Amélie Bonnin : « De plus en plus de réalisatrices incarnent des modèles »

Mardi 13 mai, en ouverture du Festival de Cannes sera présenté Partir un jour, le premier long métrage de la réa­li­sa­trice Amélie Bonnin, également direc­trice artis­tique de La Déferlante. Adapté d’un court métrage portant le même titre et primé aux Césars en 2023, il met en scène une jeune cheffe pari­sienne (Juliette Armanet) qui rentre dans sa ville natale et retrouve son amour de jeunesse (Bastien Bouillon). Une fois n’est pas coutume, nous lui donnons la parole dans cette newsletter. 
Publié le 07/05/2025

Dans Partir un jour, Amélie Bonnin (à droite) a donné à Juliette Armanet (à gauche) le rôle d’une ex-gagnante de l’émission « Top Chef » qui revient aider ses parents dans leur restaurant familial. Crédit photo : Manou Milon
Dans Partir un jour, Amélie Bonnin (à droite) a donné à Juliette Armanet (à gauche) le rôle d’une ex-gagnante de l’émission « Top Chef » qui revient aider ses parents dans leur res­tau­rant familial. Crédit photo : Manou Milon

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

Un premier long métrage qui fait l’ouverture à Cannes : c’est inédit dans l’histoire du festival. Comment as-tu pris la nouvelle ?

C’était déjà com­plè­te­ment inattendu d’être sélec­tion­née, mais là, ça prend une autre dimension ! C’est l’occasion de rappeler que c’est un premier film, réalisé en toute humilité, avec ses défauts poten­tiels. Et je trouve ça « frais » d’ouvrir ainsi un festival qui voit souvent revenir les mêmes grosses pointures. J’y vois un message positif sur le côté vivant d’un cinéma qui se renouvelle.

Ce film est une adap­ta­tion de ton court métrage, mais les rôles de Bastien Bouillon et Juliette Armanet sont inversés : cette fois, le per­son­nage principal est une femme. Pourquoi ?

Ce qui est flippant, c’est qu’au moment d’écrire le rôle principal du court métrage, mon cos­cé­na­riste Dimitri Lucas et moi avons spon­ta­né­ment écrit un rôle d’homme, par habitude. Et quand on m’a demandé pourquoi, ça m’a sciée, car je n’avais pas intel­lec­tua­li­sé ce choix, alors même qu’en tant que femme je suis concernée et sen­si­bi­li­sée à ces enjeux de genre ! Donc je me suis dit que si j’avais un jour la chance d’en faire un long métrage, j’inverserais les rôles.

C’est aussi un choix qui a été guidé par d’autres femmes. J’ai un souvenir très marquant du discours de Julia Ducournau lorsqu’elle a reçu la Palme d’or à Cannes, en 2021, pour Titane. À ce moment-là, elle est seulement la deuxième femme à remporter ce prix [Justine Triet l’a depuis obtenue pour Anatomie d’une chute en 2023], mais de plus en plus de réa­li­sa­trices, des femmes dont on sait citer le nom, com­mencent à avoir du succès en France et à incarner des modèles. En référence à son héroïne mutante, elle remercie le jury d’avoir « laiss[é] entrer les monstres » dans le cinéma, c’est-à-dire les gens consi­dé­rés comme hors normes. Donc c’est plus large que la seule repré­sen­ta­tion des femmes. Son discours a ouvert quelque chose en moi, je l’ai ressenti phy­si­que­ment : j’ai réalisé qu’il y avait encore tellement de verrous et qu’elle était en train d’en faire sauter plusieurs.

Ton court métrage comme ton long inter­rogent le désir (ou le non-désir) d’enfant, la grossesse. Pourquoi ces sujets particulièrement ?

J’ai beau avoir déjà deux enfants, la question de la paren­ta­li­té me travaille toujours. Et j’estime qu’on ne peut pas raconter l’histoire d’une femme de 40 ans aujourd’hui sans évoquer la maternité, parce que c’est une question qui nous est posée par la société – posée dès qu’on fait couple, posée dès qu’on atteint 40 ans… Pour autant, quand je me suis mise à l’écriture, je ne savais pas très bien ce que j’allais raconter de mon héroïne. Est-ce qu’elle a des enfants ou pas ? Est-ce qu’elle en veut ? Si oui, est-ce qu’elle va en faire ? La seule tra­jec­toire qui me soit apparue comme possible, c’est que, peu importe la réponse, il fallait montrer une femme qui sait ce qu’elle veut et pour qui la dif­fi­cul­té, c’est en réalité de se faire entendre.

Il me semble qu’un des enjeux centraux du combat féministe, ce n’est pas qu’on soit indécises, c’est plutôt qu’il faut nous laisser parler, nous écouter et accueillir notre parole avec bien­veillance. Tout cela suppose qu’on ait soi-même réussi à faire taire les petites voix inté­rieures qui viennent de notre éducation, de la société… Il faut en finir avec cette idée que le désir d’enfant est la norme et qu’on a toutes envie d’en avoir. Cela dit, je ne m’attendais pas à ce que cet aspect du scénario soulève autant d’interrogations au moment de trouver des finan­ce­ments et des partenaires…

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire qu’il n’y a pas de problème à poser la question, mais que certaines réponses sont plus accep­tables que d’autres ! On nous a aussi dit qu’on ne com­pre­nait pas le choix de Cécile, le per­son­nage joué par Juliette Armanet, qu’il fallait davantage le justifier…


« J’avais très peur de mettre en scène le contraire de ce que je pense. »


Tu tra­vailles depuis bientôt cinq ans comme direc­trice artis­tique de La Déferlante, est-ce que cela a influencé ton travail de cinéaste ?

Cet enga­ge­ment auprès de La Déferlante est fon­da­men­tal, dans ma vie comme dans mon travail et a nourri l’écriture de mes films. Mais j’avais aussi très peur de mettre en scène le contraire de ce que je pense… Parce que c’est tellement compliqué d’exprimer les choses de la bonne façon et, au cinéma, on s’expose à voir ses choix inter­pré­tés de mille manières. Mes relations de travail res­pec­tueuses avec les fon­da­trices de La Déferlante ont aussi inspiré ma façon de consti­tuer et de gérer une équipe, de parler aux gens sur le tournage…

Il y a des articles ou des inter­views qui t’ont par­ti­cu­liè­re­ment marquée ?

Au moment de l’écriture du film, je me suis replongée dans le numéro « Réinventer la famille » – avec qui, comment, pourquoi… Ça m’a beaucoup nourrie. La Déferlante est une revue qui pose des questions, qui ouvre la dis­cus­sion, mais qui ne prétend pas apporter de réponses défi­ni­tives. Et c’était important pour moi de garder ça en tête en écrivant le film, pour me décom­plexer sur la manière dont le public pourrait juger les décisions des personnages.

Tu as parlé de la « fraîcheur » que le choix d’un premier film pouvait apporter en ouverture de Cannes. C’est aussi très « frais » de voir mises en valeur des réfé­rences musicales issues de la culture populaire des années 1990–2000 : Femme Like U (K. Maro), Tu m’oublieras (Larusso), Pour que tu m’aimes encore (Céline Dion)… Pourquoi ce choix ?

La culture dite « populaire » est souvent absente du cinéma français ou mise en com­pa­rai­son avec des réfé­rences plus « intel­lec­tuelles » qui auraient plus de valeur. Mais cette culture, quand on n’a pas grandi dans un milieu bourgeois, c’est notre langage. Ce sont les chansons grâce aux­quelles on partage des souvenirs communs, qu’on écoute aux anni­ver­saires, pendant les trajets en voiture, en vacances ou pour digérer des peines… Faire entrer tout ça dans un objet de cinéma, je trouve ça assez émouvant. J’ai aussi voulu que l’héroïne du film soit une ancienne candidate de « Top Chef ». Ça rappelle, si besoin, que la culture populaire est ultra légitime, utile et qu’il ne faut pas la laisser sur le côté.

En France, les films musicaux attirent un public plutôt féminin, mais sont quasi tous réalisés par des hommes : Alain Resnais, Jacques Demy, Christophe Honoré, François Ozon, Leos Carax, Jacques Audiard…

C’est vrai ? Je n’en avais pas du tout conscience ! J’imagine que plein de femmes ont envie d’en faire, mais peut-être que pour elles, c’est déjà tellement balèze de se faire une place dans le cinéma qu’elles évitent de proposer des films qui pour­raient ne pas être pris au sérieux ou les enfermer dans une case. Heureusement que je n’y ai pas pensé avant d’écrire ce film, parce que, si ça se trouve, je ne l’aurais jamais fait !

Nora Bouazzouni

Journaliste indépendante, écrivaine et traductrice, elle écrit sur les questions d’alimentation, le genre et la pop culture. Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles

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