D’un air déterminé, Joanna, 32 ans, s’empare de tracts en faveur de l’avortement et s’avance dans les rues pavées du centre de Cracovie. À côté d’elle, quatre militant·es distribuent des stickers à des passant·es et collent des affiches.
On y lit le numéro à joindre pour obtenir de l’aide, un appel à légaliser totalement et sans condition l’avortement et à soutenir les militant·es. Non loin, dans une voiture, des policiers gardent un œil sur cette agitation soudaine. Lorsqu’elle les voit, le visage de Joanna se crispe.
Une cigarette aux lèvres, elle plonge dans ses souvenirs : « C’était une soirée d’avril 2023, j’étais seule chez moi et je faisais une crise d’angoisse. En pleurs, j’ai appelé ma psychiatre pour lui raconter mes problèmes. » Deux semaines plus tôt, Joanna avait avorté seule chez elle grâce à une pilule abortive envoyée depuis l’étranger. Un avortement légal dans ce cadre, sans douleur ni regret. Au bout du fil, sa psychiatre l’écoute avant de la mettre en attente. Peu après, deux policiers se présentent chez Joanna : « Vous devez venir avec nous. Un crime a été commis. »
D’une voix calme, Joanna décrit l’effroi qu’elle a ressenti en les voyant entrer chez elle. « Quand j’ai entendu cette phrase, j’ai compris que ma psychiatre m’avait dénoncée à la police. Mais j’ignorais ce qu’elle leur avait dit exactement. » C’est seulement plusieurs mois plus tard, en juillet 2023, lorsque l’affaire est rendue publique dans la presse polonaise et que l’enregistrement audio de l’appel de sa psychiatre à la police est diffusé que Joanna mesure les propos tenus par sa médecin. « Elle avait dit aux flics que je venais de faire un avortement et que j’étais suicidaire. Ce qui était faux. Mon avortement, c’était quinze jours plus tôt et je n’avais aucune pensée suicidaire. » Joanna se souvient avoir été conduite à l’hôpital, escortée par une voiture de police. « J’ai eu très peur, je ne savais pas où j’allais, ils m’ont interdit d’utiliser mon téléphone. J’étais en pleine crise d’angoisse, et personne ne m’a aidée. »
Une destruction progressive du droit à l’avortement
Cette violence dont a été victime Joanna n’est pas isolée. Ces dernières décennies, la législation polonaise concernant l’accès à l’IVG s’est considérablement durcie. En 1956, la Pologne avait pourtant été l’un des premiers pays européens à alléger les conditions d’accès à l’avortement. Mais à la chute du régime communiste, en 1993, seuls trois motifs autorisaient encore la pratique de l’IVG : la mise en danger de la femme enceinte, une plainte pour viol ou inceste, et une malformation du fœtus.
Le retour au pouvoir du parti conservateur Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość, abrégé en PiS) à l’élection présidentielle de 2015 a de nouveau durci l’accès à l’avortement. Progressivement, sa criminalisation s’est imposée dans le débat public, et de nombreuses offensives contre ce droit ont été menées par le Parlement et les mouvements anti-avortement. En réaction, en 2016, des milliers de femmes sont descendues dans la rue et se sont organisées en collectifs. C’est à ce moment-là qu’est né le mouvement de la Grève générale des femmes (Ogólnopolski Strajk Kobiet, OSK), donnant lieu à une large mobilisation pour défendre le droit des femmes à disposer de leur corps. En vain.
Action dans le centre de Cracovie lors de la Journée internationale pour le droit à l’avortement.
En octobre 2020, en pleine pandémie de Covid, le tribunal constitutionnel contrôlé par le PiS déclare illégal l’avortement médicalisé en cas de malformation du fœtus, une situation qui concerne alors 98 % des avortements en Pologne, selon les chiffres du ministère polonais de la Santé.
Dans les faits, les femmes ayant porté plainte pour viol et celles dont la grossesse est à risque restent éligibles à un avortement pratiqué à l’hôpital, pourtant nombreuses sont celles qui peinent à obtenir ce droit. Dès lors, la seule façon légale d’avorter en dehors des hôpitaux polonais est de se procurer une pilule abortive. Seulement le médicament, délivré uniquement sur ordonnance, n’est prescrit que par très peu de médecins et doit donc être envoyé depuis l’étranger. À l’heure actuelle, avorter seule chez soi ou être en possession d’une pilule abortive ne relève pas d’une infraction. En revanche, toute aide apportée en dehors des deux seuls motifs prévus par la loi est passible de trois ans de prison (1).
Une stigmatisation du personnel médical
C’est pourtant l’avortement qu’elle a pratiqué seule chez elle qui a causé l’interpellation de Joanna en avril 2023. Une fois arrivée à l’hôpital, elle a été encerclée par plusieurs policiers. Les médecins présent·es sur place ont rapporté à la presse polonaise avoir cherché à comprendre et à intervenir mais en avoir été empêché·es. La police s’est emparée de son ordinateur et lui a demandé son téléphone – qu’elle a refusé de donner – avant d’ordonner à l’équipe médicale de lui faire subir un examen gynécologique. « Je n’avais pas besoin d’aide médicale, j’avais juste une crise de panique comme jamais ! On m’a forcé à subir un examen gynécologique, alors que mon avortement avait eu lieu quinze jours plus tôt et que je n’avais aucun problème à ce sujet. » Joanna raconte qu’une fois l’examen terminé et le médecin sorti de la salle, deux policiers y sont entrés. « C’était très humiliant et angoissant, lâche-t-elle. Ils m’ont demandé de me déshabiller, de m’accroupir et de tousser. C’était juste hors de question. Je saignais encore à cause de l’avortement et je venais de subir un examen gynéco. Il n’y avait aucune raison médicale ou légale qui m’obligeait à enlever ma culotte. Alors, j’ai commencé à crier. J’ai eu peur de ce qu’ils allaient me faire. Ils répétaient qu’ils voulaient mon téléphone et qu’il fallait que je me déshabille. J’étais déjà presque nue, puisqu’il ne me restait que ma culotte. J’ai fini par leur donner mon téléphone, et ils sont partis. »
Une version corroborée par un rapport de Human Rights Watch (2) publié en septembre 2023. L’ONG reprend le témoignage de Joanna pour démontrer que « les cas documentés prouvent que les autorités polonaises chargées de l’application des lois ont intensifié leurs poursuites contre les femmes, les filles et les équipes médicales ». De fait, peu de personnes osent parler d’avortement en public par peur des représailles. Gizela Jagielska, gynécologue obstétricienne, est l’une des deux seul·es médecins polonais·es assumant publiquement de pratiquer des avortements. « Beaucoup de médecins disent aux patientes que l’avortement est illégal en Pologne, ce qui est faux. Mais ça les arrange bien. » En raison de cet engagement qu’elle refuse de qualifier de « militant », Gizela est régulièrement dénigrée par ses confrères et consœurs, reçoit des menaces de mort, et l’hôpital où elle travaille est souvent la cible de manifestations anti-avortement. « On sait que des IVG sont pratiquées dans les hôpitaux, bien au-delà des chiffres annoncés », explique Mikolaj Czerwinski, responsable plaidoyer à Amnesty Pologne sur les droits reproductifs et les droits LGBT+. « Mais à cause de la stigmatisation de l’avortement et de la crainte des médecins d’être affiché·es comme “pro-avortement”, beaucoup choisissent de ne pas déclarer officiellement ces IVG. »
Mikolaj Czerwinski, responsable plaidoyer à Amnesty Pologne.
À en croire les chiffres du ministère de la Santé, depuis 2020, seule une centaine d’avortements légaux seraient pratiqués en Pologne chaque année, contre plus de 1 000 avant la décision du tribunal constitutionnel qui en avait considérablement restreint l’accès. Cet arrêt pourrait être révoqué dans les prochains mois. En octobre 2023, le PiS a perdu la majorité aux élections législatives. Lors de la campagne, la question de l’accès au droit à l’avortement a été omniprésente. Les partis de l’opposition, allant de la gauche au centre, sont arrivés en tête. Menés par Donald Tusk, ils ont fait savoir que leur coalition souhaitait revenir sur cette décision judiciaire de 2020. Deux d’entre eux proposent aussi de dépénaliser l’aide pour avorter et de légaliser l’avortement jusqu’à 12 semaines, selon un communiqué de Lewica, la coalition de la gauche polonaise (3).
En attendant une éventuelle évolution législative, la liste des femmes mortes après qu’on leur a refusé l’accès à un avortement continue de s’allonger. Depuis 2021, elles sont au moins six à avoir succombé faute de soins. Des données là encore sous-estimées, puisque certaines familles de victimes refusent de parler par peur d’être stigmatisées. En novembre 2021, Izabela, 30 ans, est décédée d’une septicémie. Elle n’avait plus de liquide amniotique, mais les médecins ont préféré attendre que le cœur du fœtus arrête de battre plutôt que de pratiquer un avortement. Quelques mois plus tard, en janvier 2022, c’est Agnieszka, 37 ans, qui meurt, elle aussi d’une septicémie. Enceinte de jumeaux, elle a dû garder l’un des deux fœtus mort in utero pendant sept jours. Ce qui l’a tuée. En juin 2023, c’est au tour de Dorota, 33 ans, de mourir à l’hôpital : les médecins ont refusé de la soigner alors que son fœtus de vingt semaines était lui aussi mort in utero.
« C’est simple, les médecins laissent mourir les femmes, lâche Joanna. C’est l’une des raisons qui m’a poussée à avorter. Je savais que si j’avais une grossesse à risque, les médecins ne seraient pas là pour me prendre en charge. C’est dur de se dire ça, mais c’est une réalité aujourd’hui en Pologne. Je veux un enfant, mais je ne veux pas mourir. » Une crainte partagée par de nombreuses Polonaises qui hésitent désormais à entamer une grossesse. « Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le PiS n’attaque pas seulement le droit à l’avortement, mais tous les droits reproductifs », explique Monika Płatek, avocate en droit pénal et professeure à l’université de Varsovie. « En 2019, l’État a fait fermer une clinique néonatale, et depuis 2022, une plateforme centralisée permet de ficher les grossesses pour lister celles qui ne sont pas allées à terme. »
Monika Płatek, avocate en droit pénal et professeure à l’université de Varsovie.
Car les femmes qui subissent des interruptions spontanées de grossesse sont aussi concernées par cette politique anti-avortement. En septembre 2022, une équipe de chercheurs financée par l’État a annoncé un nouveau protocole pour vérifier la présence de misoprostol – la substance médicamenteuse utilisée dans les pilules abortives – dans le sang du fœtus. « Ce test fonctionne très bien, malheureusement, se désole Mikolaj Czerwinski, d’Amnesty International. Récemment, un juge a demandé à une femme qui avait fait une fausse couche d’examiner son fœtus afin de savoir si ce n’était pas un avortement déguisé. » Ces attaques de plus en plus virulentes à l’encontre des droits reproductifs s’inscrivent dans un contexte plus large, précise Klementyna Suchanow, cofondatrice du mouvement OSK : « C’est une guerre contre les femmes et les personnes LGBT+ qui est actuellement menée à travers toute l’Europe. Nous ne pourrons pas gagner si nous ne le reconnaissons pas. Ces attaques ne cesseront pas si l’on ne se bat pas contre, et au niveau européen. »
Klementyna Suchanow, écrivaine, traductrice et éditrice
Une charge portée par les militantes
Aujourd’hui, la pratique de l’avortement repose principalement sur les militantes féministes. Le collectif Abortion Dream Team (ADT), fondé en 2016, accompagne et apporte des solutions aux personnes qui veulent avorter. Dans leur local, des affiches, des pancartes et des stickers rappellent l’importance et l’urgence de pouvoir disposer de son corps, d’autant plus que la pilule du lendemain n’est délivrée que sur ordonnance et au compte-gouttes. « Ce sont des combats similaires, reprend Monika Płatek. Dans ce Code pénal restrictif, toutes les femmes ne tombent pas enceintes, mais toutes sont traitées de la même manière. Cette politique-là a pour objectif d’imposer un cadre contraignant pour empêcher les femmes de vivre normalement, de prendre des décisions pour elles-mêmes et de s’impliquer dans la vie citoyenne. » D’après les chiffres communiqués par plusieurs associations, dont ADT, 100 000 avortements seraient pris en charge par les militant·es chaque année en Pologne, en dehors des circuits officiels.
« Que ce soit pour des pilules abortives ou des avortements médicaux dans des hôpitaux partenaires en Europe, on est là, souligne Natalia Broniarczyk, 39 ans, membre du collectif ADT. Et on le fait avec le sourire parce qu’un avortement, ce n’est pas horrible ou dramatique. Ce qui l’est en revanche, c’est l’absence de droits qui conduit à des décès. » ADT s’occupe donc d’informer, de rassurer mais aussi de donner les coordonnées des ONG partenaires qui envoient des pilules abortives depuis l’étranger. « Pour ma part, j’ai contacté une fondation étrangère, détaille Joanna. C’était gratuit, mais j’ai choisi de faire un don. » Après plusieurs échanges de mails, deux pilules abortives lui ont été envoyées. « Quand j’en ai pris une, tout s’est bien passé. J’avais pourtant l’impression de faire quelque chose de mal. Je me sentais comme une criminelle, alors même que je ne faisais rien d’illégal. »
« C’est une guerre contre les femmes et les personnes LGBT+ qui est actuellement menée à travers toute l’Europe. Nous ne pourrons pas gagner si nous ne le reconnaissons pas. »
Klementyna Suchanow, cofondatrice du mouvement de la Grève générale des femmes (OSK)
L’aide criminalisée
À défaut d’avoir réussi à pénaliser les femmes qui avortent, la loi polonaise sanctionne la personne qui aide. Telle qu’elle est rédigée, la loi criminalise aussi bien l’envoi d’une pilule que le fait d’être présent·e lors de la prise de celle-ci. C’est sur ce motif-là que Justyna Wydrzyńska, 48 ans, militante pro-avortement et cofondatrice du collectif ADT a été condamnée à huit mois de travaux d’intérêt général, en mars 2023. Une condamnation dont elle a fait appel. « En 2020, ADT est contacté par une mère de famille, Anna*, qui a besoin d’aide pour avorter », se souvient la militante. Le mari d’Anna, que Justyna décrit comme violent, menace de la dénoncer à la police si elle décide d’avorter. Sa seule solution est donc de trouver une pilule abortive de façon discrète. Mais en 2020, dans le contexte de la pandémie de Covid, Justyna redoute que l’envoi d’une pilule depuis l’étranger ne prenne trop de temps. Elle décide de lui faire parvenir celle qu’elle conservait pour son usage personnel, avec son numéro de téléphone. « J’ai senti que je devais l’aider. Elle était dans une situation de violence énorme, comme j’avais pu l’être il y a quelques années en 2006, quand j’ai moi-même avorté. »
Quelques jours plus tard, quand Anna récupère l’enveloppe, les policiers l’attendent chez elle. Son mari l’a dénoncée. « Ils ont utilisé la force pour l’empêcher d’avorter, poursuit Justyna Wydrzyńska. Toute l’idée d’Abortion Dream Team, c’est de dire qu’une personne qui veut avorter devrait pouvoir le faire gratuitement et comme elle l’entend. Cette femme m’avait dit qu’elle préférait mourir que de mener à bien cette grossesse. Donc, oui, je l’ai aidée et, non, je ne regrette pas. » Anna n’a pas été poursuivie, mais Justyna Wydrzyńska, elle, a été condamnée. « Je ne vais pas arrêter de me battre à cause d’eux. Au contraire, je vais redoubler d’efforts pour que ça n’arrive plus, précise-t-elle d’une voix calme. Si le nouveau gouvernement décide de légiférer sur le droit à l’avortement dans les prochains mois, j’espère que ça ira dans le bon sens. À ADT, on ne veut pas qu’il soit conditionné par un rendez-vous psy ou autre. On ne veut pas non plus d’un référendum qui déciderait à notre place ce que nous avons le droit de faire. On veut juste des pilules abortives disponibles, gratuites et accessibles sans condition. »
« Cette femme m’avait dit qu’elle préférait mourir que de mener à bien cette grossesse. Donc, oui, je l’ai aidée et, non, je ne regrette pas. »
Justyna Wydrzyńska, cofondatrice du collectif ADT
Des revendications que partage Joanna et pour lesquelles elle milite à Cracovie. « J’ai mis du temps à me remettre de ce soir-là, reconnaît-elle. J’ai l’impression d’avoir été victime de viol dans cet hôpital. Mais aujourd’hui, j’ai transformé cette injustice en combat, et je ne vais pas les laisser gagner. Je veux rester ici et me battre pour que ça évolue. » À ce jour, aucune charge n’a été retenue contre elle, mais son ordinateur ne lui a toujours pas été rendu. Non loin d’elle, dans les rues de Cracovie, les militant·es pro-avortement s’affairent à alpaguer les passant·es pour leur rappeler qu’il est possible d’avorter légalement en Pologne. Un sourire aux lèvres, Joanna prend place à leurs côtés. Derrière elle, une affiche annonce : « L’avortement sauve des vies, contrairement à la police ». •
* Le prénom a été modifié.
Ce reportage a été réalisé à Cracovie et Varsovie en septembre 2023. Le texte a été édité par Diane Milelli.
(1) Selon l’article 152 du Code pénal : « Quiconque aide ou incite une femme enceinte à interrompre sa grossesse en violation de la présente loi est passible de la même peine », c’est-à-dire une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement.
(2) Rapport de l’ONG Human Rights Watch, « Poland: Abortion witch hunt targets women, doctors. Criminalization, pursuit of alleged offenders violates rights », paru en septembre 2023.
(3) Communiqué de Lewica (La Gauche) du 13 novembre 2023, qui souhaite légiférer sur l’avortement. Deux propositions de loi ont été déposées : l’une sur la libéralisation de l’avortement, la seconde sur la décriminalisation de l’avortement.