Il y a vingt ans, j’ai accompagné ma grand-mère à Tunis, où elle est née. Elle n’y avait pas remis les pieds depuis les années 1950. Au gré de nos longues marches dans le quartier juif de la médina, je la voyais reconnaître des endroits qui lui étaient familiers.
On s’adressait à elle en tunisien, sa langue maternelle, qu’elle n’avait pas parlé depuis un demi-siècle, comme s’il était évident que cette touriste n’en était pas vraiment une. Elle comprenait tout, mais ne répondait qu’en français. Lorsqu’elle formula auprès d’un vieux monsieur de lointains souvenirs de noms de rue, il fit un geste de la main et nous le suivîmes. Nous arrivâmes alors devant une maison haute à la peinture écaillée, habillée d’une large porte – peut-être me semblait-elle immense parce que j’étais tout petit. Face à l’immeuble qui l’a vue grandir, son émotion pudique me saisit. C’est à cet endroit que j’ai rencontré ma grand-mère.
Avec ses parents et ses dix frères et sœurs, elle est arrivée en France quelque temps après l’indépendance de la Tunisie, proclamée en 1956. Une fois sur place, elle a juré à ses parents de ne dire à personne qu’elle était juive et tunisienne. À ce jour, promesse tenue. Sa judéité a été engloutie, son prénom francisé, sa langue maternelle oubliée dans le fond de sa gorge. Son accent est la seule marque qui résiste à l’assimilation : une amie tunisienne me l’a fait remarquer, en l’entendant un jour au téléphone. Ma grand-mère m’en voudrait de raconter son secret. Pardonne-moi : tu veux oublier notre tunisianité et notre judéité, quand je les cherche frénétiquement dans tous tes tristes sourires.
Je n’ai jamais vu ton regard s’illuminer lorsque tu me parles d’Israël. Je ne crois pas que cette terre existe autrement que comme une idée sans contours. L’appel du retour qui t’anime en silence est un rêve tunisien. Ton parcours de migration postcolonial a pulvérisé ta judéité. En ce qui me concerne, l’attaque du 7 octobre 2023 et la réponse génocidaire d’Israël ont précipité ma crise identitaire. Je ne suis pas le seul : le 31 octobre 2023, nous étions 85 à signer une tribune dans Libération, refusant que ce massacre soit commis en notre nom (1). Nous sommes beaucoup de juifs et de juives à tisser des liens entre l’écrasement des Palestinien·nes et notre histoire millénaire d’engloutissement. Ce tressage fait réémerger la notion de diasporisme, ce vœu de dispersion partout sur terre qui nous invite à « construire notre foyer partout où nous sommes » plutôt que de tomber dans le piège du sionisme, qui « exige qu’on “rentre à la maison” », selon la formule fulgurante de la poétesse états-unienne Melanie Kaye/Kantrowitz.
« Faux juifs et fausses juives », « idiot·es utiles de l’antisémitisme », « juifs et juives qui se détestent »… certaines organisations juives, de droite comme de gauche, multiplient les critiques à l’égard des diasporistes. Pourtant, c’est précisément cette voix juive, transnationale et connectée aux traumatismes des autres, qui me guérit. Celle qui entend faire bloc contre le nationalisme, le racisme d’État et la destruction des Palestinien·nes. La même qui rêve à la réparation.
« La diaspora est une libre circulation, un mouvement continu, incompatible avec la rigidité nationaliste de l’extrême droite. »
Sam Leter, du collectif Tsedek !
Pour Sarah*, la mise en cause du sionisme est née d’une « expérience personnelle de la violence d’État en Israël ». Membre de Kessem, un collectif juif féministe décolonial né en novembre 2023 réunissant militantes associatives et syndicales, cette Franco-Israélienne de 35 ans se souvient de son enfance passée dans une colonie israélienne à « s’enfuir de l’école dès 9 ans, afin d’échapper au lavage de cerveau qu’y subissent les petit·es. Là-bas, on te montre des photos d’enfants déporté·es dans un gymnase pour la Journée de la Shoah. Puis un soldat armé vient te dire que, à 18 ans, il faudra défendre le pays pour empêcher que ça arrive de nouveau. Israël prétend vouloir protéger les juifs et les juives, mais on y naît pour devenir de la chair à canon. »
Une histoire manipulée pour justifier la violence d’Israël
Certain·es s’opposent à ce destin. Micki*, Franco-Israélienne de 39 ans, a refusé de faire son service militaire au début des années 2000 : « La réalité palestinienne n’est pas montrée dans les médias israéliens, explique-t-elle. Il faut la découvrir par d’autres moyens. J’ai commencé à lire des historien·nes, des journalistes, et j’ai pris conscience de ces horreurs cachées. Je me suis politisée comme ça. » Après plusieurs années de mobilisation en Cisjordanie contre la construction du mur de séparation (2), elle émigre en France en 2005. Au lendemain du 7 octobre, avec plusieurs ami·es, elle crée Oy Gevalt ! (une expression yiddish qui exprime la détresse dans une situation de danger), une collective juive (3) queer antiraciste composée d’Israélien·nes, de Français·es et d’États-Unien·nes qui souhaitent construire leur place en tant que juifs et juives dans le mouvement de solidarité avec la Palestine. Depuis, la collective marche derrière la banderole du Bloc juif, ce groupe de collectifs juifs – dont Kessem – présent dans toutes les manifestations parisiennes unitaires en soutien à Gaza.
Pour ces militant·es, leur investissement de la judéité et la lutte pour la libération de la Palestine s’inscrivent dans un mouvement commun. « La solidarité des juifs et juives avec la Palestine est un idéal de justice qui intègre notre propre processus de guérison en tant que juifs et juives, par lequel nous nous reconnectons à notre histoire, qui a été manipulée pour justifier la violence d’État en Israël », argumente Ita Segev, artiste trans et membre de Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix), organisation antisioniste réunissant des milliers de personnes aux États-Unis. Engagée depuis plusieurs années dans les mobilisations en soutien à la Palestine et dans les espaces communautaires trans à New York, la militante dénonce « la mythologisation de la douleur juive » par Israël, qui sert à justifier les « pires exactions à Gaza et en Cisjordanie » autant qu’à faire des traumatismes des juifs et des juives un élément indépassable de leur identité. « Si cette douleur pouvait être transformée, guérie, quelle serait la nécessité d’un État ethnique surmilitarisé ? », ironise-t-elle.
Joana Cavaco, membre du collectif juif antisioniste Erev Rav (4), établi aux Pays-Bas, qui compte désormais plus de quatre-vingts membres, aspire de son côté à ce que les juifs et juives du monde entier « coupent le cordon ombilical empoisonné qui les relie à l’État d’Israël ».
Instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme
La connexion de ces militant·es avec le peuple palestinien ne date pas des massacres commis à Gaza après le 7 octobre. Elle s’inscrit dans un rapport familier à la terre, à l’arrachement et à l’exil. Abby Stein, rabbine trans de 32 ans, le résume en une phrase : « Les juifs et juives sont attaché·es à la terre d’Israël – la terre et non l’État – depuis deux mille ans. Malgré les exils, personne n’a réussi à tuer cet attachement. Dans quel monde a‑t-on pu penser que les Palestinien·nes allaient oublier leur maison en quatre-vingts ans ? » Engagée de longue date dans les luttes féministes aux États-Unis, elle est une des cofondatrices de Rabbis4Ceasefire (Rabbin·es pour un cessez-le-feu) et membre de If Not Now (Si ce n’est pas maintenant), mouvement juif états-unien contre l’occupation en Palestine, et de T’ruah, « l’appel rabbinique pour les droits humains ».
Abby Stein a grandi dans une communauté hassidique profondément opposée à l’idée d’un nationalisme juif : « J’ai entendu toute mon enfance que l’État d’Israël ne mettait pas les juifs et les juives en sécurité », se souvient-elle. « Diasporisme » est pour elle « un autre mot pour dire “judaïsme” », qui renvoie à la notion yiddish de doykeit : « l’idée que notre maison se trouve partout où nous souhaitons bâtir nos vies ». Le fait de vivre en diaspora – donc d’être minoritaires là où on réside – permet à ces militant·es de faire bloc aux côtés d’autres populations marginalisées, en lutte permanente contre leur propre effacement, et de penser leur place dans le monde, en tant que juifs et juives et en tant que minorité.
En Europe, ces voix juives qui se mobilisent pour la libération palestinienne tentent de se faire une place dans le débat public. Certaines existent depuis longtemps : pour Gérard Preszow, 69 ans, qui a rejoint l’Union des progressistes juifs de Belgique en cachette de ses parents lorsqu’il avait 15 ans, « être juif ou juive ici et maintenant » est la condition sine qua non pour se faire entendre. Mais la répression est intense, notamment – ironie cruelle – en Allemagne. Wieland, 46 ans, est membre de Jüdische Stimme (Voix juive), un collectif diasporiste investi par des juifs et des juives de toutes nationalités. Il raconte comment le fait d’« être piégé dans le discours allemand et son utilisation abusive de l’identité juive pour soutenir Israël a amené le groupe à être régulièrement censuré » : événements annulés, comptes bancaires du collectif fermés à deux reprises… Les militant·es ressentent « une immense frustration ». Mais comme tous les autres groupes diasporistes, ses effectifs explosent depuis le 7 octobre.
Selon Sam Leter, membre depuis 2023 du collectif juif décolonial Tsedek ! (Justice, en hébreu) et cofondateur du Decolonial Film Festival, « [en France,] la nécessaire lutte contre l’antisémitisme est instrumentalisée à des fins islamophobes et de soutien à Israël », et le diasporisme s’entend comme « outil de lutte contre la droite et l’extrême droite ». En effet, explique-t-il, « la diaspora est une libre circulation, un mouvement continu : tu n’es pas fixe dans un endroit », un principe « incompatible avec la rigidité nationaliste de l’extrême droite ». « La diaspora, c’est le contraire de la loi immigration, votée par les mêmes qui appelaient à marcher contre l’antisémitisme le 12 novembre », résume-t-il (5).
« Ce n’est pas anodin que les droites soutiennent autant le sionisme. J’y vois leur espoir que les juifs et les juives qui vivent dans leur entourage partent en Israël. »
Abby Stein, rabbine new-yorkaise
En Allemagne aussi, « il y a l’idée très populaire d’un antisémitisme importé par les migrants qui justifierait une politique d’immigration plus stricte », résume Wieland. Ainsi, selon Sarah, refus du sionisme et lutte contre le racisme ne sont « pas décorrélables » : « On ne peut pas dire qu’on crée un front antiraciste ici tout en ne remettant pas en cause le nœud patriote et nationaliste d’un État colonial. » C’est pour cette raison qu’Israël « méprise les diasporistes », analyse Sam Leter.
Pour ces militant·es, l’Europe peine à prendre la mesure de son antisémitisme. À leurs yeux, le phénomène n’aurait pas disparu après la Shoah et continuerait de se manifester aujourd’hui dans le champ politique institutionnel. Ainsi, en 2018, Emmanuel Macron avait jugé « légitime » un hommage au maréchal Pétain, estimant qu’il avait été, lors de la Première Guerre mondiale, « un grand soldat ».
Pour parer les contorsions historiques et rendre visible la présence juive, Oy Gevalt ! organise régulièrement des fêtes juives dans l’espace public. Le 28 avril 2024, un séder (dîner) de Pessah, la Pâque juive, s’est tenu dans les rues de Paris en soutien à la Palestine. « La France se revendique de la laïcité, mais c’est surtout un État à majorité blanche et chrétienne qui pense que toute expression d’une autre religion est un signe de “communautarisme” », dénonce Micki, la fondatrice d’Oy Gevalt !, pour qui « le fait de montrer la religion juive dans la rue, c’est déjà lutter contre l’antisémitisme ». Selon la rabbine Abby Stein, la visibilité juive en diaspora « empêche les gouvernements et les États de contrôler l’identité juive ». Elle repense aux Israélien·nes qu’elle rencontre à New York : « Ils me disent que, dans leur pays, elles et ils se sentent israélien·nes, mais qu’aux États-Unis elles et ils se sentent juifs et juives. »
L’engagement décolonial comme réparation du monde
La répression des voix juives décoloniales en Europe et aux États-Unis est selon ces militant·es un moyen pour les États de se débarrasser de vieilles culpabilités liées à leur propre exercice de l’antisémitisme. « Nous voyons apparaître ce discours public selon lequel critiquer Israël ou questionner les modalités de son existence mettrait en danger les membres de la diaspora juive », observe Abby Stein. À plusieurs reprises, elle s’est offusquée des propos de Joe Biden. En décembre 2023, lors d’une réception à la Maison-Blanche à l’occasion de la fête de Hanoukka, il a prétendu que les juifs et juives ne pouvaient être pleinement en sécurité qu’en Israël : « Ça me sidère d’entendre mon président dire que nous avons besoin d’un État étranger pour nous protéger, alors que c’est son travail ! »
La rabbine new-yorkaise voit dans ce positionnement une manière de se débarrasser du « problème juif » : « Ce n’est pas anodin que les droites soutiennent autant le sionisme. J’y vois leur espoir que tous les juifs et toutes les juives qui vivent dans leur entourage partent en Israël. L’idée que les juifs et les juives sont censé·es être dans un endroit spécifique est intrinsèquement antisémite », dénonce-t-elle. Depuis la Belgique, Gérard Preszow résume : « Le diasporisme est un outil contre l’antisémitisme, alors que le sionisme s’en nourrit. »
Surtout, affirmer sa judéité dans les mouvements de lutte antiracistes et contre l’extrême droite est un outil puissant de lutte contre l’antisémitisme, défend Sarah, la militante du collectif Kessem. Habituée des assemblées générales féministes et en soutien à la Palestine, elle affirme que cette présence « incarnée » permet de créer des ponts entre les personnes. « On est là pour nos camarades, donc ils et elles sont là pour nous. Vivre avec d’autres individus dont on partage les combats, c’est lutter organiquement contre l’antisémitisme. »
Cette solidarité avec d’autres groupes marginalisés, « c’est notre seule sauvegarde contre l’extrême droite, contre le fascisme, contre la destruction de la planète, contre toutes les forces plus intéressées par l’accumulation de richesse et la cupidité que par la vie humaine », défend l’artiste états-unienne Ita Segev.
La Shoah, les migrations postcoloniales, les exils successifs qui ponctuent les trajectoires des communautés juives sont autant de traumatismes que l’augmentation des actes antisémites un peu partout dans le monde appelle à regarder en face. Pour Gérard Preszow, la « crainte de la renaissance de la “question juive” » est une évidence qui expliquerait le climat de grande tension parmi les juifs et les juives vivant hors d’Israël. Depuis le 7 octobre, nombre de familles, d’amitiés et d’espaces religieux ont éclaté : « Lorsqu’on voit les conflits qui traversent nos communautés, des juifs et des juives qui en accusent d’autres d’être des traîtres, on peut se dire qu’un traumatisme supplémentaire a été ajouté à la liste », se désole Wieland, le militant diasporiste allemand.
Minorité dans la minorité, les juifs et les juives diasporistes anticoloniaux se réunissent pour soigner ces plaies et conjurer la solitude. Chez Kessem, la notion de soin est « essentielle », affirme Rose*, 42 ans. « On s’est rencontrées à partir d’un mal-être et d’un sentiment d’isolement. On se réconforte, on accompagne nos doutes, on crée des échos entre nos histoires. » Aux Pays-Bas, Joana Cavaco parle de la « bouée de sauvetage » que constitue « l’engagement en tant que juif ou juive dans toutes les luttes contre les dominations ».
« En Israël, la condition juive est majoritaire, donc elle est impensée », analyse Micki. Au contraire, selon la rabbine états-unienne Abby Stein, la condition minoritaire en diaspora « donne l’occasion de créer quelque chose de sublime, ancré là où nous sommes ».
Dans la religion juive, il existe un précepte fondateur : le tikkun olam – réparation du monde, en hébreu – qui désigne le devoir de lutte contre les injustices sociales. Le tikkun olam n’est pas une utopie : il s’inscrit dans l’ici et le maintenant… comme la diaspora. Devant le chaos que le 7 octobre et l’offensive génocidaire à Gaza ont généré, les militant·es voient pourtant s’amenuiser l’espoir de guérisons collectives. Ita Segev a grandi à Jérusalem, qu’elle a quitté en 2011 : « Dans un monde où la Palestine est libre », elle n’exclut pas de retourner sur cette terre. « Si nous pouvons faire foyer partout où nous sommes, ça pourrait aussi être le cas en Palestine », à condition de s’atteler à un travail de réparation impliquant « la décolonisation, le droit au retour et une véritable libération du fleuve à la mer ». « Je crains de ne pas le voir de mon vivant », se désole-t-elle. Ça ne l’empêche pas de rêver à cet horizon. Le même espoir m’anime : les cris des grands-mères palestiniennes – déplacées lors de la Nakba, spoliées de leurs terres en Cisjordanie, massacrées à Gaza… – répondent au silence de la mienne. •
* Micki et Sarah sont des prénoms d’emprunt ; Rose a souhaité que son nom de famille ne soit pas mentionné.
Tal Madesta Journaliste indépendant spécialisé dans les questions de discriminations, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Fin des monstres (La Déferlante Éditions, 2023).
(1) « Frappes sur Gaza : “Vous n’aurez pas le silence des juifs de France” », Libération, 31 octobre 2023.
(2) En 2002, Ariel Sharon, Premier ministre israélien, lance la construction d’un mur entre Israël et la Cisjordanie occupée. Long d’environ 700 kilomètres, il accentue l’isolement des territoires palestiniens.
(3) Le terme « collective » est utilisé dans les milieux féministes et queers pour démasculiniser l’approche de la lutte.
(4) Dans la Bible, erev rav désigne des personnes issues de différents peuples qui se joignent aux Hébreux·ses fuyant l’Égypte, et qui sont considérées comme des converties insincères. Par extension, le mot désigne les traîtres à la tradition juive.
(5) Le 12 novembre 2023, dans un contexte de recrudescence des actes antisémites, une « marche pour la République et contre l’antisémitisme » est organisé dans plusieurs villes de France. Des personnalités politiques de différents bords y participent, dont le Rassemblement national.