L’histoire oubliée des ligues féminines patriotes

Les femmes des droites extrêmes et radicales d’aujourd’hui ne font jamais référence à l’engagement massif de leurs aînées dans les ligues catho­liques du début du XXe siècle. C’est pourtant dans ces orga­ni­sa­tions que nombre de Françaises furent formées à la politique.
Publié le 29 juillet 2024
Le 13 mai 1934, les sections féminines de l’Action française célèbrent Jeanne d’Arc en défilant devant sa statue, place des Pyramides, à Paris. Agence Meurisse / BNF
Le 13 mai 1934, les sections féminines de l’Action française célèbrent Jeanne d’Arc en défilant devant sa statue, place des Pyramides, à Paris. Agence Meurisse / BNF

En janvier 1898, la parution dans le journal L’Aurore d’un texte d’Émile Zola – le célèbre « J’accuse… ! » – prenant la défense du capitaine Alfred Dreyfus, condamné au bagne à per­pé­tui­té pour haute trahison sur la base d’allégations men­son­gères, fait éclater « l’affaire Dreyfus ».

Dreyfus est juif : c’est ce qui motive en grande partie cette décision. Le débat public se polarise, sur fond de montée du natio­na­lisme et d’anti­sémitisme. Des comités « Justice et égalité », posi­tion­nés comme anti­drey­fu­sards, recrutent quelques dames.

À la veille d’élections légis­la­tives cruciales pour les droites, la Ligue de la patrie française et l’Action libérale populaire sou­haitent organiser des comités de femmes pour les seconder. Leurs diri­geants s’appuient sur des reli­gieuses catho­liques et des femmes engagées en politique qui, au cours de l’année 1898, ont rejoint les comités « Justice et égalité ».

C’est ainsi que naît en septembre 1901, à Lyon, la Ligue des femmes fran­çaises (LFF), dont le comité parisien se divise en 1902, après l’échec des droites catho­liques aux élections légis­la­tives du printemps. La nouvelle Ligue patrio­tique des Françaises (LPDF), née de cette scission, est soutenue par l’archevêque de Paris, des jésuites et des hommes poli­tiques catho­liques ralliés à la République, et envisage de pour­suivre la lutte élec­to­rale. Tandis que le comité lyonnais, royaliste, choisit de se concen­trer désormais sur le terrain spirituel

Un rempart contre la gauche et la « menace » féministe

La Ligue patrio­tique des Françaises croît très rapi­de­ment : trois ans après sa création, en 1905, elle reven­dique pas moins de 300 000 adhé­rentes – elles seront 545 000 en 1914 et plus d’un million et demi en 1933, au moment où l’organisation s’incorporera à la Ligue féminine de l’Action catho­lique française. Alors que, bien sûr, les femmes n’ont pas le droit de vote, « deux moyens d’agir s’offraient à la femme chré­tienne, écrit l’une des fon­da­trices en 1926 : celui d’exercer une influence métho­dique et organisée et celui de recueillir les subsides néces­saires à une campagne élec­to­rale ».

Aussi, ces « filles de Dieu […] auxi­liaires humbles, dociles et zélées du clergé », comme les décrit leur asso­cia­tion, s’attellent à la recon­quête des masses déchris­tia­ni­sées dans un contexte d’affirmation de la République et de conso­li­da­tion de l’école publique laïque. Les mili­tantes les plus fortunées, aris­to­crates ou grandes bour­geoises, choi­sissent plutôt de seconder leur mari ou leurs fils dans leur carrière politique et d’œuvrer à influen­cer les électeurs en faveur des forces poli­tiques catho­liques conser­va­trices. Dans le même temps, les radicaux-socialistes pro­gressent et s’unissent aux répu­bli­cains modérés dans le « Bloc des gauches » pour remporter les élections de 1902.

 

En 1933 a lieu le congrès de fondation de la Ligue féminine d’action catholique française, issue de la fusion de la Ligue des femmes françaises et de la Ligue patriotique des Françaises. L’organisation revendique alors plus d’un million d’adhérentes. Archives de l’Action catholique des femmes

En 1933 a lieu le congrès de fondation de la Ligue féminine d’action catho­lique française, issue de la fusion de la Ligue des femmes fran­çaises et de la Ligue patrio­tique des Françaises. L’organisation reven­dique alors plus d’un million d’adhérentes.
Archives de l’Action catho­lique des femmes

Déjà en 1869, la baronne Reille (1844–1910), première pré­si­dente de la LPDF, par­cou­rait le Tarn pour lutter contre l’influence du socia­liste Jean Jaurès auprès des ouvriers et mineurs de la région. Un rapport d’enquête indique qu’elle n’hésitait pas à monnayer les bulletins de vote contre une exemption de service militaire ou, en cette période où l’antisémitisme était très prégnant, à dis­qua­li­fier l’un des adver­saires de son mari en le faisant passer pour juif.

La Ligue patrio­tique des Françaises entendait aussi contrer l’essor du féminisme. À partir des années 1880, dans de nombreux pays, dont la France, l’élite féminine lettrée mais aussi les ouvrières et les mili­tantes socia­listes et anar­chistes formulent des projets poli­tiques éga­li­taires, comme l’autorisation de la recherche en paternité ou l’amélioration du sort des tra­vailleuses par la per­cep­tion directe de leur salaire, des idées qui emportent une bien plus large adhésion que le suf­fra­gisme, qui, lui, divise.

Certaines catho­liques partagent ces aspi­ra­tions à l’égalité civile, voire politique, telle Marie Maugeret (1844–1925) qui fonde la revue Féminisme chrétien en 1896 et une orga­ni­sa­tion éponyme, tout en se montrant expli­ci­te­ment anti­drey­fu­sarde. Mais le clergé s’inquiète de cette proximité possible avec des femmes non catho­liques, juives, pro­tes­tantes, franc-
maçonnes, qui composent souvent les mou­ve­ments fémi­nistes. Enfant des « erreurs » de la modernité condam­nées par le Syllabus du pape Pie IX en 1864, le féminisme est réprouvé sur le plan doctrinal car il désta­bi­li­se­rait l’ordre « naturel », et la fré­quen­ta­tion de celles qui s’en réclament est scrutée avec attention au Vatican.

Dans cette ligne, la Ligue patrio­tique des Françaises comme la Ligue des femmes fran­çaises s’opposent au droit de vote et à l’éligibilité des citoyennes : elles craignent que le bulletin de vote ne salisse leurs mains et s’en tiennent à leur influence supposée sur les hommes de leur entourage. La baronne Reille explique ainsi en 1905 : « Si c’est faire de la politique que de défendre son foyer menacé par les sectaires, de protéger l’âme de son enfant contre les poisons qu’on veut y faire entrer… Oh ! Alors faisons de la politique et nous en ferons toujours ! Comment en ferons-nous ? Mais tout d’abord par l’influence que chaque femme exerce sur son mari. » À longueur de confé­rences et d’articles, les ligueuses pointent les dif­fé­rents dangers que repré­sen­te­raient les fémi­nistes pour l’ordre social et religieux, mais aussi pour la patrie. Dans leur viseur, la reven­di­ca­tion de l’égalité civile qui permet notamment de divorcer, ou encore les idées et méthodes relatives au « birth control », le contrôle des nais­sances, portées par les fémi­nistes les plus radicales.

Produire et reproduire la nation

Les ligues catho­liques féminines s’érigent également en rempart contre le mouvement ouvrier, alors qu’au lendemain la révo­lu­tion d’Octobre en Russie en 1917 le com­mu­nisme fait figure d’ennemi principal. Contre les reven­di­ca­tions révo­lu­tion­naires d’égalité, elles déploient métho­di­que­ment une action sociale catho­lique mater­na­liste, qui vient soutenir la vocation qu’elles consi­dèrent comme « naturelle » des femmes à la maternité. La LPDF offre ainsi à ses adhé­rentes une mutuelle pour la maternité, l’accès aux soins médicaux dans les dis­pen­saires, et crée des struc­tures comme des crèches, des patro­nages, des colonies de vacances ou encore les Gouttes de lait – des dis­pen­saires qui dis­tri­buent du lait stérilisé aux mères ne pouvant pas allaiter et qui pro­diguent des conseils en puériculture.

Dans l’entre-deux-guerres, le mater­na­lisme n’est pas l’apanage des ligues catho­liques : d’autres femmes, y compris des fémi­nistes, mettent en avant la maternité pour reven­di­quer l’égalité des droits civils, sociaux et poli­tiques. La spé­ci­fi­ci­té des ligueuses, c’est, d’une part, de l’arrimer à la question nationale et, d’autre part, d’en faire une identité politique essentialisée.

Autrement dit, les femmes doivent produire et repro­duire la nation. Cette concep­tion natio­na­liste de la maternité est partagée par les sections féminines des ligues d’extrême droite et fascistes comme celle du Faisceau, parti créé en France en 1925, en réaction à la victoire du Cartel des gauches (1), mais aussi par les mili­tantes natio­na­listes du Parti social français, fondé en 1936. Ainsi, si les Ligues féminines catho­liques et les sections féminines des ligues fascistes sont dis­tinctes, elles n’en épousent pas moins une vision de l’ordre social et politique inéga­li­taire commune.


Contre les reven­di­ca­tions révo­lu­tion­naires d’égalité, la ligue patrio­tique des Françaises déploie une action sociale catho­lique maternaliste.


La LPDF porte une politique fami­lia­liste qu’incarnera par­fai­te­ment le régime de Vichy, lequel exalte le rôle des mères et les engage dans le soutien aux soldats et à leurs familles via le Secours national (2). La Ligue est aussi un vivier dans lequel les préfets peuvent puiser pour nommer des conseillères muni­ci­pales à l’Enfance à partir du décret-loi du 12 décembre 1940 qui dispose que chaque conseil municipal doit compter parmi ses membres « une femme qualifiée pour s’occuper des œuvres privées d’assistance et de bien­fai­sance natio­nales », sans toutefois que toutes les communes en soient pourvues.

À la Libération, la défaite de l’Allemagne nazie est aussi celle de la col­la­bo­ra­tion et, avec elle, des orga­ni­sa­tions qui ont soutenu le régime de Vichy : des mutations profondes tra­vaillent alors l’Action catho­lique générale féminine (ACGF), qui succède à la Ligue féminine d’action catho­lique française en 1954, dans laquelle la LPDF et la LFF avaient fusionné en 1933.

À Vichy, en 1942, sous une photographie du maréchal Pétain, des femmes prennent part à une séance de repassage organisé par le Secours national. KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO

À Vichy, en 1942, sous une pho­to­gra­phie du maréchal Pétain, des femmes prennent part à une séance de repassage organisé par le Secours national.
KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO

Une histoire trop complexe pour les identitaires

Les nouvelles géné­ra­tions d’adhérentes de l’après-guerre, souvent issues de milieux sociaux plus divers, ne partagent plus la vision conser­va­trice des pion­nières de la LPDF. Tandis qu’une partie des mili­tantes se tourne vers l’action politique dans la démo­cra­tie chré­tienne, l’Action catho­lique générale féminine se recentre sur les problèmes du quotidien : logement, travail salarié, condition des femmes au foyer, vie paroissiale…

En 1962, le concile de Vatican II, qui rassemble les évêques du monde entier pour accom­pa­gner les évo­lu­tions de l’Église face aux défis de l’époque et faire son aggior­na­men­to (3), marque une ouverture. Les mili­tantes cheminent et, pour certaines, sont tra­ver­sées de ques­tion­ne­ments fémi­nistes. En 1968, l’encyclique papale Humanae Vitae, qui rappelle l’interdiction de la contra­cep­tion – autorisée en France depuis 1967 – et de l’avortement, déçoit de nom­breuses catholiques.

En silence, beaucoup prennent leurs distances à l’égard d’une position jugée trop rigide et bien éloignée de la vie des femmes et des familles. Bien que l’ACGF reste perçue comme conser­va­trice au regard d’autres orga­ni­sa­tions catho­liques pro­gres­sistes, certaines de ses membres décident de s’investir au sein de syndicats comme la Confédération française des tra­vailleurs chrétiens (CFTC) ou de la Confédération française démo­cra­tique du travail (CFDT), ainsi que dans les for­ma­tions de la « Nouvelle gauche » comme le Parti socia­liste unifié (PSU), dirigé par une femme, Huguette Bouchardeau, dès 1979. Ces évo­lu­tions expliquent comment, contre toute attente, l’Action catho­lique générale féminine cofonde en 1992 un réseau pour la parité avec l’association Elles aussi qui défend l’égalité de fait en politique.

À l’antiféminisme et l’antisuffragisme des premières années de la LPDF a succédé le féminisme modéré de l’ACGF, qui luttait pour l’égalité dans tous les domaines et prônait l’accueil et la soli­da­ri­té entre toutes les femmes, quelles que soient leurs origines ou leur religion. C’est pourquoi les « nouvelles femmes de droite », ces mili­tantes des droites extrêmes et radicales qui ont émergé dans les années 2010, ne veulent pas se référer à cet héritage contrasté.

Aujourd’hui, les per­son­na­li­tés et mili­tantes d’extrême droite et de droite radicale se gardent bien de faire référence à cet héritage, à l’exception des Caryatides, un groupe de femmes natio­na­listes fondé dans le sillage de La Manif pour tous en 2013, qui assument le legs de Vichy et honorent la mémoire de la collaboration.

Parmi les héri­tières des ligues catho­liques, on compte le collectif les Antigones né en mai 2013 pour s’opposer aux Femen, les mili­tantes iden­ti­taires ani­ma­trices de la page Facebook Belle&Rebelle ou encore les « mili­tantes de clavier » Solveig Mineo et Virginie Vota qui ont ouvert la voie aux nouvelles influen­ceuses, comme l’ancienne porte-parole de Génération iden­ti­taire, Thaïs d’Escufon. Toutes valo­risent la maternité, la plupart s’opposent à l’interruption volon­taire de grossesse, fus­ti­geant la pilule contra­cep­tive et les tech­niques repro­duc­tives comme autant d’atteintes à la santé des femmes.

Le 22 avril 2024, des « féministes identitaires » du collectif Némésis viennent dénoncer la tenue d’une conférence de Jean-Luc Mélenchon, chef de file de La France insoumise, à Sciences Po Paris. Karim Daher / Hans Lucas

Le 22 avril 2024, des « fémi­nistes iden­ti­taires » du collectif Némésis viennent dénoncer la tenue d’une confé­rence de Jean-Luc Mélenchon, chef de file de La France insoumise, à Sciences Po Paris.
Karim Daher / Hans Lucas

Nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, diplômées, urbaines, ces « nouvelles femmes de droite » ont avant tout une existence média­tique, bien loin des orga­ni­sa­tions de masse du temps des ligues. Elles en partagent pourtant le projet politique essen­tia­liste, fondant leur identité politique sur un substrat bio­lo­gique, ainsi qu’une concep­tion exclusive de la com­mu­nau­té politique. L’antisémitisme du début du xxe siècle a fait place à un rejet de l’islam tout aussi virulent, comme chez les auto­pro­cla­mées « fémi­nistes iden­ti­taires » ou « fémi­nistes du réel » du collectif Némésis, qui voit le jour en 2019.

Mais, contrai­re­ment à leurs aînées, pour être audibles dans l’espace public dans un contexte sécu­la­ri­sé, celles-ci n’affichent pas leur foi catho­lique. Elles tentent plutôt de patri­mo­nia­li­ser le féminisme, en le vidant de sa substance, de se l’approprier pour mieux défendre l’« identité euro­péenne » comme leur projet natio­na­liste, esca­mo­tant au passage la longue histoire d’engagements féminins conser­va­teurs dont elles sont, pourtant, légataires. •

Cet article a été édité par Mathilde Blézat.


(1) Créée en 1924 pour contrer aux légis­la­tives les droites du Bloc national, la coalition du Cartel des gauches va des radicaux aux socialistes.

(2) Sous le régime de Vichy, cet organisme de soli­da­ri­té envers les familles de soldats financé par l’État, le don privé et la vente de biens confis­qués aux familles juives devient un puissant outil de propagande.

(3) Ce terme italien, qui signifie « mise à jour », est utilisé à la fois par les évêques catho­liques et les médias pendant le concile Vatican II (1962–1965) pour désigner une volonté d’adaptation de l’Église à la modernité.

Résister en féministes

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie