« La diplomatie féministe doit être décoloniale et antifasciste »

Déclarations toni­truantes de Donald Trump sur la guerre en Ukraine et à Gaza, purges au sein du ministère des Affaires étran­gères en Argentine, annonce d’un réar­me­ment de l’Europe par Emmanuel Macron : depuis quelques mois, les démons­tra­tions de force s’enchaînent sur la scène inter­na­tio­nale et semblent nous pré­ci­pi­ter vers un conflit mon­dia­li­sé. Que peut une diplo­ma­tie féministe face à cette logique de « gros bras » ? Déborah Rouach, cofon­da­trice et codi­rec­trice de l’Institut du Genre en Géopolitique, répond aux questions de La Déferlante. 
Publié le 13 mars 2025
À la fin de février 2025, l’administration Trump a placé en congé administratif ou licencié la quasi totalité des 4 700 employé·es de l’USAID, l’agence états-unienne d’aide internationale. Crédit photo : Jack Gruber / USA TODAY NETWORK via Imagn Images/Sipa USA
À la fin de février 2025, l’administration Trump a placé en congé admi­nis­tra­tif ou licencié la quasi totalité des 4 700 employé·es de l’USAID, l’agence états-unienne d’aide inter­na­tio­nale. Crédit photo : J. Gruber/US Today via Imagn Images/Sipa.

« Travailler », le nouveau numéro de La Déferlante est dis­po­nible ! Consultez le sommaire

Le com­por­te­ment humiliant de Donald Trump à l’égard du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, le 28 février à la Maison Blanche, a été beaucoup commenté. Quel regard féministe peut-on poser sur cette scène ?

Nous assistons à une véritable démons­tra­tion viriliste de chefs d’État qui semblent dire qu’on ne peut exister sur la scène inter­na­tio­nale qu’en tant que dominant ou dominé. Alors qu’ils sont la base de la diplo­ma­tie, le dialogue, la raison, le compromis ou le déve­lop­pe­ment de relations fondées sur le respect sont perçus comme des com­por­te­ments faibles et associés au féminin. C’est un type de diplo­ma­tie qu’on peut qualifier d’antiféministe. Au sujet du rap­pro­che­ment entre Donald Trump et Vladimir Poutine, certains com­men­ta­teurs parlent de « diplo­ma­tie des bros » [pour brothers, « frères »], d’un boys club organisé en meute sur la scène inter­na­tio­nale, pour qui le monde est un terrain de jeu. Pour Trump comme pour d’autres diri­geants, adopter ce com­por­te­ment revient à montrer patte blanche à Poutine et à s’aligner sur sa stratégie brutale, notamment lorsqu’il s’agit des droits des personnes LGBTQIA+.

Justement, peut-on revenir sur ce qu’est la diplo­ma­tie féministe ?

La diplo­ma­tie féministe consiste à intégrer une pers­pec­tive de genre dans la politique étrangère d’un pays. Elle s’appuie sur une politique de coopé­ra­tion inter­na­tio­nale, notamment par une aide publique au déve­lop­pe­ment qui prend en compte les besoins et les expé­riences spé­ci­fiques des femmes. Cette approche implique de consi­dé­rer les enjeux d’égalité de genre comme trans­ver­saux dans les poli­tiques qui sont menées – défense des droits sexuels et repro­duc­tifs, lutte contre les violences basées sur le genre, réduction des inéga­li­tés, paix et sécurité humaine…

Pour être efficace, la diplo­ma­tie féministe doit tra­vailler avec des ONG fémi­nistes et avec la popu­la­tion civile. À l’Institut du Genre en Géopolitique (IGG), nous consi­dé­rons qu’elle doit être inter­sec­tion­nelle et déco­lo­niale pour trans­for­mer les struc­tures de pouvoir exis­tantes. Mais également antifasciste.

En février 2025, le président argentin, Javier Milei, a sym­bo­li­que­ment offert une tron­çon­neuse à Elon Musk. Nous avons assisté aux saluts nazis répétés de ce dernier mais aussi de l’ancien conseiller de Donald Trump Steve Bannon. Parallèlement, l’administration Trump est en train de déman­te­ler l’Agence des États-Unis pour le déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal (USAID). Concrètement, comment la diplo­ma­tie féministe peut-elle se posi­tion­ner dans ce contexte ?

Les multiples crises éco­no­miques, poli­tiques, sani­taires et envi­ron­ne­men­tales affectent les femmes de manière dis­pro­por­tion­née : 80 % des personnes déplacées à cause du chan­ge­ment cli­ma­tique sont des femmes ; elles ont 14 fois plus de risque de mourir lors d’une catas­trophe naturelle. La diplo­ma­tie féministe a un rôle central à jouer pour les défendre.

Par ailleurs, lors de son inves­ti­ture, le président Trump a repris la formule « Drill, baby, drill ! » (« Fore, bébé, fore ! »), qui encourage l’extractivisme et renvoie méta­pho­ri­que­ment à un acte de péné­tra­tion. Car l’exploitation de la terre va de pair avec l’exploitation des femmes. Mais il faut garder espoir : la diplo­ma­tie féministe structure ses efforts à travers des ini­tia­tives comme le Groupe de politique étrangère féministe (FFP+) de l’ONU, qui travaille en col­la­bo­ra­tion avec la société civile, où les mou­ve­ments fémi­nistes se déve­loppent consi­dé­ra­ble­ment. Le rôle de la diplo­ma­tie féministe est de défendre les droits humains et les libertés indi­vi­duelles. Tout ce que le fascisme déteste.


« En affirmant sa puissance militaire tout en prônant une diplo­ma­tie féministe, la France envoie un message contradictoire. »


La France se présente souvent comme pionnière en matière de diplo­ma­tie féministe, tout en coopérant avec des par­te­naires com­mer­ciaux qui bafouent les droits des femmes, comme l’Arabie saoudite ou Israël. N’y a‑t-il pas un risque que la diplo­ma­tie féministe soit uni­que­ment une vitrine marketing ?

Effectivement, de nombreux pays reven­di­quant une diplo­ma­tie féministe restent guidés par des intérêts géo­po­li­tiques et éco­no­miques qui des­servent les droits des femmes. La France est le deuxième expor­ta­teur d’armes au monde. Une activité qui contribue direc­te­ment aux violences subies par les femmes et les minorités dans certaines régions du monde. En affirmant sa puissance militaire tout en prônant une diplo­ma­tie féministe, la France envoie un message contradictoire.

À Gaza, les Palestiniennes sont victimes du silence complice des puis­sances occi­den­tales [selon l’ONU, les femmes et les enfants repré­sentent près de 70 % des victimes des bom­bar­de­ments israé­liens]. Le revi­re­ment du président Macron sur l’arrêt des ventes d’armes à Israël en octobre 2024 est arrivé trop tard, et le soutien à Israël reste majo­ri­taire. Cet immo­bi­lisme s’explique, en France, par un contexte de forte ins­tru­men­ta­li­sa­tion de l’antisémitisme, d’extrême-droitisation du champ politique et d’un trai­te­ment ultra émo­tion­nel de ces thé­ma­tiques depuis le 7 octobre 2023.

Le gou­ver­ne­ment oppose un prétendu réalisme stra­té­gique à un pacifisme féministe inap­pli­cable dans le réel. Cela illustre une vision du monde où la real­po­li­tik et la politique du « deux poids, deux mesures » prédomine. Récemment, le ministère de l’Europe et des Affaires étran­gères a publié une brochure afin de définir la diplo­ma­tie féministe de la France pour 2025–2030 : elle comporte seulement huit pages et propose des objectifs flous, sans plan d’action.

Malgré tout, dans un contexte inter­na­tio­nal où les droits des femmes sont de plus en plus menacés, il reste crucial que certains États défendent, même très impar­fai­te­ment, ces principes, car cela crée un effet d’entraînement entre les pays.

Tal Madesta

Journaliste indépendant spécialisé dans les questions de discriminations, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Fin des monstres (La Déferlante Éditions, 2023). Il co-anime le podcast Les Couilles sur la table (Binge Audio). Voir tous ses articles

Travailler, à la conquête de l’égalité

« Travailler », le nouveau numéro de La Déferlante est dis­po­nible ! Consultez le sommaire