Histoire d’un slogan : « Nos désirs font désordre »

Dans les années 1970, en affirmant « Nos désirs font désordre », les militant·es fémi­nistes, les­biennes et gay clament la dimension révo­lu­tion­naire des sexua­li­tés mino­ri­taires. Et ébranlent l’ordre hété­ro­pa­triar­cal. Retour sur un slogan qui, d’une mobi­li­sa­tion à l’autre, ne cesse de circuler depuis cinquante ans.
Publié le 29 juin 2023

«Nos désirs font désordre »: l’allitération est aussi sédui­sante et créative que le propos est subversif. Il nous ramène au cœur de l’histoire de la révo­lu­tion sexuelle des années 1970–1980. Un moment où les femmes et les les­biennes reven­diquent l’autonomie quant à leur sexualité, leur accès à la jouis­sance, leurs choix de vie. Où certaines mili­tantes cherchent à bou­le­ver­ser radi­ca­le­ment les normes dis­cri­mi­nantes de l’hétérosexualité et de la binarité de genre. Un moment où la dimension émi­nem­ment politique des désirs des femmes et des personnes LGBT+ apparaît en pleine lumière.

Au début des années 1970, on assiste en effet à un déve­lop­pe­ment simultané du Mouvement de libé­ra­tion des femmes (MLF) et des mou­ve­ments de libé­ra­tion homo­sexuelle. Une poli­ti­sa­tion de la sexualité s’opère: elle trans­gresse la frontière d’ordinaire établie entre la sphère privée et la sphère publique. Façonnée par les rapports col­lec­tifs de domi­na­tion, perçue comme une déviance ou vécue clan­des­ti­ne­ment lorsqu’elle ne répond pas à la norme, la sexualité ne peut être consi­dé­rée comme relevant uni­que­ment de l’ordre du privé. « Le privé est politique », comme le résume un autre slogan clé forgé à la même époque par les premiers groupes fémi­nistes et homosexuels.

L’hétérosexualité analysée comme un régime politique

Les groupes du MLF mettent alors au cœur de leurs reven­di­ca­tions le droit à l’avortement libre et gratuit, les luttes contre les violences faites aux femmes, ainsi que la (re)découverte et l’apprentissage d’une sexualité par et pour les femmes, avec une concep­tion novatrice de la jouis­sance féminine. Il s’agit de détourner la sexualité de sa dimension uni­que­ment repro­duc­tive comme de celle d’outil au service de la jouis­sance masculine. Cela amène à replacer au cœur des débats publics le plaisir des femmes, leur choix de vivre ou pas la maternité, ainsi que d’autres désirs sub­ver­tis­sant les normes patriarcales.

Dans des cercles plus res­treints, dont la politiste Ilana Eloit a montré qu’ils avaient parfois été invi­si­bi­li­sés par les fémi­nistes hétéros, des dis­cus­sions autour des vécus lesbiens appa­raissent. Au sein du MLF, où, dès l’origine, les les­biennes sont nom­breuses, certaines entre­prennent d’analyser l’hétérosexualité comme un régime politique : Monique Wittig théo­ri­se­ra l’idée dans un article fondateur, « La pensée straight», qui paraît en 1980 dans la revue Questions féministes. L’hétérosexualité est en effet une norme juridique, politique et cultu­relle dont l’acceptation sociale est si forte qu’elle n’est jamais ques­tion­née. En tant que telle, elle détermine les nom­breuses dis­cri­mi­na­tions dont sont victimes les homo­sexuels, les les­biennes, mais aussi les femmes : celles-ci sont en effet sommées de se conformer au régime de la famille hété­ro­sexuelle, qui implique l’aliénation de leur corps, de leur temps et de leur force de travail à travers les tâches domestiques.

Le refus d’être discriminé·es par la loi et pathologisé·es par les institutions médicales

Radicale, l’analyse va susciter des débats houleux au sein du MLF entre fémi­nistes hété­ro­sexuelles et les­biennes d’une part, et entre les­biennes elles-mêmes d’autre part. En découle en 1980 le courant du les­bia­nisme politique: il fait du les­bia­nisme un moyen d’émancipation des femmes face à un régime de contrainte à l’hétérosexualité. Les désirs lesbiens viennent bou­le­ver­ser la place subal­terne attribuée aux femmes dans le cadre de la famille tra­di­tion­nelle et son statut de propriété sexuelle de l’homme: c’est ce que résume le slogan «Lesbienne, lèse-mâle».

Le slogan «Nos désirs font désordre» résonne aussi au sein des mou­ve­ments de lutte homo­sexuelle qui se créent entre les années 1970 et 1980. Dans une société hété­ro­pa­triar­cale où les homosexuel·les risquent d’être arrêté·es par la police pour «atteinte à la pudeur », et d’être interné·es en hôpital psy­chia­trique – l’homosexualité est alors consi­dé­rée comme une maladie mentale–, ces militant·es décident de visi­bi­li­ser col­lec­ti­ve­ment leurs désirs. Ils et elles reven­diquent avec force leur droit d’exister, de ne plus se cacher, de ne plus être discriminé·es par la loi ni pathologisé·es par les ins­ti­tu­tions médicales. Le mouvement de libé­ra­tion homo­sexuelle soutient que les sexua­li­tés mino­ri­taires sont une remise en cause de l’ordre hété­ro­pa­triar­cal et du cadre de la famille tra­di­tion­nelle. Elles peuvent amener également à une trans­gres­sion et à une redé­fi­ni­tion des normes sociales de genre, à travers, par exemple, les figures flam­boyantes et pro­vo­cantes des folles du mouvement homosexuel¹.

Slogan poly­morphe, « Nos désirs font désordre» a circulé entre les mou­ve­ments fémi­nistes, lesbiens et homo­sexuels via les enga­ge­ments simul­ta­nés de militant·es au sein de ces divers groupes. Certes, on n’en retrouve pas la trace avérée au sein des premiers col­lec­tifs à clamer cette sub­ver­si­vi­té des désirs homo­sexuels et lesbiens : le Front homo­sexuel d’action révo­lu­tion­naire (Fhar), créé en 1971 par des les­biennes et des fémi­nistes du MLF et des homo­sexuels, et les Gouines rouges, montée l’année suivante par d’anciennes mili­tantes du Fhar qui contestent la domi­na­tion masculine qui y règne. Mais, d’une façon générale, on manque d’archives pour ces deux mou­ve­ments. En revanche, « Nos désirs font désordre » est, de manière certaine, l’un des slogans brandis par les Groupes de libé­ra­tion homo­sexuelle (GLH) et le Comité d’urgence anti-répression homo­sexuelle (Cuarh, auquel adhèrent un certain nombre de GLH et de groupes lesbiens), qui appa­raissent quelques années plus tard. Il résonne lors de mani­fes­ta­tions telles que celles orga­ni­sées contre la répres­sion envers les homosexuel·les en juin 1977 ou celle d’avril 1981, pour les libertés des homo­sexuels et des les­biennes face aux diverses dis­cri­mi­na­tions inscrites dans la loi (2).

Cinquante ans plus tard, certains désirs font toujours désordre

Cependant, les groupes fémi­nistes, lesbiens et homo­sexuels ne sont pas toujours d’accord sur les désirs qu’il s’agit de reven­di­quer et de visi­bi­li­ser, en ce qui concerne la por­no­gra­phie par exemple : si les mou­ve­ments gay reprennent en partie cette esthé­tique, une frange du mouvement féministe va, elle, se posi­tion­ner, dans les années 1980, contre l’usage de ces codes. Mais, comme le souligne l’historien Jeff Meek dans ses travaux portant sur les soli­da­ri­tés entre fémi­nistes et homosexuel·les depuis les années 1970, ces échanges et cir­cu­la­tions ont été féconds poli­ti­que­ment: ils ont amené une partie du mouvement homo­sexuel à adopter les
concepts de patriar­cat et de rôles sexuels genrés ; ils ont aussi contribué à la formation de réseaux de soli­da­ri­té qui ont perduré au fil des années.

Aujourd’hui, le cadre légal a évolué: une série de lois ont vu le jour visant à lutter contre les dis­cri­mi­na­tions subies par les homosexuel·les. En 2013, le mariage a été ouvert aux couples de même sexe : les mobi­li­sa­tions qu’a suscitées ce projet de loi ont amené les mou­ve­ments LGBT+ et toute une part des groupes fémi­nistes à réaf­fir­mer leur soli­da­ri­té. Quant à l’histoire des mou­ve­ments lesbiens, elle fait l’objet d’un intérêt renouvelé auprès des militant·es et des chercheur·euses. Dans ce contexte, «Nos désirs font désordre » a resurgi dans les mani­fes­ta­tions ; le slogan est repris sur les murs par les col­leu­reuses fémi­nistes, affiché sur les réseaux sociaux… Aujourd’hui encore, les désirs des femmes, des les­biennes, des gays demeurent un horizon radi­ca­le­ment émancipateur.

1. Les folles sont des homo­sexuels qui, retour­nant le stigmate faisant d’eux des personnes prétendument
moins viriles que les hétéros, affichent un effé­mi­ne­ment reven­di­qué et subversif, parfois théâtralisé.

2. Jusqu’en août 1982, par exemple, l’âge de la majorité sexuelle était fixé à 15 ans pour l’hétérosexualité, et à 18 ans pour l’homosexualité.

Baiser : Pour une sexualité qui libère

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°9, Baiser de février 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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