« L’agresseur ne sonne pas, il a la clé »

Chaque année, environ 213 000 femmes sont victimes de violences de la part de leur conjoint ou ex. La sentence « L’agresseur ne sonne pas, il a la clé » le résume par­fai­te­ment : l’endroit le plus dangereux pour une femme est celui où elle habite. 
Publié le 28 juillet 2023
Illustration de PALM pour La Déferlante 11 - Histoire d'un slogan : « L’agresseur ne sonne pas, il a la clé »
Priscilla, alias PALM illus­tra­tions, est illus­tra­trice indé­pen­dante. Armée de son second degré bien acide, elle tient une page Instagram où elle s’amuse à illustrer des expres­sions françaises.

Les slogans fémi­nistes sont tantôt des reven­di­ca­tions, tantôt des pirouettes. Ce peuvent être des prénoms, des âges, des dates. Ou bien des chiffres, des apos­trophes, des avertissements.

Les plus désta­bi­li­sants sont ceux qui prennent la forme d’un constat ou plutôt, comme ici, d’un rappel : « L’agresseur ne sonne pas, il a la clé ». Celui-là, nous ne l’avons pas découvert en mani­fes­ta­tion, brandi sur une pancarte, mais en photo sur Internet, peint au pochoir sur le mur d’une ville anonyme. « Un slogan, c’est un acte efficace, décrypte Béatrice Fraenkel, anthro­po­logue de l’écriture et co­autrice de l’ouvrage collectif 40 ans de slogans fémi­nistes 1970/2020 (Éditions iXe, 2011). Mais à partir du moment où cela devient un énoncé écrit, à la formule s’ajoute la force qui se dégage de l’inscription. » Si les luttes fémi­nistes ont depuis longtemps investi les murs des villes pour faire passer leurs messages (graffitis, collages, pochoirs, affiches), ceux-ci sont désormais fixés pour l’éternité grâce aux nouvelles tech­no­lo­gies, même après nettoyage : « Ce qui est nouveau par rapport aux années 1970, riches en slogans et en graffitis, c’est qu’aujourd’hui, dès qu’il y a une lutte, il y a tout de suite une campagne de photos et d’enregistrements. »

« L’agresseur ne sonne pas, il a la clé ». Le pochoir nous colle aux basques. On y repense souvent depuis qu’on l’a vu. On en parle autour de nous. Qu’a‑t-il de si par­ti­cu­lier ? Comme bien d’autres slogans, impos­sible d’en déter­mi­ner l’origine. Béatrice Fraenkel voit dans la formule une « petite énigme à résoudre » qui fait son intérêt et son ori­gi­na­li­té : « On ne comprend pas tout de suite qu’il dénonce les violences conju­gales, cela demande quelques secondes de réflexion. C’est rare, les slogans à deux temps ; d’habitude, ça percute immé­dia­te­ment, c’est efficace. Celui-là est étrange, mais accro­cheur ! »

Les dangers du foyer

L’expression est d’autant plus glaçante qu’elle énonce une vérité qui dérange. Les chiffres sont têtus : selon l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime, sur les 87 000 femmes tuées en 2017 dans le monde, 30 000 l’ont été par leur actuel ou précédent par­te­naire. En France, selon le ministère de l’Intérieur, 213 000 femmes chaque année sont victimes de la violence de leur conjoint ou ex ; en 2021, 82 % des morts violentes au sein du couple concer­naient des femmes, dont 35 % étaient déjà victimes de violences de la part de leur compagnon. Selon l’enquête « Virage » de l’Institut national d’études démo­gra­phiques, en 2016, 47 % des violences sexuelles ont été commises par un compagnon ou ex-compagnon. C’est indis­cu­table : l’endroit le plus dangereux pour une femme est celui où elle habite.


« L’agresseur ne sonne pas, il a la clé » : le constat est insou­te­nable, car il heurte un sté­réo­type puissant, ancré dans l’imaginaire collectif, entretenu par les médias et la pop culture, celui de l’agresseur sur­gis­sant de nulle part.


Plus qu’un rappel des faits, ce « slogan » est révé­la­teur d’un système séculaire qui impose et natu­ra­lise l’ordre patriar­cal : impunité et toute-puissance pour les hommes, infé­rio­ri­té et assu­jet­tis­se­ment pour les femmes. De la Genèse (« Tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi ») au droit coutumier du Moyen Âge, la loi consacre ce « droit de cor­rec­tion ». Au xiie siècle, les lois anglo-normandes enjoi­gnaient à l’époux de « châtier » sa femme. Un ouvrage de droit français du xiiie siècle, les Coutumes de Beauvaisis, édicte que « les hommes peuvent être excusés de mauvais trai­te­ments envers leurs femmes, sans que la justice ait le droit de s’en mêler ». En 1804, Napoléon entérine, avec l’article 213 du Code civil, l’incapacité juridique des femmes, consi­dé­rées comme mineures et placées, à l’instar des enfants, sous l’autorité du conjoint : « Le mari doit pro­tec­tion à sa femme, la femme, obéis­sance au mari. » Six ans plus tard, le Code pénal juge le meurtre d’une femme par son conjoint « excusable », s’il est commis lors d’un flagrant délit d’adultère au domicile conjugal.

Le caractère pré­ten­du­ment privé des violences domes­tiques explique aussi pourquoi la justice, qui condam­nait pourtant ces affaires au civil, rechi­gnait à les traiter au pénal : « À partir du xixe siècle, au moment où on codifie le droit et la société, on distingue ce qui relève du civil de ce qui relève du pénal. Or, on estime que ce qui relève de la famille, y compris les violences et sévices, doit relever du civil. On renvoyait donc au civil les femmes se plaignant d’un mari violent, pour qu’elles demandent le divorce », explique Victoria Vanneau, his­to­rienne du droit et autrice de La Paix des ménages. Histoire des violences conju­gales, xixe-xxie siècles (Anamosa, 2016). Un tournant a lieu en 1825, quand la Cour de cassation rend l’arrêt Boisbœuf, qui juge que les articles du Code pénal sont appli­cables entre époux et épouses, et, plus pré­ci­sé­ment, que l’épouse a le droit de s’en reven­di­quer : « Cet arrêt marque l’invention juridique des violences conju­gales. Ça devient, au niveau du pénal, une juste cause qu’il est néces­saire de consi­dé­rer : protéger les conjointes victimes des coups. Mais on ne parle pas encore de “violences conju­gales”, plutôt de mal­trai­te­ments. Ça n’avait pas de valeur juridique ou sociale : c’était du fait-divers. »

Tout un système à reconfigurer

À la fin du xixe siècle, les fémi­nistes de la première vague, qui se battent pour l’égalité des droits et la réforme du Code civil, « évoquent déjà la tyrannie conjugale et la brutalité des hommes, mais ces violences ne sont pas consti­tuées en objet politique à part entière », rappelle Pauline Delage, autrice de Violences conju­gales. Du combat féministe à la cause publique (Presses de Sciences Po, 2017). Un siècle plus tard, leurs héri­tières des années 1970 brisent le tabou et dénoncent la tolérance vis-à-vis des violences faites aux femmes, dont l’ampleur émerge grâce à des espaces militants par­ti­cu­liers, « des groupes de conscience non mixtes, où les femmes se confient sur leurs relations intimes », explique la socio­logue. Grâce aussi à des textes, comme le reten­tis­sant Crie moins fort, les voisins vont t’entendre, de l’écrivaine bri­tan­nique Erin Pizzey, paru en 1974 et traduit en 1975 par les éditions des femmes. C’est l’analyse sys­té­mique et la décons­truc­tion des rapports sociaux femmes-hommes qui incite les mou­ve­ments fémi­nistes, notamment le Mouvement de libé­ra­tion des femmes (MLF), à dénoncer les modalités de la domi­na­tion masculine dans la sphère domes­tique. « Le privé est politique », scandent-elles. « Ce slogan, qui incarne ces mobi­li­sa­tions, per­met­tait de repenser la façon dont les inéga­li­tés au sein du foyer ne rele­vaient pas sim­ple­ment du privé, mais pouvaient s’inscrire dans des logiques poli­tiques et reflé­taient des rapports de domi­na­tion », explique Pauline Delage.

Dès ces années-là, des victimes témoignent à la télé, des figures média­tiques, dont Simone de Beauvoir, sou­tiennent les mobi­li­sa­tions dans la presse, des mani­fes­ta­tions et des débats sont organisés, des asso­cia­tions spé­cia­li­sées se consti­tuent, les premiers centres d’accueil ou d’hébergement ouvrent leurs portes… Mais l’État tarde à ins­ti­tu­tion­na­li­ser la question, estime Pauline Delage : « Il faut attendre la fin des années 1980 pour voir appa­raître la première campagne nationale contre les violences, avec l’expérimentation d’une ligne d’écoute nationale – qui donnera naissance au 3919. Puis, dans les années 2000, les poli­tiques publiques se déve­loppent, avec la pro­mul­ga­tion de lois spé­ci­fiques et de plans triennaux qui visent la pro­tec­tion des victimes, la pré­ven­tion des violences et la sanction des auteur·ices. »

C’est tout un système qu’il faut recon­fi­gu­rer : politique, policier, juridique, éco­no­mique. Car si l’agresseur a la clé, il a aussi son nom sur le bail et accès au compte en banque. Le rapport 2023 de la Fondation Abbé-Pierre, envisagé « au prisme du genre », confirme que les femmes sont plus exposées au mal-logement que les hommes, du fait des inéga­li­tés de patri­moine ou d’accès à la propriété, ainsi que des violences conju­gales, qui « consti­tuent un facteur par­ti­cu­liè­re­ment aigu », car « elles entraînent bien souvent la perte du logement pour la victime ». Alors que le relo­ge­ment peut signer l’arrêt des violences conju­gales et intra­fa­mi­liales, « près de 40 % des femmes victimes de violences en demande d’hébergement seraient sans solution ».

« L’agresseur ne sonne pas, il a la clé » : le constat est insou­te­nable, car il heurte un sté­réo­type puissant, ancré dans l’imaginaire collectif, entretenu par les médias et la pop culture, celui de l’agresseur sur­gis­sant de nulle part. C’est l’inconnu qui viole les femmes dans les séries, qui les tue dans les téléfilms, celui qu’elles craignent en rentrant chez elles tard le soir, qui n’a ni prénom ni visage et qui ne les attend pas sur le canapé du salon. Cette maxime rappelle que, pour les femmes, l’insécurité ne s’arrête pas une fois le paillas­son franchi. Que le foyer n’est pas pro­tec­teur : c’est le lieu pri­vi­lé­gié de la terreur. C’est dans l’espace domes­tique, à l’abri des regards, que s’exerce en premier lieu la violence des hommes.

Une aide uni­ver­selle d’urgence pour fuir les violences conjugales

Le 28 février 2023 a été pro­mul­guée en France la loi ins­tau­rant une « aide uni­ver­selle d’urgence » pour permettre aux victimes de violences conju­gales de quitter rapi­de­ment le foyer et de se mettre à l’abri. Le dis­po­si­tif s’inspire d’une expé­ri­men­ta­tion menée à la fin de 2022 à Valenciennes (Nord), per­met­tant de débloquer un « RSA d’urgence » ainsi qu’un accom­pa­gne­ment per­son­na­li­sé (aide juridique ou psy­cho­lo­gique, accès au logement) pour soutenir les victimes.

Applicable d’ici à la fin de 2023 « maximum », cette aide se pré­sen­te­ra sous la forme d’un don ou d’un prêt sans intérêts, octroyé lorsque les violences (par conjoint, concubin ou par­te­naire pacsé) seront « attestées par le bénéfice d’une ordon­nance de pro­tec­tion délivrée par le juge aux affaires fami­liales […], par un dépôt de plainte ou par un signa­le­ment adressé au procureur de la République ». La demande, effectuée lors du dépôt de plainte ou du signa­le­ment, sera transmise à la caisse d’allocations fami­liales ou à la caisse de Mutualité sociale agricole. Elle sera versée dans les trois à cinq jours ouvrés, et son montant, condi­tion­né à la « situation finan­cière et sociale » de la victime, ainsi qu’à la « présence d’enfants à charge ». Dans le cas d’un prêt, son rem­bour­se­ment par la victime pourra faire l’objet de « remises ou de réduc­tions » ou bien être à la charge de l’auteur des violences, « sans que ce rem­bour­se­ment puisse excéder 5 000 euros ».


Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni est jour­na­liste, spé­cia­li­sée en culture et ali­men­ta­tion. Elle est également tra­duc­trice et autrice. Son prochain livre, Mangez les riches ! La lutte des classes passe par l’assiette, paraîtra en octobre 2023 aux éditions Nouriturfu.

Habiter : Brisons les murs

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°11 Habiter, en août 2023. Consultez le sommaire

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