Dessiner les traumatismes

Le dessin est utilisé depuis longtemps dans le cadre du soin psy­chia­trique ou de la thérapie des traumas, pour poser des diag­nos­tics médicaux et comme outil de guérison. Il est aussi un moyen d’évoquer d’une façon sensible des oppres­sions col­lec­tives. Enquête sur une pratique visant à guérir de nos maux sociétaux.
Publié le 22 avril 2024
Face au souvenir traumatique de l’inceste, Élise Ki a commencé à dessiner. « Le dessin me permettait d’extérioriser, de remettre à distance. » Ce dessin, intitulé Courage est accompagné d’un poème : « La peur surgit / Il est temps de se battre / Pour une goutte d’espoir. » Élise Ki / Alon féminisme Réunion
Élise Ki a commencé à dessiner face au souvenir trau­ma­tique de l’inceste. Ce dessin, intitulé « Courage » est accom­pa­gné d’un poème : « La peur surgit / Il est temps de se battre / Pour une goutte d’espoir. » Crédit : Élise Ki / Alon féminisme Réunion

C’est un bonhomme têtard noir, avec des cheveux sur la tête et dix doigts à chaque main. Bien à l’abri dans son camion, avec la mer au fond. À ses côtés, une tache jaune bras écartés, un trait vert.

Une masse informe repré­sen­tant deux corps imbriqués l’un dans l’autre, bordée d’une grosse tache rouge, du sang. « Ma mère m’a remise dans son ventre ce jour-là », a expliqué Kenza, 4 ans et demi, en faisant ce dessin au centre d’évaluation pédia­trique du psy­cho­trau­ma­tisme (CE2P) de Lenval à Nice, quelques jours après l’attentat du 14 juillet 2016. « Ce dessin, elle le faisait trente fois de suite, toujours le même, les feuilles volaient dans le cabinet. Parfois elle dessinait les enfants dans le ciel, parfois son petit sac de bonbons avec eux », nous explique Hager Ben Aouissi au téléphone, sa mère, qui a eu le réflexe de plonger avec sa fille entre les roues du camion. Son corps frêle comme seul bouclier. Des mort·es tout autour. Alors que l’enfant reste mutique pendant des mois, le dessin est la clé pour com­prendre ce qui la traverse vraiment. « Le petit sac de bonbons, c’était sa façon à elle de me dire qu’elle se sentait coupable, car j’étais en train de payer les bonbons quand elle a vu le camion arriver. Grâce à son dessin, j’ai pu désa­mor­cer cela. J’ai pu lui expliquer que ce n’était pas sa faute. »

Kenza, 4 ans et demi, survivante de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, est restée mutique pendant des mois. Longtemps, les dessins ont été son seul moyen d’expression. Celui-ci, comme celui de la page de droite et de la page 110, est extrait de l’exposition et du catalogue Déflagrations. Dessins d’enfants et violences de masse, Zérane S. Girardeau (dir), coédition Mucem/ Lienart, 2021. DR. MICHÈLE BATTISTA ET PR. FLORENCE ASKENAZY-GITTARD - SUPEA SERVICE UNIVERSITAIRE DE PSYCHIATRIE DE L’ENFANT ET DE L’ADOLESCENT, CHULENVAL HÔPITAUX, NICE / PHOTO DÉFLAGRATIONS

Dessin réalisé par Kenza, 4 ans et demi, sur­vi­vante de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016. Il est extrait du catalogue Déflagrations. Dessins d’enfants et violences de masse, Zérane S. Girardeau (dir), coédition Mucem/ Lienart, 2021. Crédit : DR. M. BATTISTA ET PR. F. ASKENAZY-GITTARD — SUPEA SERVICE UNIVERSITAIRE DE PSYCHIATRIE DE L’ENFANT ET DE L’ADOLESCENT, CHULENVAL HÔPITAUX, NICE / PHOTO DÉFLAGRATIONS

 

« Le dessin est un langage, il permet d’exprimer l’indicible, l’inexplicable, l’unique, et d’en dire l’intensité et toutes les nuances, à travers la com­po­si­tion dont les modalités peuvent être d’une variété quasi infinie. S’il n’y a qu’un seul mot juste, il y a une multitude de façons d’exprimer ce mot par le dessin », expli­quait dans les années 1970 la docteure en psy­cho­lo­gie Jacqueline Royer, autrice du manuel La Personnalité de l’enfant à travers le dessin du bonhomme (Editest, 1977). C’est elle qui a institué le dessin dans les tests de per­son­na­li­té utilisés pour analyser le déve­lop­pe­ment moteur et psy­cho­lo­gique des enfants en bas âge. Son test a récemment été repris par deux cher­cheurs allemands, Peter Winterstein et Robert J. Jungwirth, pour illustrer les consé­quences des écrans sur le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel et créatif de ceux-ci.

Cette méthode de diag­nos­tic stric­te­ment obser­va­tion­nelle pose question. Le bonhomme, l’arbre, la maison… : on peut inter­pré­ter beaucoup de choses dans un dessin, peut-être trop, selon Jean-Pierre Klein, pédo­psy­chiatre et fondateur de l’Institut national d’expression de création, d’art et trans­for­ma­tion (Inecat), qui a beaucoup travaillé avec les enfants victimes de violences sexuelles. Il explique au téléphone que « le dessin a plusieurs utilités pour les thé­ra­peutes. En matière de diag­nos­tic, déjà : à partir des premiers gri­bouillis, des premières formes, de la façon de composer la sil­houette d’un per­son­nage, on peut déter­mi­ner comment un·e enfant évolue, augurer des dif­fi­cul­tés sous-jacentes. On peut inter­pré­ter ce qui échappe à la personne quand elle dessine sa famille, quand elle se dessine elle-même. Le problème de ces tests, c’est que, tout comme leur inter­pré­ta­tion, ils peuvent être un peu normatifs : un·e enfant dessine sa mère plus grande que son père, et un·e thé­ra­peute peut en tirer des conclu­sions dom­ma­geables. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de dessiner des arbres ou des maisons, et bâtir son analyse sur des grilles de lecture peut être dangereux (d’où l’inutilité des dic­tion­naires de rêves, par exemple) : nous sommes tous·tes différent·es. »

 

Dessiner pour conjurer ses peurs

Au-delà du diag­nos­tic, c’est dans la gestion de crise que le dessin se révèle le plus utile. Mais là encore, il y a plusieurs écoles. Muriel Fuks est psy­cho­logue en libéral entre Bruxelles et Metz. Elle utilise souvent le dessin en hypnose avec ses petit·es patient·es et garde leurs œuvres pré­cieu­se­ment : elles sont la preuve manifeste de leur évolution. « Quand un·e patient·e arrive, explique-t-elle au téléphone, les parents me pré­sentent un symptôme (pipi au lit, problème de nour­ri­ture, sommeil perturbé…). En séance, l’enfant n’a pas toujours le voca­bu­laire pour exprimer ou com­prendre ce qu’il ressent. Avec le dessin, nous allons au-delà de ce barrage. Je lui demande de dessiner son problème, et ensemble nous réflé­chis­sons à cette repré­sen­ta­tion. »

Le dessin n’est donc pas un médiateur entre le ou la thé­ra­peute et le ou la patient·e, mais surtout entre celui ou celle-ci et son incons­cient. Sur un dessin que nous montre Muriel Fuks comme exemple, il y a deux lutins de Noël, l’un avec une alarme à la main, un autre aux commandes d’une grosse machine qui fuit. L’enfant de 9 ans avait repré­sen­té son énurésie par le tru­che­ment de deux per­son­nages avec lesquels il ne parvenait pas à com­mu­ni­quer. « Le dessin est une porte d’entrée pour com­prendre l’univers d’une personne, explique la psy­cho­logue. On s’appuie sur ses res­sources, sur sa créa­ti­vi­té. On ne fait pas d’interprétation, on accom­pagne le patient ou la patiente dans la métaphore qu’il ou elle a choisi. Par le dessin, comme avec tout objet “flottant” (jouet, marion­nette), on va pouvoir reprendre contact avec les lutins et résoudre le problème. » Séance dessinée après séance dessinée, l’enfant était parvenu à contrôler son corps endormi.

Cette méthode thé­ra­peu­tique est très dif­fé­rente de l’art-thérapie, prônée par Jean-Pierre Klein : « Il y a la méthode où le thé­ra­peute donne une consigne, demande de trans­po­ser l’imaginaire de la colère, la violence du deuil, sur le papier, et d’agir dessus. Pour ma part, je préfère ne rien demander : le souvenir brûle, il est dou­lou­reux, ce serait ajouter une violence sup­plé­men­taire. C’est un travail délicat sur un système très délicat, où la personne peut penser que parler est un risque trop grand à prendre. L’art-thérapie, avoir l’impression d’inventer le souvenir, c’est conjurer la peur. »

Le dessin ci-dessus nous a été fourni par les équipes de Médecins sans frontières (MSF). Son auteur, un adolescent érythréen de 15 ans, a tenté de traverser la Méditerranée en 2019. Le bateau a coulé et le garçon a assisté à la noyade de 130 personnes. « L’image qui ne le quitte plus est celle d’un père qui tenait ses deux bébés dans les bras. Il ne pouvait pas nager en tenant ses enfants, mais se refusait à les lâcher. L’auteur les a vus sombrer ensemble, sans pouvoir les aider », précise l’équipe de MSF. Transféré en centre de détention libyen quelques jours après le naufrage, il y a réalisé ce dessin.MÉDECINS SANS FRONTIÈRES / DÉFLAGRATIONS

Ce dessin a été fourni par les équipes de Médecins sans fron­tières (MSF). Son auteur, un ado­les­cent érythréen de 15 ans, a tenté de traverser la Méditerranée en 2019. Le bateau a coulé et le garçon a assisté à la noyade de 130 personnes. Il est extrait du catalogue Déflagrations. Crédit: MÉDECINS SANS FRONTIÈRES / DÉFLAGRATIONS

Mais encore faut-il pouvoir s’emparer d’un crayon. Armando Cote est psy­cho­logue clinicien au centre Primo-Levi à Paris, une asso­cia­tion de soin aux exilé·es victimes de per­sé­cu­tions. Il travaille prin­ci­pa­le­ment auprès de mineur·es qui ont connu la guerre ou dont le parcours migra­toire fut trau­ma­ti­sant. Des personnes qui ont perdu parfois jusqu’à la capacité de dessiner, car elles ne dorment plus, par exemple. « Nous tra­vaillons au quotidien sur l’absence, ce que l’on appelle le “trou-matisme”. Le dessin, c’est souvent le premier élément que l’on obtient en consul­ta­tion, mais enfants et adultes vont repré­sen­ter des choses radi­ca­le­ment dif­fé­rentes. L’enfant dessine les traces de ce qu’il ou elle a vécu ou est en train de vivre. C’est comme un récit, c’est direct, trans­pa­rent. Les personnes adultes dessinent peu, et quand elles le font, elles essaient de cacher la chose évidente. Le dessin est plus méta­pho­rique, c’est plutôt un moyen d’arriver à dire ou saisir ce qui ne peut pas passer par le signi­fiant (le mot ou l’image). Nous tra­vaillons beaucoup avec Rithy Panh (1), un artiste cam­bod­gien survivant du génocide, et, comme Claude Lanzmann [réa­li­sa­teur du film Shoah], il montre des espaces vides, il montre ceux qui manquent. »

Même s’il travaille tous les jours avec ce médium, le médecin est parfois étonné de la puissance des consé­quences du dessin sur certain·es patient·es. « Je me souviens d’un petit garçon venu d’Ukraine. Il avait très vite appris le français, il parlait très bien. Et, avec l’interprète, je lui propose de dessiner ce qu’il ressent. J’ai eu froid dans le dos : c’était très macabre, entre Tim Burton et Dalí, un univers très par­ti­cu­lier. Je me suis dit qu’avec ce patient tout passait par le dessin. À partir de ce moment-là, nous avons pu lancer un véritable voyage patho­lo­gique, qui fina­le­ment n’a rien à voir avec la guerre, mais tout à voir avec sa per­cep­tion de la France, le décalage culturel : c’est pour cela que je dis souvent que rien ne sert d’interpréter les dessins, ce sont eux qui nous inter­prètent. »


« Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de dessiner des arbres ou des maisons, et bâtir son analyse sur des grilles de lecture peut être dangereux : nous sommes tous·tes différent·es. »

Jean-Pierre Klein, pédo­psy­chiatre et fondateur de l’Institut national d’expression de création, d’art et trans­for­ma­tion (Inecat)


Exposer des œuvres tirées de ses traumatismes

Au quotidien, Élise Amy cherche dans la nature des plantes présumées disparues. Elle est chargée de mission conser­va­tion au Conservatoire botanique national du Mascarin, sur l’île de La Réunion. Mais c’est à une autre dis­pa­ri­tion qu’elle s’est confron­tée un jour, lors d’une séance d’EMDR (2) avec un psy­chiatre : celle de ses souvenirs trau­ma­tiques. « Des choses com­men­çaient à revenir, elles me trou­blaient, et, au cours d’une séance d’hypnose, l’inceste a ressurgi, vio­lem­ment, explique-t-elle quand nous la contac­tons par téléphone. Tout a été réactivé et j’ai dû être hos­pi­ta­li­sée. » Dans le cadre de son suivi, le dessin lui a été proposé par un thé­ra­peute. Une bouée de sauvetage pour la jeune femme. « J’avais des images en tête, mais je ne savais pas dessiner. Le médecin m’avait dit de ne pas penser à la technique, de ne rien retenir et de jeter les choses sur le papier, comme elles venaient. » Elle commence alors avec de l’encre noire (voir le dessin ci-dessous), seule teinte possible pour exprimer ses sen­ti­ments de l’époque, puis a pro­gres­si­ve­ment introduit de la couleur : « Le dessin me per­met­tait d’extérioriser, de remettre à distance. J’ai pris mon temps, je me suis concen­trée, pour que ça soit res­sem­blant, pour que ça me rassemble aussi, car j’avais beaucoup de souvenirs du sentiment de dis­so­cia­tion ressenti au moment des agres­sions. »

GLC, Au fond du trou, 2020. L’image est venue à l’autrice en début de thérapie. « Le “moi adulte” demande au “moi enfant” de venir vers lui », expliquet-elle. Ce dessin a été exposé à plusieurs reprises dans le cadre de l'exposition Psychotraum’Artistes, à Saint-Denis, La Réunion entre 2021 et 2024.GLC / ALON FÉMINISME RÉUNION

Ce dessin intitulé « GLC, Au fond du trou » a été réalisé par son autrice, en début de thérapie. Il a été exposé dans le cadre de l’ex­po­si­tion Psychotraum’Artistes, à Saint-Denis, La Réunion entre 2021 et 2024. Crédit : GLC / ALON FÉMINISME RÉUNION, 2020

Quand un soignant lui explique qu’elle pourrait exposer ses dessins, ça fait tilt : « Je me suis dit que d’autres personnes avaient dû vivre la même chose que moi et se recon­naî­traient dans mes dessins. » À l’époque, elle vient juste de cofonder une asso­cia­tion féministe locale, Alon féminisme Réunion, et décide non seulement de monter une expo­si­tion, mais aussi de faire un appel à création en direction de toute personne victime de violences. Dans ce cadre, l’association de femmes et d’enfants victimes de violences (Afevv) a proposé des ateliers d’art-thérapie. Au total, une quinzaine de personnes ont partagé leurs dessins, auxquels ont été ajoutés des panneaux décryp­tant les méca­nismes du psy­cho­trau­ma­tisme. Le premier accro­chage de Psychotraum’Artistes a eu lieu à Saint-Denis de La Réunion en 2021, et la dernière édition s’est achevée en janvier 2024. « Je me suis reconnue dans d’autres dessins, se rappelle Élise Amy. Certains sont assez uni­ver­sels, ils exposent les états par lesquels on passe… Tout ça forme un tableau très parlant à ceux qui savent, à ceux qui découvrent aussi. Une femme s’était repré­sen­tée avec un énorme sac sur le dos, le poids du silence. Dans un autre dessin, on voit juste le torse d’une femme sans tête, avec des flammes noires autour d’elle. Ses mains tordent son ventre… Celui-là m’a beaucoup parlé. » La jeune femme a fait du chemin, et, passé l’urgence, elle ne dessine presque plus. « Quand je regarde mes dessins aujourd’hui, ça me permet de voir mon évolution, le travail que j’ai réussi à faire. »

 


« [Je voulais] rendre hommage au geste de témoi­gnage de ces enfants, qui reprennent les crayons, se mettent à tracer, raconter, créer. Leurs dessins sont comme des gestes gagnés sur la mort et la destruction. »

Zérane Girardeau, direc­trice artis­tique et com­mis­saire d’expositions


 

Parfois, ce sont les dessins des autres qui per­mettent de répondre à nos urgences col­lec­tives. En 2013, Zérane Girardeau, direc­trice artis­tique et com­mis­saire d’expositions, ressent un choc, une colère, devant l’immensité des crimes perpétrés par le régime syrien sur son peuple, puis la honte devant les cadavres échoués sur les plages de la Méditerranée. « Je me suis dit : les mômes sont partout, sur les ter­ri­toires en guerre, dans les camps de réfugiés, les hôpitaux bombardés, les canots. J’ai vu des dessins des sur­vi­vants et je me suis mise à écrire un projet pour rendre hommage au geste de témoi­gnage de ces enfants, qui reprennent les crayons, se mettent à tracer, raconter, créer. Pour moi, leurs dessins sont comme des gestes gagnés sur la mort et la des­truc­tion. »

 

Le dessin, voix des maux collectifs

Elle crée alors l’association Déflagrations, dans le but d’identifier, protéger et ras­sem­bler ces récits gra­phiques de toutes époques, de tous conti­nents. Des croquis d’enfants survivant·es de la Shoah ou de parcours migra­toires torturés, des gri­bouillis de Raqqa en Syrie, de Sarajevo, du 11 septembre 2001, du Rwanda. Des dessins d’enfants dis­sé­mi­nés dans les archives à Londres, Berlin ou Madrid, des dessins gardés dans les locaux d’ONG et de leurs acteurs huma­ni­taires (comme Médecins sans fron­tières, qui nous a transmis quelques dessins) ou dans les musées du souvenir. Des images de la guerre, créées pour survivre, qui peuvent panser des plaies bien plus grandes encore. Des plaies sociétales.

« Ma première question, c’était : “Quelle image peut rendre visible la guerre et ses effets ?”, se souvient-elle aujourd’hui. Quelle image nous permet de garder les yeux ouverts ? Nous avons tous été devant des dessins d’enfants, ce sont des images qui ne sont pas des illus­tra­tions du réel mais des recom­po­si­tions per­son­nelles : ils mélangent des éléments réels, sym­bo­liques ima­gi­naires, ils déforment, cachent, exagèrent, super­posent des tem­po­ra­li­tés. Un enfant peut montrer une scène de pillages, d’exécutions, et ajouter un soleil, une végé­ta­tion, des animaux, une jux­ta­po­si­tion parfois sur­pre­nante, énig­ma­tique, mais qui fait sens pour lui. Ce sont des images ouvertes, qui nous laissent avec notre ima­gi­naire, avec le mystère de ce qui est parfois inson­dable. Au quotidien, on est envahi·es par des images immé­dia­te­ment visibles et lisibles. Là, on doit s’attarder devant ces figu­ra­tions et tenter d’approcher l’expérience intime. Voilà la force de ces dessins d’enfants. »

L’auteur du dessin ci-dessus, un garçon syrien de 8 ans, a dû fuir son pays avec sa famille en 2012 alors qu’il était âgé de 3 ans. Cinq ans plus tard, réfugié à Irbid, en Jordanie, il s’applique, au centre de santé mentale de Médecins sans frontières, à dessiner un rêve : « C’est une porte et une voiture. Nous revenons dans notre pays. Je me souviens de la porte. Elle était bleue. Je suis dans la voiture, avec toute ma famille. »MÉDECINS SANS FRONTIÈRES / DÉFLAGRATIONS

L’auteur du dessin ci-dessus est un garçon syrien qui a dû fuir son pays avec sa famille en 2012 alors qu’il était âgé de 3 ans. A 8 ans, au centre de santé mentale de Médecins sans fron­tières à Irbid en Jordanie, il dessine un rêve : « C’est une porte et une voiture. Nous revenons dans notre pays. Je me souviens de la porte. Elle était bleue. Je suis dans la voiture, avec toute ma famille. » Crédit : MÉDECINS SANS FRONTIÈRES / DÉFLAGRATIONS

En 2021, le dessin de Kenza, la sur­vi­vante de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, a rejoint des centaines d’autres entre les murs du Mucem, à Marseille, dans le cadre de l’exposition « Déflagrations : dessins d’enfants et violences de masse ». Quand Kenza visite l’exposition et trouve son dessin au milieu des autres, elle vacille : « On n’a pas vraiment vécu la même chose, mais on a le même rapport [au monde] : on entend des tirs, des trucs, même si ce n’est pas là. On est comme unis ici, ras­sem­blés, même si on se connaît pas. » Six ans après l’attaque, l’enfant désormais âgée de 11 ans reste fragile, mais ce dessin est l’expression de son courage, sa voix à elle pour montrer ce qui persiste. « Je veux que les gens voient ma colère, mes émotions, ce que j’ai vécu », résume-t-elle. En 2019, en séance avec une art-thérapeute où il fallait repré­sen­ter son super pouvoir, elle a fabriqué un petit masque bleu avec des plumes jaunes sur lequel elle a collé des dizaines d’yeux, comme pour illustrer son hyper­vi­gi­lance : « Quand on voit, on se sauve. » •

Cet article a été édité par Mathilde Blézat.

 


(1) Rithy Panh est un réa­li­sa­teur franco-cambodgien, survivant des horreurs per­pé­trées par le régime des Khmers rouges entre 1975 et 1979. Ses films Les Gens de la rizière (1994) et S21. La machine de mort khmère rouge (2002) ont fait date. Son travail se concentre sur le trau­ma­tisme et le travail du deuil.

(2) Pratiquée depuis 1987, l’EMDR est une psy­cho­thé­ra­pie par mou­ve­ments oculaires qui cible les mémoires trau­ma­tiques des individus.

DESSINER : ESQUISSES D’UNE ÉMANCIPATION

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°14 Dessiner, paru en mai 2024. Consultez le sommaire.

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