L’aventure a commencé comme une blague en 1976, sur les banquettes d’un resto parisien. « C’était encore des discussions de machos avec l’équipe de Métal hurlant. J’étais avec Jean-Pierre Dionnet, mon mari, il y avait Jean Giraud [alias Mœbius] et sa femme, Claudine, Tardi et sa compagne de l’époque, Anne Delobel.
J’ai dit : “Et si nous, les femmes, on faisait notre propre journal de bande dessinée ? Ce serait formidable ! On serait tout à fait libres. On raconterait nos histoires.” Et on a commencé un peu à délirer… » Plus de quarante ans après, Janic Guillerez se souvient de cette étincelle farfelue qui donna naissance à la première revue de bande dessinée réalisée par et pour des femmes, de 1976 à 1978. Un épisode fugace dans l’histoire des magazines spécialisés, dont les traces s’effacent dangereusement. Certaines autrices ont disparu, les mémoires flanchent, et comme souvent dans l’histoire de l’art, cette parenthèse féminine a été gommée de la légende dorée de la bande dessinée.
Couvertures de la publication Ah!Nana publiée dans la seconde moitié des années 1970. Crédit : HUMANOIDS, INC / LES HUMANOÏDES ASSOCIÉS, 2023
En 1975, Janic Guillerez approche la trentaine. Réputée et primée comme coloriste des éditions Dargaud, elle plaque tout pour rejoindre son mari, Jean-Pierre Dionnet, confondateur des éditions des Humanoïdes associés, et l’aventure Métal hurlant, dont elle va assurer la direction artistique avec Étienne Robial. Quand celui-ci s’arrête, elle se retrouve seule à la barre. Comme elle est une femme, on l’estime sans doute polyvalente et c’est elle qu’on envoie au casse-pipe face aux artistes râleurs, ou qui va « sourire aux banquier·es » pour demander un nouveau prêt. Mais la BD la passionne. L’époque foisonne de nouvelles revues comme Pilote, (À suivre), Actuel, Fluide glacial, qui remisent au placard la BD à papa. Une nouvelle garde graphique, portée par des ovnis underground, propose des sujets plus adultes, plus sociaux, renversant les repères classiques pour élargir le lectorat au-delà de la cible jeunesse.
Aux « Humanos », les projets se multiplient avec, parfois, le soutien financier de parents ou d’ami·es. Très vite, le projet éditorial se concrétise. « Elles étaient quelques dessinatrices, coloristes et journalistes à se plaindre de devoir assumer les phantasmes masculins déguisés en règle d’or dans la presse. Nous passâmes aux actes, esquissant une idée de journal », raconte Édith Orial en ouverture du premier numéro d’Ah!Nana. L’équipe a déjà l’imprimeur de Métal, le reste suivra. On paie au smic sans trop s’encombrer des cotisations sociales. « J’étais une passionnée, admirative de mon mari, qui avait une culture incroyable, admet Janic Guillerez, qui est devenue la rédactrice en chef. Métal hurlant, c’était un peu notre bébé. Les femmes de ma génération qui ont travaillé avec leur mari – artisan, agriculteur – n’avaient rien. Je n’ai pas fait Ah!Nana pour le fric. » L’époque est rock and roll, mais certaines trinquent plus que d’autres. Janic Guillerez ne tient pas à s’étendre sur sa mini retraite.
Extrait d’une planche d’Olivia Clavel paru dans le numéro 1 de Ah!Nana, en 1976. Crédit : HUMANOIDS, INC / LES HUMANOÏDES ASSOCIÉS
Electric clito et son avatar graphique
Trouver des dessinatrices n’est pas aisé. Rares sont les signatures féminines dans le secteur, peu encouragées par le milieu. « Toutes les semaines, j’ai frappé à la porte de Wolinski à Charlie Hebdo. Il me disait : “Va plutôt te marier et faire des enfants.” Il a fallu un an pour qu’il me prenne un dessin », raconte Olivia Clavel, dont les planches vont être adoptées par Ah!Nana. Entrée à 16 ans aux Beaux-Arts, elle y a rencontré Loulou et Kiki Picasso, Lulu Larsen, Bananar. Cette petite troupe a créé en 1975 le « commando graphique » Bazooka, qui intervient sauvagement dans Libération. Petit à petit, Bazooka grignote le cadre qui lui était imparti et détourne photos et textes par ses interventions plastiques. Le collectif punk s’attire vite les foudres des photographes et des journalistes du quotidien et finira dans un encart à part, sauvé par Serge July, alors rédacteur en chef du quotidien. « Nous avions déjà compris que la bande dessinée était, avec la musique rock, le seul enfant moderne de l’art qui touchait autant de monde », en rit encore Olivia Clavel, que Loulou Picasso a rebaptisée Electric Clito. Son avatar graphique, Télé, intègre Ah!Nana. Ni homme ni femme, ce personnage possède un écran en guise de visage, et dénonce déjà la dictature de l’image, mais de façon foutraque, jamais démonstrative. Côté dessin, on reconnaît le style ayant inspiré l’autrice de BD québécoise Julie Doucet (qui remportera le Grand Prix d’Angoulême en 2022).
« Wolinski me disait : “Va plutôt te marier et faire des enfants.” »
Olivia Clavel
« Je ne suivais pas trop les thématiques. C’était hyper ouvert, avec une grosse liberté d’expression », se remémore Electric Clito. « Très intuitive », Janic Guillezec propose à chaque numéro des thèmes précis qui paraissent aujourd’hui d’avant-garde : transidentité, inceste, homosexualité, avortement, banalisation des idées nazies… Personne ne se souvient de conférences de rédaction régulières ou même de moments collectifs. Souvent, la rédaction propose, les dessinatrices disposent. C’est Jean-Pierre Dionnet qui repère Nicole Claveloux dans la presse jeunesse. Surréaliste, hyper fouillé, son trait étrange et inspiré par ses rêves détonne dans la revue Okapi, magazine pour ados de Bayard Presse. On lui ouvre les colonnes d’Ah!Nana, puis de Métal hurlant. « Ils me laissaient l’un comme l’autre toute liberté. Je ne travaillais pas “avec” eux, je travaillais chez moi et, à la date convenue, j’apportais mes pages, avec le risque qu’elles soient refusées – ce qui n’est jamais arrivé », raconte l’autrice dans un hors-série Métal hurlant (1) paru en octobre 2023, qui rend enfin hommage au magazine féminin, après l’avoir oublié toutes ces années.
« Je connaissais déjà le travail de Nicole Claveloux, notamment en tant qu’illustratrice d’Alice aux pays des merveilles (2) », raconte la dessinatrice Jeanne Puchol, une fan de la première heure. Elle a 19 ans quand elle achète le premier numéro de la revue, et se procurera religieusement tous les autres. « Au-delà de la somptuosité de ses dessins, j’adorais comme elle tournait les contes de fées en dérision, par exemple dans La Conasse et le Prince charmant ou Planche-Neige. Ses parodies en noir et blanc, avec leur côté subversif, me faisaient hurler de rire. Il y avait aussi de l’audace. Par exemple, dans une histoire comme Une gamine toujours dans la lune, on voit une enfant en train de se masturber sur un accoudoir de fauteuil. C’était complètement fou. Elle a été une des premières à aborder la sexualité féminine sans tabou. Il fallait voir d’où on venait, avec le côté cul serré et corseté de la société française des années 1960. »
Insurrections hétérogènes
Florence Cestac y publie sa première bande dessinée, alors qu’elle vient de fonder la maison d’édition Futuropolis avec Étienne Robial. Cecilia Capuana apporte un univers plus baroque. La Sicilienne a combattu « l’art bourgeois » en 1968, participé à un collectif marxiste-léniniste, bien connu le cinéaste Federico Fellini, et charbonné dans de nombreux journaux et fanzines féministes italiens. Une amie fait passer ses planches à Ah!Nana, qui les publie aussitôt. Issue de la presse politique, Chantal Montellier n’a pas encore cocréé (avec Jeanne Puchol et l’historienne Marie-Jo Bonnet) le prix Artémisia, qui récompense des BD réalisées par des femmes, mais, déjà, elle tient dans le magazine un discours engagé. « Je trouvais son personnage Andy Gang trop démonstratif, reconnaît Jeanne Puchol. Mais son travail dans les derniers numéros avait une narration plus libre, un ton particulièrement audacieux pour l’époque : des espèces de tranches de vie, une ambiance. Dans ces années-là, ça ne se faisait pas du tout. Les histoires tournaient autour d’un héros, se tenaient avec un début et une fin, même si certains envoyaient aux pelotes les conventions de l’époque. Là, on se rapprochait de la narration du cinéma, de la Nouvelle Vague, où l’on suit des personnages sans la nécessité de rebondissements, de péripéties. »
Extrait d’une planche de Cecilia Capuana, paru dans le numéro 1 de Ah!Nana, en 1976.Crédit : HUMANOIDS, INC / LES HUMANOÏDES ASSOCIÉS, 2023.
Le mélange composite des autrices donne un esprit insurrectionnel au magazine, dont le contenu rédactionnel est dense. On y défend le Mlac (3) et on chronique le rock féminin, de Blondie à Patti Smith. L’écrivaine et animatrice de radio Paula Jacques, qui n’a pas encore reçu le prix Femina (il lui sera décerné en 1991), y rédige des critiques. Sotha, fondatrice du Café de la Gare (4), lance ses coups de gueule, et l’on peut même y découvrir un roman-photo signé Agnès Varda, tiré de son film L’une chante, l’autre pas (1977). « Le magazine était réalisé par un groupe très hétérogène, ce qui a produit un résultat bourré de contradictions internes », analyse Blanche Delaborde, la seule universitaire à s’être intéressée à Ah!Nana. Olivia Clavel, lesbienne assumée, rejetait l’étiquette de « féministe », trop « bourgeoise » et « intellectuelle » à ses yeux. À l’inverse, Chantal Montellier fera partie des signataires du manifeste intitulé « Navrant », paru dans Le Monde le 28 janvier 1985, qui dénonce les dérives sexistes et racoleuses de la BD, avec Florence Cestac, Nicole Claveloux et Jeanne Puchol : « Rétro, humour fin de race, potins mondains-branchés, nostalgie coloniale, violence gratuite, poujadisme, sexe-con, fétichisme, sexisme et infantilisme sont à l’ordre du jour… » Leur constat est déjà accablant.
« La rédactrice en chef ne se considérait pas comme féministe et voyait le féminisme comme un mouvement clivant qui avait servi mais qu’on devait dépasser, reprend Blanche Delaborde. Beaucoup d’autrices et de collaboratrices se considéraient en revanche comme féministes et s’exprimaient sur des sujets discutés à l’époque dans les divers courants du féminisme. » Un éclectisme revendiqué par Janic Guillerez : « Il y a toujours une diversité de vérités. Je n’ai jamais rien refusé, même si j’ai détesté certaines couv’. Je ne voulais surtout pas de censure, mais une tribune libre pour les femmes. La liberté, ça ne s’acquiert pas avec des carrés ou des rectangles. Ça s’acquiert avec l’ouverture totale. »
Jeune, Jeanne Puchol était déjà très sensible à la parole des femmes, nourrie par les périodiques de l’époque : le journal « menstruel » édité par le MLF, Le torchon brûle, entre 1971 et 1973, et Sorcières, bimestriel littéraire et artistique lancé en 1975 qui paraîtra jusqu’en 1982. « Ah!Nana n’était pas féministe comme on l’entend aujourd’hui, convient-elle. C’était un magazine qui s’emparait des questions de société de l’époque d’un point de vue de femmes. Elles parlaient de questions qui leur étaient contemporaines, mais pas dans un souci militant ou idéologique. Il y a des considérations et des propos ambigus, dans le goût de la provoc’, qui nous semblent contre-productifs maintenant dans une perspective féministe. Mais elles revendiquaient complètement cette ambivalence. Par exemple dans la représentation de la nudité, ou dans certaines thématiques abordées comme l’inceste, où il n’y a ni condamnation ni éloge. Dans les années 1970, ça passait, au nom de la libération sexuelle, de la gifle aux bourgeois. Des représentations qui ne passeraient plus du tout aujourd’hui. »
Grand prix d’angoulême : seules cinq femmes depuis 1974
Si Nicole Claveloux et Cecilia Capuana publient également des dessins dans Sorcières, les passerelles s’arrêtent là pour Blanche Delaborde : « Alors que Sorcières était le journal d’un courant précis du féminisme français, avec un positionnement idéologique construit et une certaine coloration intellectualiste, Ah!Nana était un magazine de divertissement sans ligne éditoriale ou idéologique claire, lié à un univers professionnel et à un imaginaire très masculin et peu légitime dans le champ intellectuel », remarque-t-elle. Moins radicale, Jeanne Puchol estime que « chaque thématique était sur une ligne de crête. Les unes, faites d’un dessin assez réaliste, se situaient sur une frontière, mais il y avait toujours des signaux discrets dans l’image qui faisaient qu’on ne pouvait pas se méprendre. C’était plus subversif que racoleur. »
Dessin extrait du numéro 9 (1978) de Ah!Nana, illustration de Chantal Montellier accompagnant un article revenant sur l’interdiction aux mineur·es du numéro consacré à l’homosexualité. Crédit : HUMANOIDS, INC / LES HUMANOÏDES ASSOCIÉS
Le journal inspire de jeunes dessinatrices qui découvrent enfin des signatures féminines dans un univers exclusivement masculin, mais il dérange la bonne société. En 1978, le numéro consacré à l’homosexualité subit une interdiction de vente aux mineur·es, d’exposition et de publicité par voie d’affiche. Pour y avoir accès, il faut le demander au kiosque. Une censure qui ne porte pas son nom aux conséquences financières dévastatrices. Après neuf numéros, Ah!Nana s’arrête. Et disparaît de la mémoire du 9e art. Les nouvelles générations d’autrices n’ont pas entendu parler de cette revue, et pourtant… Après trente ans de bande dessinée, Florence Cestac est la deuxième femme (après Claire Bretécher en 1982, pour le prix du dixième anniversaire) à recevoir le Grand Prix du Festival international de la BD (FIBD) d’Angoulême en 2000. Elles ne sont toujours que cinq à l’avoir obtenu depuis 1974 (5). Ses consœurs d’Ah!Nana n’ont pourtant jamais arrêté. De la BD à la peinture, elles s’exposent. Les œuvres de Nicole Claveloux ont enfin été rééditées par Cornélius en 2019 et magistralement exposées l’année suivante au FIBD. Les peintures au jaune fluo d’Olivia Clavel, qui a aussi réalisé le clip de Brigitte Fontaine Le Nougat, se découvrent en galerie. Cecilia Capuana peint des portraits. Chantal Montellier écrit. Quarante-six ans plus tard, les Nanas sont toujours là. •
Cet article a été édité par Elise Thiébaut.
(1) Métal hurlant, Ah!Nana, hors-série, octobre 2023
(2) L’album illustré pour la jeunesse, d’après l’œuvre de Lewis Carroll, est paru pour la première fois en 1974 chez Grasset Jeunesse, avant d’être réédité en 2013 chez le même éditeur.
(3) Le Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (Mlac) défendait le droit à l’avortement avant sa dépénalisation, en 1975. Lire La Déferlante no 13, mars 2024.
(4) Le Café de la Gare est un café-théâtre parisien ouvert en 1969 par Romain Bouteille avec, entre autres, Catherine Sigaux
(alias Sotha), Patrick Dewaere, Coluche et Miou-Miou.
(5) Claire Bretécher (1982), Florence Cestac (2000), Rumiko Takahashi (2019), Julie Doucet (2022), Posy Simmonds (2024).