Il est difficile d’estimer le nombre de personnes qui ont fui X (ex-Twitter) depuis son rachat par le milliardaire Elon Musk, il y a deux ans. Mais cet exode a été marqué par des épisodes retentissants. Fin novembre 2024, le journal britannique The Guardian pliait bagage, tout comme l’ONG internationale Greenpeace qui dénonçait alors la « polarisation extrême et toxique » des échanges sur le réseau.
D’autres collectifs et personnalités attendent le jour de l’investiture du nouveau président des États-Unis pour acter leur désertion. « X est devenu dangereux pour les démocraties », lit-on sur le site du collectif HelloQuitteX, qui propose des outils pour faciliter un départ collectif le 20 janvier. Plusieurs médias indépendants s’apprêtent à rejoindre l’initiative, dont La Déferlante (lire notre encadré à la fin de l’article).
Né en 2006, Twitter a toujours occupé une place particulière parmi les plateformes. Son audience n’a jamais été aussi grosse que celle d’Instagram, de Facebook ou de YouTube. Mais sa popularité auprès des célébrités, des politiques et des journalistes en a fait une caisse de résonance médiatique hors normes. Il était l’outil idéal pour réagir à l’actualité, grâce à son fil antéchronologique composé de courts messages (d’abord 140 caractères, puis 280). Twitter a joué un rôle déterminant dans la structuration de plusieurs mouvements pour la justice sociale, de #MeToo à #BlackLivesMatter, en passant par des phénomènes locaux comme #BalanceTonPorc ou #DoublePeine en France.
Féminisme ordinaire et cyberviolences
« Twitter fait partie des plateformes qui ont relayé le féminisme ordinaire, qui n’émane pas que des théoriciennes ou de collectifs organisés », explique Hélène Bréda, maîtresse de conférences en sciences de l’information à l’université Sorbonne-Paris-Nord, autrice de l’essai Les Féminismes à l’ère d’Internet. Lutter entre anciens et nouveaux espaces médiatiques (éditions de l’INA, 2022). La chercheuse insiste sur la structure particulière du réseau social, au sein de laquelle tous les utilisateurs et utilisatrices sont au même niveau, ce qui leur permet par exemple de demander des comptes aux médias sur leur traitement des questions féministes. Autre outil essentiel : les hashtags, qui « ont facilité la mise en communauté de personnes témoignant d’expériences individuelles de sexisme. C’était très efficace pour démontrer qu’il y avait une répétition, et donc une dimension structurelle ».
Twitter a joué un rôle déterminant dans la structuration des mouvements comme #MeToo ou #BlackLivesMatter
Cette simplicité d’usage a fait émerger de nouvelles militantes, comme le prouve l’apparition sur le réseau en 2015, du collectif Féministes contre le cyberharcèlement. Ses membres se sont rencontrées sur une conversation privée pour repérer et signaler des comptes diffusant des images intimes non consenties sur la plateforme. Par la suite, elles ont fondé une association consacrée à la lutte contre les cyberviolences, qui n’aurait donc pas existé sans Twitter… et ses menaces. « En tant que femmes, aucun espace ne nous protège, et nous faisons sans cesse des arbitrages pour continuer à occuper ces terrains malgré les dangers », explique Laure Salmona, cofondatrice et directrice de Féministes contre le cyberharcèlement. « Investir Twitter en tant que féministes n’était pas un paradoxe. C’était un choix reposant sur la mesure des bénéfices et des risques. Aujourd’hui, cette balance penche trop du côté des risques. » Pour le moment, l’association est toujours présente sur le réseau social, mais doit bientôt trancher sur son éventuel départ.
Twitter a aussi nourri, par son caractère instantané, une culture du clash et la starification de quelques profils privilégiés. Ces usages se retrouvent y compris au sein des cercles féministes présents sur le réseau, dans lesquels des femmes blanches, issues des médias, ont eu tendance à prendre beaucoup d’espace. Enfin, comme d’autres plateformes, elle a été accusée de nourrir le « clictivisme » (autrement dit, un engagement réduit au fait de cliquer sur des liens ou de partager des contenus) et d’être obsédée par des sujets supposément « hors-sol », éloignés des préoccupations des activistes des générations précédentes. Malgré tout, « quand on regarde les thématiques des féministes de la seconde vague [dans les années 1960 et 1970], on y retrouve des enjeux très similaires : le partage de tâches domestiques, le harcèlement de rue », nuance Hélène Bréda. « Il n’y a pas de bon militantisme – sur le terrain – et de mauvaises actions militantes en ligne. Tout est complémentaire. »
Un web féministe est-il possible ?
« Là où je pourrais éventuellement rejoindre ces critiques, c’est que les luttes qui restent exclusivement numériques ratent une occasion de construire de vraies alternatives et réseaux de soutien », intervient Laure Salmona. Chez Féministes contre le cyberharcèlement, « celles qui sont encore investies sont celles qui se sont rencontrées en présentiel dès le début de notre mobilisation. L’activisme, s’il se cantonne au numérique, peut passer à côté de ce qui fortifie nos luttes : la construction d’espaces de solidarité qui nous permettent de faire front ensemble ».
Le bilan est donc complexe. D’autant que la déchéance de X‑Twitter soulève une question plus générale : que faire des réseaux sociaux ? D’autres plateformes investies par les féministes, comme Instagram (propriété de Meta-Facebook), TikTok (propriété de ByteDance) ou YouTube (propriété d’Alphabet-Google) posent des problèmes similaires. Leur modération est quasiment inexistante, voire hostile à l’égard des minorités. Le discours y est étroitement contrôlé, forçant les militantes à l’autocensure sur des sujets essentiels, comme le viol ou l’éducation sexuelle. Et là où Twitter a longtemps privilégié un fil d’actualité antéchronologique, les autres réseaux sociaux misent depuis longtemps sur la recommandation algorithmique. La course à la viralité y est d’autant plus forte.
À cela s’ajoute le contexte politique états-unien, où les entreprises du numérique ont désormais tout intérêt à bien se faire voir de l’extrême droite. Le 7 janvier, Mark Zuckerberg annonçait un large assouplissement de la politique de modération d’Instagram et de Facebook sur les contenus haineux (pour le moment seulement aux États-Unis), en ciblant plus particulièrement les sujets autour de l’immigration, du genre et de l’identité de genre. Selon ces nouvelles règles, il est par exemple possible d’écrire que les femmes sont des objets sans être sanctionné·e.
Il ne suffit donc pas d’abandonner X‑Twitter, ou même les autres réseaux sociaux. Il faudrait aussi réfléchir à de nouveaux modèles de communication en ligne, en dehors des plateformes dominantes, de leurs intérêts commerciaux et politiques. Pour un web féministe qu’on n’aurait plus besoin de fuir.
La Déferlante quitte X : on vous explique pourquoi
Le 20 janvier, jour de l’investiture de Donald Trump à la Maison Blanche, La Déferlante quittera définitivement le réseau X (ex-Twitter). Comme de nombreux autres médias, groupes de médias, ONG, chercheur·euses, élu·es, nous souhaitons ainsi protester contre la mainmise de l’extrême droite sur la plateforme. Car en rachetant Twitter en 2022, Elon Musk en a changé les règles : la modération a été supprimée et les algorithmes favorisent désormais les propos haineux, tandis qu’ils invisibilisent les comptes promouvant la justice sociale. Rien n’y permet plus de distinguer les fake news de l’information. Alors que le milliardaire devrait être nommé ministre la semaine prochaine, il est probable que X devienne un outil au service de Donald Trump. Dans ce contexte, nous ne souhaitons ni nourrir son influence ni donner la possibilité à nos ennemis politiques d’utiliser nos données. Nous continuerons à vous informer sur la plateforme Bluesky, sur Mastodon et, jusqu’à nouvel ordre, sur Instagram, Facebook et TikTok.
Par Lucie Ronfaut
Journaliste indépendante, elle s’intéresse aux nouvelles technologies et aux cultures du web, souvent sous un prisme féministe. Lire tous ses articles.
Crédit photo : Aude Boyer