#MeToo vu par Alison Bechdel : « Je songe à quitter les États-Unis »

Publié le 30 septembre 2022
Alison Bechdel
Marla Aufmuth / TED creative commons
Dans cette deuxième newsletter de notre série consacrée aux cinq ans de la médiatisation du mouvement #MeToo, nous donnons la parole à Alison Bechdel, autrice de bande dessinée et icône lesbienne. Celle qui publie en cette rentrée un nouvel album intitulé Le Secret de la force surhumaine s’inquiète aujourd’hui d’un retour de bâton politique imminent dans son pays.

 

Le mouvement #MeToo fête, cet automne, ses cinq ans d’exposition média­tique. Comment avez-vous vécu l’éclosion de ce mouvement à l’époque ?

Cela a été pour moi un moment à la fois étonnant et très puissant : le genre de choses que je ne pensais pas voir de mon vivant. La société était enfin mise face à l’ampleur du phénomène des violences sexuelles. #MeToo nous a redonné beaucoup d’espoir mais, pour ma part, je me suis tout de suite demandé : est-ce que cela va durer ? Est-ce que cela va changer quelque chose ?
Cette prise de parole col­lec­tive a aussi eu un effet personnel direct : j’ai commencé à passer en revue les agres­sions que j’avais subies dans ma vie. Il ne m’est rien arrivé de très grave, mais je me suis rendu compte que j’avais régu­liè­re­ment été confron­tée à des violences.

Y a‑t-il eu aux États-Unis, comme cela a été le cas en France, des per­son­na­li­tés qui s’inscrivaient contre ce mouvement ?

Chez nous, #MeToo a provoqué un large enthou­siasme, comme un nouveau souffle. Je n’ai pas bien compris ce qui s’est passé en France avec ces femmes connues qui défen­daient les agres­seurs. Aux États-Unis, les personnes qui pro­pa­geaient ces idées ont eu peu d’écho média­tique car ce n’était pas à la mode. Ce qui était à la mode, c’était d’être en faveur de #MeToo.
Mais quand il y a une belle avancée, chaque fois, il y a un backlash, c’est-à-dire un retour de bâton réac­tion­naire. À peine un an après le début de ces révé­la­tions massives, le président Trump a notamment nommé à la Cour suprême le juge très conser­va­teur Brett Kavanaugh, alors même que des femmes l’accusaient d’agressions sexuelles. [En juin dernier, cette même Cour suprême  abrogeait l’arrêt Roe vs Wade qui garan­tis­sait depuis 1973 le droit à l’avortement aux État-Unis.]

Alison Bechdel

Alison Bechdel. Crédit photo : Elena Seibert

Qu’est-ce qui a changé concrè­te­ment depuis cinq ans aux États-Unis ?

Quand j’étais jeune, face à un com­por­te­ment sexiste ou déplacé, nous restions polies et sages, au mieux on levait les yeux au ciel. Le mouvement #MeToo a accéléré ce

 

processus de libé­ra­tion de la parole : il est plus facile pour les victimes de dénoncer publi­que­ment des agres­seurs, alors que le système a longtemps tenu grâce à leur silence.
Mais les hommes accusés d’agressions sexistes et sexuelles, qui s’étaient effacés pendant un moment de la vie publique, com­mencent main­te­nant à réap­pa­raître, sans répa­ra­tions ni excuses. J’ai l’impression que la plupart d’entre eux n’ont pas réel­le­ment pris en consi­dé­ra­tion ce qu’ils avaient fait, même s’ils savent désormais produire des tweets par­fai­te­ment bien formulés sur le sujet… On assiste également à l’émergence de plaintes en dif­fa­ma­tion contre les victimes, pour les faire taire. Lors du procès intenté par Johnny Depp contre son ex-épouse Amber Head, j’ai été frappée par le nombre de personnes prêtes à le soutenir et à calomnier celle qui l’avait accusé de violences psy­cho­lo­giques, physiques et sexuelles.

Dans Le Secret de la force sur­hu­maine, votre dernier livre, vous racontez votre première expé­rience de festival en mixité choisie en 1983 et décrivez le « chan­ge­ment de per­cep­tion » qui s’opère en vous dans cet envi­ron­ne­ment sans hommes…

La lutte contre les violences est, pour moi, une lutte ancienne. L’idée de ce festival, où nous n’étions quasiment que des les­biennes, c’était de créer un espace sécu­ri­sant et d’échapper, pour quelques jours, à la violence patriar­cale. Même si vous n’aviez pas vécu d’agressions sexuelles, vous res­sen­tiez ce chan­ge­ment de per­cep­tion : personne ne vous regardait de travers, personne ne vous traquait, ni ne vous agressait ver­ba­le­ment, c’était extra­or­di­naire ! Nous étions une toute petite minorité à vivre cela, mais nous avions envie que chacune puisse en faire l’expérience. Aujourd’hui, dans le sillage de #MeToo, j’ai l’impression que de plus en plus de personnes ont accès à ce genre d’espaces, sur les réseaux ou autour de chez elles.

« QUAND J’ÉTAIS JEUNE, FACE À UN COMPORTEMENT SEXISTE OU DÉPLACÉ, NOUS RESTIONS POLIES ET SAGES. »

Voyez-vous un lien entre la critique du système hété­ro­pa­triar­cal portée en creux par #MeToo et les attaques actuelles contre les personnes LGBT aux États-Unis ?

Une partie de l’opinion aspire à revenir à un état naturel fantasmé, où les hommes étaient soi-disant de « vrais » hommes, et les femmes de « vraies » femmes. La droite états-unienne produit beaucoup de dés­in­for­ma­tion et, en ce moment, elle attaque très durement les personnes trans. C’est comme si elle avait trouvé la faille pour détruire peu à peu les droits des femmes et des minorités, en divisant d’abord le mouvement pro­gres­siste, qui n’est pas toujours très solide sur les droits des personnes trans. C’est tragique : certaines fémi­nistes de ma géné­ra­tion sont prises dans une sorte de panique morale face à de fausses allé­ga­tions, croyant, par exemple, que le fait d’octroyer des droits aux femmes trans va leur en retirer à elles.

Comment envisagez-vous les années à venir ?

J’attends avec anxiété les résultats des élections de mi-mandat d’octobre prochain. Les gens vont-ils voter pour ces horribles Républicains, ou essayer de sauver les quelques lambeaux de démo­cra­tie qu’il nous reste ? Si les trum­pistes gagnent, il faudra que je me pose la question de quitter le pays, même si c’est compliqué car j’ai beaucoup de proches dont je prends soin aux États-Unis. Je ne veux pas sombrer dans la panique, mais je ne veux pas non plus rester là à attendre le fascisme !
La seule manière d’aller de l’avant, c’est fina­le­ment de s’engager. Je vois de plus en plus de jeunes qui entrent en résis­tance, certain·es rejoignent le groupe Jane’s Revenge [un article sera consacré à ce sujet dans le prochain numéro de La Déferlante] qui réalise des actions de sabotage à l’encontre d’organisations anti-avortement. La méthode peut être consi­dé­rée comme dis­cu­table, mais c’est enthou­sias­mant de voir que des personnes sont prêtes à militer, à prendre des risques.

⟶ 📖 Le Secret de la force sur­hu­maine, éditions Denoël, 2022, 26 euros.
Dans son dernier livre, Alison Bechdel décor­tique son addiction à l’exercice physique, dans l’optique de s’en libérer et d’accepter ainsi qu’elle a besoin des autres. L’ouvrage est un rigoureux travail d’introspection per­son­nelle bourré d’autodérision et de réfé­rences cultu­relles, dans la lignée de ses œuvres précédentes.

⟶ 📰 Mathilde Blézat signe également un portrait d’Alison Bechdel dans le prochain numéro de La Déferlante, à paraître le 10 novembre. 🎨 Son article est illustré par Pénélope Bagieu.

Couverture La Déferlante #9 - Baiser pour une sexualité qui libère

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Mathilde Blézat

Journaliste indépendante basée à Marseille, elle est coautrice du manuel féministe Notre corps nous mêmes (Hors d’atteinte 2020) et cofondatrice de la revue Panthère première. En février 2022, elle a publié Pour l’autodéfense féministe (Editions de la dernière lettre). Voir tous ses articles