses autrices, des éditrices, des étudiant·es de l’ÉESI se sont mis·es à discuter, à l’oral, par mails, par messages, bientôt rejoint·es par quelques mili­tantes fémi­nistes habituées des mobi­li­sa­tions. La gestion de l’affaire par le FIBD a d’autant plus agacé que les festivals, à commencer par celui d’Angoulême, sont le théâtre d’une bonne partie des agres­sions que peuvent subir les femmes de la pro­fes­sion. « Pendant les soirées autour du festival, il y a beaucoup d’hommes d’une certaine géné­ra­tion, auteurs ou éditeurs, qui se sentent dans leur bon droit et dépassent les limites, détaille Léa Djeziri. Cela fait des années que je m’y rends et que, régu­liè­re­ment, des femmes me pré­viennent : “Oh méfie-toi, il y a un tel, c’est un gros dégueu­lasse.” »

Portés par un nouveau souffle, ces échanges entre femmes du milieu de la BD ont permis de partager les expé­riences, mais aussi – et surtout – de s’organiser. Fruit de ces dis­cus­sions, la tribune « Les raisons de la colère » est publiée par Mediapart, à la mi-décembre 2022. Signée par plus de 500 personnes du monde de la BD ou des per­son­na­li­tés poli­tiques, elle veut « faire entendre les moti­va­tions profondes de la mobi­li­sa­tion ». Au même moment, un compte Instagram MeTooBD est lancé sous l’impulsion d’auteur·ices, d’éditeur·ices, d’étudiant·es, et de militant·es, afin de publier des témoi­gnages. Suivi par 4 500 personnes, le compte publie des récits évoquant une main aux fesses lors d’une soirée en marge du FIBD, un har­cè­le­ment au cours d’une résidence artis­tique ou encore un baiser forcé lors du festival de BD de Liège. Quelques exemples parmi d’autres de ce que peuvent vivre les femmes ou les personnes issues des minorités de genre… En février 2023, un contre-festival a été organisé à Paris, le festival d’Angoudou, pour visi­bi­li­ser les œuvres fémi­nistes et queer, combattre « de façon plus struc­tu­relle les méca­nismes patriar­caux qui façonnent le secteur de la BD » et « opérer un chan­ge­ment de paradigme ».


« On a l’impression que la BD est un univers cool parce qu’on est des artistes, mais on y retrouve autant de sexisme que dans le reste de la société. »

Jul Maroh


Des remarques paternalistes et vexatoires coutumières

La BD serait-elle en train de vivre son #MeToo ou n’en seraient-ce que des bal­bu­tie­ments ? Car comme l’ont souligné plusieurs des autrices inter­viewées, cette affaire est hélas « l’arbre qui cache la forêt ». Depuis décembre 2022, les dénon­cia­tions fusent. La colère contre les méca­nismes sexistes, racistes ou LGBTphobes du milieu devient de plus en plus palpable. « L’image qu’a le monde de la BD est com­plè­te­ment en décalage avec la réalité, commente Jul Maroh, artiste et activiste trans­fé­mi­niste à qui l’on doit Le bleu est une couleur chaude (Glénat). On a l’impression que c’est un univers cool parce qu’on est des artistes, mais on y retrouve autant de sexisme que dans le reste de la société. »

Les bédéastes contacté·es par La Déferlante pour cette enquête ont, en effet, un ou plusieurs souvenirs d’actes et de com­por­te­ments sexistes à raconter. Mirion Malle (lire sa bande dessinée page 62) explique s’être sentie comme « de la chair fraîche » lorsqu’elle est arrivée dans le milieu de la BD à 19 ans, il y a une dizaine d’années. « J’ai été tripotée par des auteurs, des éditeurs. On me faisait plein de blagues sur mes seins. Il y a même un auteur qui a félicité mes parents pour ma poitrine. » L’autrice de BD Anne Simon, elle, se rappelle cet éditeur d’une grosse maison d’édition à qui elle a montré son book alors qu’elle était jeune étudiante. « Il m’a dit qu’il ne fallait pas se voir dans un cadre pro­fes­sion­nel, mais “ailleurs”. »

Les remarques pater­na­listes et vexa­toires sont également cou­tu­mières : « On a toujours l’impression de déranger, observe Pénélope Bagieu. Il y a cette ambiance “on était quand même bien tran­quilles quand on était entre copains”. » Et même le succès ne protège pas des remarques condes­cen­dantes des confrères. L’autrice des Culottées (Gallimard), lauréate du prix Eisner en 2019, se souvient avoir été catas­tro­phée quand elle a appris qu’elle était parmi les trois fina­listes pour le Grand Prix d’Angoulême 2022, hésitant même à demander le retrait de son nom de la liste. « J’avais la boule au ventre, je savais que j’allais devoir subir des réactions de mépris et des com­men­taires vraiment méchants de la part de gens du métier, de jour­na­listes… Quand tu es une femme, c’est un milieu où, dès que tu brilles un peu, certains tiennent abso­lu­ment à écorner ton succès en te disant que tu n’es qu’une merde. » En 2013, quand elle a été sacrée che­va­lière des Arts et Lettres, elle s’est pris « des tom­be­reaux de merde ». « Des gens ont dit que c’était un scandale, certains se sont mis à écrire des horreurs sur ma fiche Wikipédia… C’était affreux. » Et quand, quelques jours plus tard, l’autrice boit des verres avec des confrères, l’un d’eux lui glisse : « J’étais étonné que tu acceptes, c’est quand même une récom­pense hyper pres­ti­gieuse… Je t’imaginais plus humble que ça. » Pour l’édition 2023, l’autrice de Sacrées Sorcières a décidé de boycotter le FIBD, « parce qu’ils ont quand même vraiment été nuls ». « Je suis dans une position qui fait que je peux me permettre de ne pas y aller », explique-t-elle.

Des histoires plus graves de violences sexuelles mettant en cause des auteurs de bande dessinée sont évoquées entre autrices, pour se prévenir et se protéger. Pourtant, si depuis 2017, plusieurs noms d’hommes poli­tiques ou de jour­na­listes ont été révélés par #MeToo, aucun nom de la BD n’est sorti. « Il y a énor­mé­ment de noms qui circulent entre nous, mais on ne peut pas en parler publi­que­ment à la place des victimes concer­nées. Et le problème est que ces dernières ne veulent pas être connues », explique Delphine Panique. Aux freins habituels à la parole concer­nant des violences sexuelles, comme la honte ou la peur de ne pas être crue, s’ajoutent des enjeux plus spé­ci­fiques à l’univers du 9e art. « C’est un tout petit milieu, où tout le monde se connaît. Tu peux témoigner ano­ny­me­ment mais tu sais bien qu’on risque de te recon­naître », poursuit-elle. Il peut aussi être inti­mi­dant de prendre la parole quand celui qui vous a agressé est un collègue, un ami d’ami, ou tout sim­ple­ment quelqu’un que l’on risque de recroiser dans le cadre du travail. « Tu pèses le pour et le contre quand tu sais que tu vas revoir dans les festivals celui que tu as dénoncé », explique de son côté l’éditrice et autrice de BD Lisa Mandel.

À cela s’ajoute la crainte de perdre des contrats dans un domaine où, comme ailleurs, les postes les plus haut placés restent majo­ri­tai­re­ment occupés par des hommes. Et où il est très difficile de parvenir à vivre de son travail, les femmes étant par­ti­cu­liè­re­ment touchées par la précarité. « J’ai été trois fois en sélection à Angoulême et pourtant je ne sais pas si je vais pouvoir continuer à vivre de mon métier dans les pro­chaines années, constate Delphine Panique. Les autrices de BD ne sont pas du tout dans la même position de pouvoir que les actrices qui ont accusé Harvey Weinstein. » Selon l’enquête menée pour les États généraux de la bande dessinée, en 2014, les autrices de BD ont déclaré en moyenne 16 066 euros de revenus annuels, et 50 % d’entre elles vivaient sous le seuil de pauvreté (contre, res­pec­ti­ve­ment, 28 073 euros et 32 % pour leurs homo­logues masculins).

Le prisme de la sexualité

« Parler de violences subies ou désigner des agres­seurs, c’est risquer de manquer des oppor­tu­ni­tés pro­fes­sion­nelles ou d’être bla­ck­lis­tée », confirme par mail le collectif MeTooBD, qui insiste aussi sur l’isolement inhérent à plusieurs métiers de la bande dessinée, les auteurs et autrices tra­vaillant souvent seules chez elles. « Il n’y a pas ou peu de collègues, pas de pro­tec­tion par une charte ou un règlement intérieur, ni de personne référente vers qui se tourner, comme c’est le cas en entre­prise. Les victimes peuvent se retrouver en situation d’isolement, ce qui rend l’emprise des agres­seurs d’autant plus importante. »

Alors, les victimes encaissent : les allusions sexuelles, les petites remarques condes­cen­dantes, les clichés sur les femmes qui « dessinent mal »… Pour expliquer ce climat parfois hostile, les autrices sont nom­breuses à men­tion­ner l’histoire même de la BD et les repré­sen­ta­tions sté­réo­ty­pées que les œuvres véhi­cu­lent². Pour Christelle Pécout, autrice de K‑Shock (Glénat, 2016) et vice-présidente du grou­pe­ment bande dessinée du Syndicat national des auteurs et com­po­si­teurs, « la culture du viol reste quelque chose d’extrêmement fort dans la BD : dans les thé­ma­tiques abordées, la manière de dessiner les héroïnes… » Dans les planches célébrées de l’histoire de la bande dessinée, on trouve les blagues machos d’un Wolinski ou d’un Reiser, les corps féminins com­plè­te­ment irréa­listes et sys­té­ma­ti­que­ment érotisés signés Milo Manara, l’esprit très beauf de magazines comme L’Écho des savanes ou Métal hurlant, qui ont contribué à rendre cet art populaire. « Le plus gros sexisme que j’ai vécu dans la BD, il vient des BD elles-mêmes », souligne Lisa Mandel. L’autrice se souvient n’avoir pas pu se projeter en tant que fille dans les ouvrages qu’elle lisait enfant (Les Schtroumpfs, Astérix et Obélix, Lucky Luke), où les femmes étaient quasi absentes ou sys­té­ma­ti­que­ment vues à travers le prisme de la sexualité. « Les auteurs de BD sont de grands soli­taires qui se sont construits avec ces livres au rôle affectif fort. Sauf qu’eux ont été ainsi confortés dans leur position de mecs. Donc quand quelqu’un vient critiquer ces repré­sen­ta­tions, cela touche à quelque chose de très sensible », poursuit Lisa Mandel. D’où les réactions parfois épi­der­miques de certains.

Les fémi­nistes n’ont pourtant pas attendu 2023 pour s’attaquer à cette imagerie archaïque. En janvier 1985, les autrices Jeanne Puchol, Florence Cestac, Nicole Claveloux et Chantal Montellier publient dans Le Monde un manifeste contre cette « nouvelle presse percluse des plus vieux et des plus crasseux fantasmes machos ». Plus récemment, en 2013, le collectif féministe La Barbe s’est invité à la cérémonie de la 40e édition du FIBD, moquant dans un tract distribué sur place, avec son talent habituel, l’entre-soi masculin : « En 2013 après Jésus-Christ, une ville peuplée d’irréductibles mâles résiste encore et toujours aux enva­his­seuses : Angoulême. »

Deux ans plus tard, c’est un projet d’expo intitulé « La BD des filles », du Centre belge de la bande dessinée, qui met le feu aux poudres. Jul Maroh, que les orga­ni­sa­teurs sol­li­citent pour l’inviter, se souvient que « le des­crip­tif de cette expo était abso­lu­ment atroce ». « J’ai un peu sorti le lance-flamme et j’ai contacté 70 autrices. » L’étiquette de « BD girlie » que l’on colle sys­té­ma­ti­que­ment à leur pro­duc­tion nie la diversité et la richesse de leur travail. Ces artistes lancent alors le Collectif des créa­trices de bande dessinée contre le sexisme, aujourd’hui BD Égalité. Déjà, près de deux ans avant la défla­gra­tion #MeToo d’octobre 2017, le collectif publie des témoi­gnages sur les violences sexistes subies dans le milieu, sur une page intitulée Paye ta bulle. Près de la moitié des 150 membres de l’époque (le groupe en compte aujourd’hui 250) rédigent un témoi­gnage, parfois signé de leur nom, parfois anonymement.

À peine constitué, le collectif se retrouve à devoir, à nouveau, enfiler les gants de boxe : pour son édition 2016, le FIBD n’a retenu aucune femme dans la liste des 30 auteurs en lice pour le Grand Prix. Jusque-là, en 42 ans, une seule femme avait réussi l’exploit d’obtenir le plus pres­ti­gieux prix de l’univers de la BD : Florence Cestac, en 2000 ; Claire Bretécher avait obtenu le « prix du dixième anni­ver­saire » en 1982.

Une nouvelle génération, particulièrement mobilisée

Face à cette liste de 30 noms d’hommes, qui oblitère l’existence des femmes faisant de la BD (27 % des auteurs sont des autrices³), le Collectif des créa­trices de bande dessinée contre le sexisme appelle au boycott. Le festival tente de se défendre, assez mal­adroi­te­ment. Et finit par changer les modalités d’élection du Grand Prix : depuis 2013, tout auteur ou toute autrice de BD publiée par une maison d’édition fran­co­phone pouvait voter parmi une liste de noms choisis par le FIBD ; désormais elles et ils peuvent choisir trois artistes, sans pré­sé­lec­tion imposée. Et la dif­fé­rence se fait sentir ; depuis, des femmes se retrouvent régu­liè­re­ment dans le trio de tête, et deux femmes ont décroché le Grand Prix de la BD, la récom­pense suprême : la des­si­na­trice de manga japonaise Rumiko Takahashi, en 2019, et l’autrice de bande dessinée qué­bé­coise Julie Doucet en 2022. Ironie de l’histoire : cette dernière avait arrêté la BD bien des années aupa­ra­vant, expli­quant être « fatiguée d’être entourée rien que d’hommes ». Son sacre avait alors donné l’impression que les choses étaient en train de bouger. Las, les débats à couteaux tirés autour de l’exposition Vivès ont laissé un goût amer.

Les inter­pel­la­tions fémi­nistes, qui vont bien au-delà de la question de la visi­bi­li­té offerte à certains auteurs, ne semblent trouver que des oreilles bouchées. Une tribune, parue quelques jours après la dernière édition du FIBD, signée notamment par les des­si­na­teurs Enki Bilal et Blutch, ou encore par Coco et Riss, de Charlie Hebdo, évoque carrément « un climat de peur menaçant la liberté de création ». « Faut-il que plus rien ne soit publié sans passer par les fourches caudines de censeurs », se désole le texte publié par Le Monde, estimant que « beaucoup sont tétanisés par le climat ambiant » et que, « quand une société en arrive là, elle est au bord de l’obscurantisme ». Comment expliquer une telle levée de boucliers face à des demandes d’inclusion des autrices et aux ques­tion­ne­ments d’une partie de la pro­fes­sion sur ce qu’un grand festival choisit de mettre à l’honneur ? Pour Jul Maroh, « l’affaire Vivès ne peut pas être comprise sans prendre en compte les tueries de Charlie Hebdo. Ces attentats ont créé une blessure col­lec­tive suintante dans notre milieu, qui fait que beaucoup de gens montent au créneau dès que quelqu’un insinue que la liberté d’expression est remise en cause. Alors que c’est, ici, com­plè­te­ment hors sujet. »

« J’ai lu beaucoup de bêtises chez nos détrac­teurs, se désole également Anne Simon, signa­taire de la tribune féministe publiée sur Mediapart. Maintenant, on nous donne des cours sur la liberté d’expression… Je n’appelle pas à interdire les BD de Robert Crumb⁴ ou à refaire l’histoire de la BD. Mais la société évolue et il faut que ce milieu change avec elle. » La tribune proposait que le festival d’Angoulême « établisse une charte d’engagement, afin que les futures sélec­tions et pro­gram­ma­tions du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes mino­ri­sées ainsi que dans l’égalité de leurs repré­sen­ta­tions » et que « des moyens concrets » soient mis en place pour prévenir les violences sexistes et sexuelles pendant le festival.

Mais nombre d’observatrices placent surtout leurs espoirs dans la nouvelle géné­ra­tion, qui s’est par­ti­cu­liè­re­ment mobilisée lors de cet élan féministe de janvier 2023. « Heureusement qu’il y a cette nouvelle vague d’autrices qui sont tout à fait capables de dire : “Ça c’est inad­mis­sible ; ça c’est une remarque de merde.” Elles sont vraiment incroyables ! » s’enthousiasme Pénélope Bagieu. Elle en est certaine : « Tous ces hommes qui se cram­ponnent à leur poste de pouvoir vont méca­ni­que­ment être poussés vers la sortie par ces nouvelles géné­ra­tions qui, elles, ne vont plus tolérer tout ça. » •

Bastien Vivès, le FIBD et les éditions Glénat n’ont pas donné suite à nos demandes d’interview. La direction de la col­lec­tion « BD Cul » ne souhaite pas s’exprimer sur l’affaire Vivès tant que l’enquête judi­ciaire est en cours.


1. Cet album, Grand Prix de la critique décerné par l’Association des critiques et jour­na­listes de bande dessinée en 2012, raconte l’histoire d’une fillette apprentie danseuse et de sa relation complexe avec son pro­fes­seur redou­ta­ble­ment exigeant.

2. Un ouvrage collectif paru début 2023 aborde les violences sexistes et sexuelles dans le 9e art : À coups de cases et de bulles. Les violences faites aux femmes dans la bande dessinée, sous la direction de Frédéric Chauvaud, Lydie Bodiou, Jean-Philippe Martin et Héloïse Morel, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2023.

3. Chiffres de l’enquête sur la situation des auteurs, réalisée dans le cadre des États généraux de la bande dessinée, publiée en 2016.

4. Auteur emblé­ma­tique de la BD under­ground états-unienne, Robert Crumb est connu, entre autres, pour ses repré­sen­ta­tions sexuelles, parfois violentes, de per­son­nages féminins.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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