La neige tombe dru, le rail est mis à l’arrêt par les grèves, et une alerte à la bombe fait planer une menace sur la ville : aux premiers jours de mars 2023, les obstacles s’accumulent à Bruxelles.
C’est en 1974, sur l’île danoise de Femø, connue pour son camp féministe estival, que des militantes lancent l’idée de monter un tribunal d’opinion où pourraient être dénoncées les violences subies par les femmes du monde entier. Elles s’inspirent du tribunal dit « Russell-Sartre ». Lancé en 1966 par les philosophes Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre, ce tribunal autoproclamé avait cherché à évaluer hors de toute attache nationale les activités militaires menées au Viêtnam par les États-Unis, formalisant une quête de justice au-delà des institutions.
Mais le Tribunal international des crimes contre les femmes est également conçu comme la réponse à un sommet très officiel, celui-là : la Conférence de Mexico organisée par l’ONU en 1975 dans le cadre de l’Année internationale de la Femme, qui avait rassemblé des délégations de 133 États. Elle devait aboutir à un plan d’action visant à reconnaître la place prépondérante des femmes dans le développement des sociétés et à instaurer l’égalité entre les femmes et les hommes dans le monde… Alors même que certains des pays représentés n’avaient pas encore légiféré en faveur de l’avortement et de la contraception, ni contre les violences sexuelles et sexistes. Craignant une récupération politique de leurs engagements, les féministes de Femø imaginèrent réunir une assemblée non mixte et transnationale pour juger les crimes au-delà de leur acception juridique et pour se réapproprier les termes de leur combat.
Entre 1975 et 1976, l’énergie des militantes fut déployée sur les cinq continents. Dès la première réunion d’organisation, à Paris, en mars 1975, des comités nationaux bénévoles furent chargés de recueillir des témoignages et de lever des fonds pour financer le voyage des participantes. Un comité de coordination se constitua à Bruxelles, sous l’impulsion de plusieurs femmes, dont Diana Russell, écrivaine et sociologue sud-africaine déjà présente à Femø (qui n’avait aucun lien de parenté avec le philosophe du même nom). Le projet parvint aux oreilles de Rika De Backer, alors ministre de la Culture et des Affaires flamandes et unique femme du gouvernement belge, qui décida de mettre le palais des Congrès à disposition des organisatrices, qui n’avaient pas les moyens pour louer un lieu assez grand pour l’événement.
Des femmes venues de partout
Le 4 mars 1976, 2 000 femmes se réunirent à Bruxelles, sous l’œil des médias. D’autres firent entendre leurs voix de loin, en faisant parvenir au Tribunal une cassette ou un témoignage écrit. Au total, 46 pays étaient représentés, des États-Unis à l’Iran, en passant par la Guinée et le Yémen. Les femmes présentes sont pour la plupart demeurées anonymes. Pour éviter de les mettre en danger, les organisatrices décidèrent en effet de détruire la liste des participantes qu’elles avaient commencé à dresser, et le livre somme co-écrit par Diana Russell et la journaliste Nicole Van de Ven pour rendre compte de l’événement, Crimes Against Women : Proceedings of the International Tribunal (1), n’a pas cité leurs noms. De fait, si quelques féministes célèbres apportèrent leur soutien à l’événement, telle Simone de Beauvoir, qui livra un texte lu en ouverture, ou la comédienne Delphine Seyrig, venue avec le collectif d’artistes Les Insoumuses, les participantes étaient pour l’essentiel des citoyennes ordinaires.
Pendant cinq jours, elles échangèrent, en cinq langues (français, espagnol, anglais, néerlandais et allemand) sur la maternité forcée, le traitement des femmes en prison, la lesbophobie, la double oppression des femmes issues de minorités religieuses, ou encore le « féminicide ». Et c’est précisément dans le contexte du Tribunal international que ce terme, alors tout juste inventé par l’écrivaine états-unienne Carol Orlock, va commencer à être conceptualisé. Dans Crimes Against Women, un chapitre entier lui est consacré, qui invite à s’emparer du mot pour donner corps à une réalité ancienne : « Des chasses aux sorcières d’autrefois aux infanticides féminins qui ont cours aujourd’hui dans plusieurs pays, en passant par les meurtres des femmes commis pour “l’honneur”, nous réalisons que les féminicides existent depuis très longtemps. Mais puisqu’ils ne concernent “que” des femmes, il n’y avait pas de nom pour les définir jusqu’à ce que Carol Orlock invente le mot “féminicide”. »
Dans l’introduction de l’ouvrage, Diana Russell explicite le dispositif du Tribunal : « Contrairement à un tribunal traditionnel, il n’y avait pas de juges […]. Nous étions toutes nos propres juges. De plus, les femmes présentes rejetaient complètement la définition patriarcale du mot “crime” ; toutes les formes d’oppression masculine subies par les femmes étaient considérées comme des crimes. »
Parmi les participantes, certaines étaient engagées dans des procédures judiciaires au long cours, qu’elles voulaient politiser à Bruxelles. C’était le cas d’Anne Tonglet : deux ans auparavant, en 1974, elle et sa compagne, Araceli Castellano, avaient été victimes d’un viol dans les calanques de Marseille. Dans un premier temps, le parquet qualifia l’affaire comme un simple délit relevant du tribunal correctionnel. Anne Tonglet vint témoigner devant le Tribunal international, soutenue par leur avocate, Gisèle Halimi. Suite à cela, les dons affluèrent, qui leur permirent de couvrir les frais qu’elles avaient engagés pour leur procès. En 1978, quand leur affaire fut enfin jugée aux assises, le président de la cour d’Aix-en-Provence reçut des centaines de lettres demandant la reconnaissance du viol comme un crime (2).
Présente au Citizen Corner en mars 2023 avec d’autres participantes du Tribunal international, Anne Tonglet me raconte ses souvenirs : « J’ai su, dès le début de l’instruction [devant le tribunal correctionnel de Marseille], que mon procès était un procès politique. Au Tribunal des femmes, j’ai trouvé un lieu où donner une résonance à notre combat pour la criminalisation du viol. » En 2020, alors qu’elle se demandait pourquoi le Tribunal était resté à la marge de l’histoire, elle s’est tournée vers l’Université des femmes, une association féministe d’éducation populaire de Bruxelles qui lui semblait être l’alliée de choix pour collecter des archives et porter le sujet à la connaissance du public. Cette organisation a ensuite recruté l’historienne Milène Le Goff pour coordonner un vaste programme de mise en lumière du Tribunal.
Le choix de la non-mixité
Toby Gemperle Gilbert était également présente au Tribunal international. L’année précédente, elle avait contribué à lancer le dispositif de permanences téléphoniques pour les femmes victimes de violences conjugales. Le colloque de 2023 lui fournit l’occasion de lire un texte qu’elle avait renoncé à lire devant l’assemblée de 1976 (3). Elle y critique le soutien alors apporté au mouvement de protestation des travailleuses du sexe lancé à Lyon en juin 1975 (4) : « Les réactions des groupes féministes à la révolte des prostituées […] ont été précipitées et confuses. En soutenant les prostituées, nous avons dit soit “nous sommes toutes des prostituées”, […] soit “leur lutte participe au mouvement de libération des femmes”. […] Nous pensons combattre l’état phallocrate […], mais nous oublions l’essentiel, que les prostituées veulent préserver à tout prix le client phallocrate. »
À l’époque, Toby Gemperle Gilbert n’avait pas osé défendre cette position « par crainte de [se] faire lyncher ». Car au sein de l’assemblée, l’ambiance était batailleuse, confirme Margot Giacinti, qui prépare une thèse sur les enjeux sociohistoriques du féminicide comme catégorisation juridique : en mars 1976, l’atelier consacré à la réflexion autour du terme fut écourté par des prises de parole soudaines sur d’autres sujets. Un phénomène qui se reproduisit à plusieurs reprises : le déroulé prévu par les organisatrices fut chamboulé par les interventions de groupes opposés à ce qui se disait sur scène ou à la manière dont se déroulait l’événement, trop millimétrée pour certaines. Le vote sur l’exclusion des journalistes hommes fait partie de ces moments imprévus qui ont bouleversé le programme.
Au départ, ils avaient été conviés à l’événement sous certaines conditions : ils n’avaient pas le droit d’assister aux témoignages dans le grand auditorium ni aux ateliers qui s’élaboraient en fonction des problématiques soulevées par les témoins, mais ils pouvaient circuler dans le hall en attendant le briefing quotidien. Annoncé en amont de l’événement, ce dispositif avait divisé la presse et entraîné des menaces de boycott. Mais une décision plus radicale encore fut prise au deuxième jour, le 5 mars, quand un groupe de participantes monta à la tribune sans y avoir été invité : elles demandèrent l’exclusion totale des hommes, même journalistes, dont la présence, selon elles, nuisait au cadre de sororité promis par les organisatrices. D’autres femmes exprimèrent la crainte de voir la couverture médiatique du Tribunal drastiquement diminuée. Les participantes votèrent majoritairement en faveur de la non-mixité totale.
« Au Tribunal des femmes, j’ai trouvé un lieu où donner une résonance à notre combat pour la criminalisation du viol. »
Anne Tonglet
« Quand on entend les participantes de 1976, explique Margot Giacinti, on a l’impression qu’elles étaient là pour s’engueuler. Le fait que Toby ait exprimé sa crainte de se faire lyncher est parlant. » La chercheuse fait un parallèle avec les dissensus actuels : « Est-ce qu’on serait capables aujourd’hui d’avoir un événement similaire avec nos différents mouvements, sur des sujets comme la pornographie, la prostitution ? La convergence des mouvements féministes, je la vois dans le fait d’être capables d’entendre des positions divergentes et de ne pas avoir peur du conflit. »
Parmi les interventions inattendues, une manifestation de lesbiennes, dont Anne Tonglet et Nicole Van de Ven se souviennent bien. Très impliquées dans l’organisation de l’événement, les lesbiennes se sentaient sous-représentées dans la majorité des témoignages qui concernaient des violences subies dans le cadre hétérosexuel. Le 6 mars 1976, elles vidèrent les lieux en lançant une fausse alerte à la bombe, et en profitèrent pour déployer des banderoles dans l’enceinte du palais des congrès : on pouvait y lire « J’aime les femmes », « I’m a lesbian » ou en allemand « Ich bin lesbisch ». Manière de rendre visible leur présence au sein du Tribunal. « J’étais dans une foule lesbienne. Quelle joie ! se souvient Nicole Van de Ven. Ça a déclenché mon coming out. L’une des femmes est passée près de moi et m’a dit : “Et toi, tu es lesbienne ?” J’étais outrée, j’ai répondu : “Comment peux-tu en douter ?” »
Les témoignages du Tribunal publiés
Co-écrit par Diana Russell et Nicole Van de Venà l’issue des cinq journées de rencontres, débats et ateliers, Crimes Against Women :
Proceedings of the International Tribunal est un ouvrage qui compile la totalité des témoignages prononcés au palais des congrès de Bruxelles
du 4 au 8 mars 1976. Assistée par des bénévoles, Diana Russell a entrepris la transcription des bandes audio enregistrées durant l’événement. Nicole Van de Ven s’est, quant à elle, principalement chargée de réunir des extraits de coupures de presse issues de nombreux pays. L’ouvrage donne ainsi accès à tout l’historique du Tribunal, aux différentes controverses qui l’ont animé, ainsi qu’à ses relais médiatiques. Il répertorie en treize catégories les différentes formes d’oppression contre les femmes que les témoignages ont mises en lumière, avant de proposer en seconde partie les solutions et résolutions qui ont émergé lors de l’événement. Publié une première fois en anglais en 1976 chez Les Femmes, une maison d’édition californienne
à la diffusion confidentielle, il fait l’année suivante l’objet d’une traduction en italien et en néerlandais, avant d’être republié en 1984 aux États-Unis aux éditions Frog in the Well.
Une tentative de diplomatie féministe
Malgré les différends, l’atmosphère au Tribunal a donc aussi été libératrice, notamment lors des ateliers, l’occasion de se rencontrer autrement que par le débat d’idées. Ceux consacrés au self-help gynécologique (5), tout particulièrement, frappèrent les esprits. Lucile Ruault, invitée au colloque de mars 2023 pour présenter ces pratiques de réappropriation des savoirs gynécologiques, décrit ces moments comme le « versant positif » des témoignages sur les crimes gynécologiques. « Les participantes ont beaucoup ri pendant [ces] ateliers […], dont l’approche est fondamentalement optimiste. L’auto-examen permettait d’aller au-delà de la barrière linguistique. » Margot Giacinti met en regard le souvenir laissé par le self-help et celui lié à l’émergence du terme « féminicide » : « Lors des entretiens que j’ai menés avec les femmes du Mouvement de libération des femmes (MLF) qui ont participé au Tribunal, spontanément, elles ont mentionné le self-help. Sans me dire si elles y avaient ou non participé, ça avait marqué leur imaginaire. Alors que, lorsque j’ai évoqué le féminicide, la plupart m’ont dit : “Ah bon, ça a été pensé là-bas ?” »
À l’issue du colloque, Milène Le Goff espère une nouvelle édition du Tribunal à l’occasion des 50 ans du premier. Elle évoque l’importance de se rapprocher formellement du tribunal Russell-Sartre, qui s’était conclu par un verdict contre la politique de guerre des États-Unis : « Symboliquement, je pense que c’est important de rendre un jugement, ce que n’ont pas fait les participantes de 1976. C’est là le paradoxe de l’événement, qui lui confère une forme de mystère. » Un « mystère » qui explique peut-être l’absence d’intérêt des institutions à son égard, et l’oubli dans lequel l’initiative est longtemps restée plongée. Jusqu’ici, aucune commémoration d’envergure n’avait permis d’appréhender le Tribunal dans ce qu’il a eu de fondateur. L’événement a pourtant révélé un continuum de violences à l’échelle planétaire, en prenant en compte l’impact des aires géographiques et des déterminations sociales des victimes dans les crimes subis. Le Tribunal peut s’envisager comme une tentative de diplomatie féministe, qui aura réuni divers mouvements pour élaborer les meilleures stratégies de défense des victimes en fonction de chaque contexte.
Selon la chercheuse Lucile Ruault, s’il fallait rééditer l’événement, l’écoféminisme pourrait y occuper une place importante. Il a été le grand absent des débats de 1976, alors que deux ans auparavant était paru l’ouvrage de l’écrivaine et militante Françoise d’Eaubonne Le Féminisme ou la mort (6), qui faisait déjà les liens entre culture patriarcale, surnatalité et destruction de la planète. Aujourd’hui, constate Lucile Ruault, « un nouveau Tribunal, pensé avec une perspective écoféministe, serait le lieu idéal pour poser la question des crimes commis par les hommes sur l’environnement. C’est encore trop peu présent dans les débats, alors que c’est ce qui pourrit la vie d’une majorité des femmes sur la planète. »
À l’issue du Tribunal, le 8 mars 1976, les 2 000 participantes se séparèrent avec des projets d’ouverture de refuges pour femmes battues et de centres de self-help dans leurs pays respectifs. Un réseau féministe international fut fondé pour relayer les actions et les demandes de soutien à travers le monde. Un projet de Tribunal permanent basé au Chili fut également annoncé, sans finalement se concrétiser. Mais près de cinquante ans plus tard, le temps d’un colloque, l’énergie de 1976 aura circulé à nouveau. •
1. Crimes Against Women: Proceedings of the International Tribunal, Diana E.H. Russell et Nicole Van de Ven, Frog in the Well, 1984 [1976]. La traduction des extraits cités est de La Déferlante.
2. C’est en 1980 que la législation française reconnaît le viol comme un crime (passible de quinze ans de réclusion) et non plus comme un délit.
3. Le texte est consultable dans la revue de l’Université des femmes Chronique féministe, no 131, janvier-juillet 2023, dont le dossier est consacré au Tribunal international.
4. Le 2 juin 1975, une centaine de travailleuses du sexe entament l’occupation de l’église Saint-Nizier à Lyon pour dénoncer l’accentuation de la répression de la police à leur égard, qui se traduit notamment par une augmentation des procès-verbaux.
5. Mouvement de santé des années 1970 qui transmet un ensemble de pratiques d’auto-gynécologie pour que les femmes s’émancipent du pouvoir médical.
6. Le Féminisme ou la mort, Françoise d’Eaubonne, Le passager clandestin, 2020.