Lettre au cyclone qui m’a guéri

Avant sa tran­si­tion, Tal Madesta aimait mal, que ce soit les hommes ou les autres. Bouleversante lettre à celle qui partage sa vie, cette deuxième chronique est aussi une ode aux amours trans. Celles qui offrent un espace de dialogue et de com­pré­hen­sion sur la manière dont la tran­si­tion change le rapport au monde et à soi.
Publié le 28 avril 2022
Chronique Tal Madesta La Déferlante 6

Je ne sais plus trop, j’ai un peu oublié depuis, le temps s’étire étran­ge­ment depuis toi. \nLe soir de notre rencontre, j’ai été frappé par la vitesse avec laquelle tu rebattais les cartes, fermais des clapets, occupais l’espace. On ne voyait que toi et ton oeil éton­nam­ment doux pour un cyclone. Je me souviens que tu devinais la charte astrale de tout le monde, ça faisait autant froncer les sourcils des amateur·ices d’astrologie que des scep­tiques. Il y a beaucoup de bêtes à cornes dans ton ciel, tu me lances presque avant même de me dire bonjour. La foule s’agite autour de la grande table en bois dans un brouhaha nuageux, mais ça ne me casse pas les oreilles car je n’entends que toi.\nOn se revoit vite et on se revoit beaucoup, aspiré·es l’un vers l’autre sans aucun e!ort,\naucun jeu, aucune tentative de souffler le chaud et le froid. Nous nous sommes saisi·es\nl’un de l’autre immé­dia­te­ment et il n’y a eu ni manières ni faux-semblants. J’enroule tes\ncheveux bouclés autour de mon doigt comme s’il s’agissait des miens, tu joues avec la\nchaîne de mon cou comme une extension de tes mains, mais pourtant nous ne formons\npas qu’un·e. Nous nous sommes sim­ple­ment reconnu·es.\n”}” data-sheets-userformat=”{“2”:771,“3”:{“1”:0},“4”:{“1”:2,“2”:14281427},“11”:3,“12”:0}” data-sheets-textstyleruns=”{“1”:0}{“1”:669,“2”:{“6”:1}}{“1”:717}”>Avant de te connaître, j’avais un goût de cendre plein la bouche et le ventre en vrac, une acidité au fond de la gorge qui me ramenait constam­ment à mon corps, un cha­touille­ment incon­for­table qui crispait mes muscles. Je ne sais plus trop, j’ai un peu oublié depuis, le temps s’étire étran­ge­ment depuis toi.

Le soir de notre rencontre, j’ai été frappé par la vitesse avec laquelle tu rebattais les cartes, fermais des clapets, occupais l’espace. On ne voyait que toi et ton œil éton­nam­ment doux pour un cyclone. Je me souviens que tu devinais la charte astrale de tout le monde, ça faisait autant froncer les sourcils des amateur·ices d’astrologie que des scep­tiques. Il y a beaucoup de bêtes à cornes dans ton ciel, tu me lances presque avant même de me dire bonjour. La foule s’agite autour de la grande table en bois dans un brouhaha nuageux, mais ça ne me casse pas les oreilles car je n’entends que toi.
On se revoit vite et on se revoit beaucoup, aspiré·es l’un vers l’autre sans aucun effort, aucun jeu, aucune tentative de souffler le chaud et le froid. Nous nous sommes saisi·es l’un de l’autre immé­dia­te­ment et il n’y a eu ni manières ni faux-semblants. J’enroule tes cheveux bouclés autour de mon doigt comme s’il s’agissait des miens, tu joues avec la chaîne de mon cou comme une extension de tes mains, mais pourtant nous ne formons pas qu’un·e. Nous nous sommes sim­ple­ment reconnu·es.

Tu es arrivée au moment où j’ai accepté d’être vu

Ça signifie quelque chose que tu aies atterri à ce moment précis sur mon fil de funambule. Déjà assez avancé dans ma tran­si­tion pour demeurer solide sur mes appuis, mais encore assez vul­né­rable pour être avide d’un amour qui comprend. Je crois que c’est parce que ta corde est faite du même nylon que la mienne, inusable et friable en même temps. Ce qui ne nous a pas tué·es ne nous a pas rendu·es plus fort·es pour autant. Au contraire : on suffoque, on panique, on prend les pics de cortisol comme des tsunamis dans la gueule, on tremble beaucoup, on se méfie, on doute per­pé­tuel­le­ment de nous et des autres. Calibré·es sur les mêmes rafales, on se comprend sans se parler.

En deux temps trois mou­ve­ments, tu as brisé ma malé­dic­tion, celle de mentir par omission et de me cacher, de ne pas faire confiance, de dire ce que je pense qu’on attend de moi, d’être modelé au gré des autres, de prendre mes jambes à mon cou dès que j’en ai l’occasion. Tu es arrivée au moment où j’ai accepté d’être vu. Et je n’ai plus besoin de jouer depuis que je sais qui je suis. Voilà une partie de la promesse que l’on s’est faite : on avance dans la vie avec la même vipère au poing, celle d’être trans. L’hydre aux mille visages qui force tout à la fois une com­ba­ti­vi­té en acier trempé, une joie au-delà des épreuves, un sarcasme ravageur, une rési­lience éblouis­sante, mais aussi une marée de tristesse dans l’œil.

C’est en devenant un homme que j’ai compris l’amour

J’aimais très mal lorsque j’étais une femme avec des hommes, pleine de l’aigreur du renon­ce­ment. J’aimais mieux lorsque, femme toujours, je n’ai presque plus été intime qu’avec mes sem­blables, mais ça ne suffisait pas, de mettre des pan­se­ments sur une hémor­ra­gie. Quand j’ai su que mon problème résidait moins dans le fait de détester les hommes que de vouloir en devenir un, tout s’est effondré dans ma vie. Plus rien n’avait la moindre consis­tance, persuadé que j’étais en train de trahir ma classe autant que moi-même. Une bête à vif et léthar­gique noyée dans la terreur, voilà ce qui rampait sur le sol. Forcément, on ne pouvait alors pas faire autrement que de très mal m’aimer en retour. Sommé de dire ceci, forcé d’être cela, de me décider plus vite, on me repro­chait mon incons­tance, ma di%culté à voir entre les volutes du brouillard, on regardait avec un oeil agacé la désertion de mon propre corps. Mais au fil des mois, les pièces de cet édifice branlant sont devenues si étroites et le plafond si bas que j’ai fini par faire exploser ma maison de poupées. Je ne pouvais plus ignorer le feu qui embrasait la forêt. J’ai décidé que homme serait ma voie.

Ainsi, c’est en devenant ce nouveau reflet dans le miroir que j’ai pu m’engager, c’est en devenant un homme que j’ai compris l’amour. Je ne pouvais que fuir les autres en conti­nuant de me fuir moi-même. À présent, je sais le comment, mais toujours pas le pourquoi. Je me disais pourtant, plus tendre avec moi-même mais pas plus avancé, Les hommes, ce sont ceux qui nous font du mal.

C’est toi qui m’as fait com­prendre le pourquoi, à force de brillance, d’espièglerie et de déli­ca­tesse. Entre la dysphorie et le goût de plastique brûlé que laissait sur ma langue le fait d’être femme, je voulais secrè­te­ment devenir un homme pour faire mieux qu’eux. Être mon propre exemple de bonté, de loyauté, de rigueur et de géné­ro­si­té, puisque aucun homme n’avait voulu me montrer qu’il en était capable. Nulle autre qu’une personne trans n’aurait pu me donner cette clé de coffre-fort. Nulle autre que toi-même. Il faut avoir traversé cette frontière soi-même pour com­prendre ce qui se joue à l’orée de ce secret : un vertige immense, un précipice joyeux, une récon­ci­lia­tion avec le passé, une route vers soi.

 

Rire : Peut-on être drôle sans humilier ?

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°6. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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