Le consentement doit-il figurer dans la loi ?

L’absence de consen­te­ment est-il un viol ? En émergeant dans le débat public, la notion de consen­te­ment a pro­fon­dé­ment modifié l’approche sociale, phi­lo­so­phique et juridique des violences sexuelles. La phi­lo­sophe Manon Garcia, l’avocate Élodie Tuaillon-Hibon et la militante Louise Delavier débattent de la défi­ni­tion de cette notion et de la place à lui donner dans le Code pénal. 
Publié le 22 avril 2024
Maya Mihindou. Dessinatrice, graphiste et photographe, elle a notamment illustré Contrechant, une anthologie de poèmes d’Audre Lorde (traduction du Collectif Cételle, Les Prouesses, 2023).
Dessin réalisé par Maya Mihindou pour La Déferlante.

Louise Delavier est direc­trice des pro­grammes de l’association En avant toute(s), qui, depuis 2013, a pour objet la pré­ven­tion contre les violences sexistes et sexuelles à des­ti­na­tion des jeunes, notamment à travers un tchat et le site internet CommentOnSAime.fr.

Manon Garcia est phi­lo­sophe et pro­fes­seure juniore à la Freie Universität de Berlin. Elle est l’autrice d’On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion, 2018) puis de La Conversation des sexes. Philosophie du consen­te­ment (Flammarion, 2021), dans lequel elle s’interroge sur la notion de consen­te­ment dans
la défi­ni­tion du viol.

Élodie Tuaillon-Hibon est avocate au barreau de Paris, spé­cia­li­sée dans la défense des victimes de violences sexuelles. Entre autres dossiers, elle a assisté une partie civile dans l’affaire Georges Tron et elle repré­sente notamment Sophie Patterson-Spatz, qui a porté plainte pour viol contre Gérald Darmanin.

« Qui ne dit mot consent » : dans une société traversée par des domi­na­tions sys­té­miques et entre­croi­sées, le proverbe sert encore souvent à dédouaner ou à protéger les individus qui com­mettent des agres­sions. Étymologiquement, le mot « consentir » vient du latin cum et sentire, « sentir avec ». Il implique donc les sen­sa­tions, l’émotion, l’implicite, dans des cir­cons­tances qui relèvent souvent de l’intime ou de la santé. Dès 2002, la loi Kouchner stipule que le consen­te­ment éclairé des patient·es doit être recueilli pour tout acte médical. Mais comment le définir péna­le­ment ? Une absence de non, un oui vigoureux ? Et que faire de la prétendue « zone grise », cet « entre-deux » où l’on ne sait pas si ce qui s’est passé était voulu : parce qu’on est sous l’emprise de drogue, d’alcool ou en état de sidé­ra­tion, parce que l’on est très jeune, confronté·e à une personne plus âgée, déten­trice d’autorité ?

Avec le livre Le Consentement, publié en 2020 et adapté au cinéma en 2023 par Vanessa Filho, l’autrice et éditrice Vanessa Springora a exploré les ombres de ce concept en racontant la relation qu’elle a vécue ado­les­cente avec l’écrivain Gabriel Matzneff, de trente-cinq ans son aîné, à la fin des années 1980. Plus récemment, les révé­la­tions de la comé­dienne et réa­li­sa­trice Judith Godrèche (lire l’en­tre­tien publié dans La Déferlante), conduite à la même époque à vivre en couple avec le cinéaste de 39 ans Benoît Jacquot alors qu’elle n’avait elle-même que 14 ans, sont venues éclairer à leur tour les violences sexuelles vécues dans le cadre de ces relations, aujourd’hui requa­li­fiées d’agressions par les victimes.

Si dans sa directive sur les violences faites aux femmes adoptée en février 2024, l’Union euro­péenne a fina­le­ment renoncé à définir péna­le­ment le viol comme une « absence de consen­te­ment », c’est bien cette question qui reste au cœur du débat féministe : à quelles condi­tions sommes-nous réel­le­ment libres de nos choix en matière sexuelle ?

 

Depuis quelques années, et encore davantage depuis l’explosion média­tique du mouvement #MeToo, en 2017, le terme « consen­te­ment » s’est imposé dans le débat sur les violences sexuelles. Comment expliquez-vous l’engouement pour ce concept ?

LOUISE DELAVIER Cette notion a le grand avantage de remettre l’expérience des filles et des femmes au centre. Avec l’association pour laquelle je travaille, En avant toute(s), nous discutons avec des adolescent·es et nous voyons qu’elles et ils conti­nuent de se regarder à l’aune de ce que pensent les autres. La norme sociale est très forte. Il n’y a pas la place pour leur choix, leurs propres désirs… Mais, avec la notion de consen­te­ment, et toute la dis­cus­sion qu’il y a autour de la sexualité ces dernières années, on a commencé à mettre un petit coup de pied dans la four­mi­lière. Évoquer le consen­te­ment équivaut à parler de sexe, mais aussi d’empouvoirement (1) et de la capacité des femmes à avoir un rôle dans la sexualité. Cela revient à explorer son désir : qu’est-ce que je veux, moi ? Ce n’est pas toujours facile de répondre à cette question, notamment pour les jeunes femmes. Mais ce ques­tion­ne­ment est hyper puissant.

MANON GARCIA Historiquement, pour les femmes, le sexe a toujours eu pour fonction de rendre service ou de montrer son amour. C’est com­plè­te­ment révo­lu­tion­naire de se demander ce qu’elles veulent, elles. Le nouveau modèle de la sexualité depuis #MeToo, c’est, dans les rapports hété­ro­sexuels, de ne pas concevoir la sexualité comme un cadeau de la femme à l’homme, mais comme une sub­jec­ti­vi­té sexuelle propre à la femme.
J’ai une anecdote sur le potentiel éman­ci­pa­teur du concept de consen­te­ment. En novembre 2017, donc au tout début de #MeToo, je suis à Paris et je me retrouve à traverser la place de la République toute seule, à 4 heures du matin. Évidemment, un homme vient m’importuner. Mais, empou­voi­rée par #MeToo, j’ose lui dire qu’il m’ennuie et que je voudrais qu’il me laisse tran­quille. Et là, il me répond : « Ah, t’es une de ces connasses qui parlent du consen­te­ment ? » Que cet homme évoque le consen­te­ment m’a fait me rendre compte qu’il était vraiment en train de se passer quelque chose. Lui-même, désormais, connaît cette notion et sait que, socia­le­ment, il est censé me laisser tran­quille quand je lui ai dit non. C’est une belle victoire intellectuelle !

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Je crois que l’engouement pour le concept vient aussi du fait que la question du consen­te­ment a beaucoup été mobilisée par ceux qui voulaient s’en prévaloir pour ne pas être tenus res­pon­sables de leurs actes. Je pense à tous ces hommes accusés de viol qui se défendent en arguant que la victime était « consen­tante ». « Vous voyez bien, elle ne m’a pas frappé, elle ne m’a pas repoussé, elle n’a pas dit non. » Alors que, nous, on sait que cela ne fonc­tionne pas ainsi. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’écrits sur le phénomène de la sidé­ra­tion, sur l’impact trau­ma­tique qui peut paralyser la personne victime d’une agression. #MeToo, fina­le­ment, c’est le grand ren­ver­se­ment : on en a ras le bol de cette mobi­li­sa­tion du consen­te­ment à nos corps défen­dants. Donc on va s’emparer de cette notion pour en faire une arme, afin de casser la culture du viol et les sté­réo­types sexistes. Et ça, c’est quelque chose que je trouve vraiment important et admirable.

 

Le concept a beaucoup de force et, pourtant, il a aussi ses détrac­trices, y compris chez les fémi­nistes. Que lui reproche-t-on ?

LOUISE DELAVIER Sur le terrain, on voit que cette notion est de mieux en mieux connue par les jeunes, mais qu’elle n’est pas forcément facile à faire exister dans les relations. On peut connaître le concept, mais cela ne veut pas dire qu’on est capable de poser son désir, de mettre des limites dans ses relations. La sexualité est très chargée émo­tion­nel­le­ment. Par exemple, lors d’un premier rapport sexuel : comment savoir si je suis d’accord ou pas ? Qu’est-ce que ça ques­tionne en moi ? C’est pour ça que, dans les mou­ve­ments fémi­nistes, on parle aussi beaucoup du désir, en plus du consen­te­ment. Je trouve qu’il faudrait davantage encore parler de cette question du désir, y compris chez les garçons, car on voit qu’ils mesurent leur sexualité à l’aune des questions de péné­tra­tion, de per­for­mance. En général, la tendresse chez eux n’est pas du tout valorisée, c’est vraiment quelque chose qu’on leur dénie. Au-delà du consen­te­ment, il faut donc inter­ro­ger ce que la société nous renvoie comme repré­sen­ta­tions de nos sexua­li­tés. Pour consentir, encore faut-il com­prendre ce dont il est question. C’est ce qui se joue dans des relations asy­mé­triques, notamment du point de vue de l’âge ou du pouvoir, qu’il soit sym­bo­lique ou réel. Dans le cas d’une jeune fille de 13 ans avec un majeur de 18 ans, parler de consen­te­ment n’est pas adapté. Dans nos milieux militants, on insiste alors sur la notion de dis­cer­ne­ment, plutôt que sur le consen­te­ment. Parce que si jamais je n’ai pas compris ce que ça voulait dire que tu mettes ta main dans ma culotte, ce n’est pas la peine de savoir si je suis d’accord ou pas…

MANON GARCIA « Consentement » est un terme ambigu, car il peut vouloir dire « le choix » ou « l’acceptation » – ce qui n’est pas la même chose. On peut utiliser les termes « désir » ou « plaisir », mais eux aussi sont ambigus. C’est ce qu’on découvre sous le patriar­cat : quel que soit le terme trouvé, il va être utilisé contre nous ! On peut le voir lors des procès pour viol : l’accusé (2) va prétendre que la victime avait du désir, ou qu’elle a pris du plaisir… et que donc elle était « consen­tante ». Il me semble important de rappeler qu’on peut avoir du désir sans consentir, et qu’on peut consentir sans avoir du désir. Par exemple, si vous êtes dans une relation monogame, mais que vous voyez dans la rue un homme qui fait naître votre désir, celui-ci ne peut pas vous imposer un rapport sous ce prétexte, car vous pouvez ne pas du tout vouloir coucher avec lui. Inversement, quand vous essayez d’avoir un enfant avec votre par­te­naire, vous pouvez ne pas avoir réel­le­ment de désir, mais consentir à un rapport sexuel parce que vous voulez tomber enceinte.
Enfin, s’il peut être empou­voi­rant de dire que les femmes peuvent choisir tel ou tel acte, le consen­te­ment est aussi une notion qui, his­to­ri­que­ment, est extrê­me­ment sexiste. Le consen­te­ment vient souvent avec l’idée que c’est quelque chose qui concerne les femmes. C’est le modèle du chasseur et de la proie : l’homme propose, la femme dispose. Les hommes sont toujours vus comme force de pro­po­si­tion sexuelle, pas les femmes. Et c’est aussi un sté­réo­type sexiste de présumer qu’ils veulent toujours du sexe. Cela contribue à mettre un voile sur toutes les questions de violences entre gays, ou même au sein des couples hétéros, où des hommes peuvent s’entendre dire : « Pourquoi tu n’as pas envie de coucher ce soir ? C’est quoi ton problème, t’es pas un vrai mec ? »

 

Le consen­te­ment est souvent intui­ti­ve­ment perçu comme le critère de démar­ca­tion entre une relation sexuelle et un viol. Cependant, notre Code pénal définit le viol comme une péné­tra­tion sexuelle ou un acte bucco-génital commis sur une personne avec « violence, contrainte, menace ou surprise ». Le terme « consen­te­ment » ne figure donc pas dans cette définition…

ÉLODIE TUAILLON-HIBON En matière pénale, le droit français est construit sur une pré­somp­tion de consen­te­ment à l’acte sexuel, puisque les seules situa­tions qui y sont visées sont en effet celles où il y a violence, contrainte, menace ou surprise. Ce qui veut dire que si vous êtes en dehors de ces cas, vous êtes auto­ma­ti­que­ment présumé·e consentir. Et c’est ce qui permet fina­le­ment aux agres­seurs sexuels de se défendre en pré­ten­dant que la victime était consen­tante. Cette défense repose sur la construc­tion intel­lec­tuelle de ce qui est supposé être la sexualité juste d’une femme, aux yeux du Code pénal : une dis­po­ni­bi­li­té per­ma­nente pour les rapports sexuels avec des hommes.

MANON GARCIA Je ne comprends pas bien l’intérêt de cet argument. Vous dites qu’il y a une pré­somp­tion de consen­te­ment comme si c’était très grave. Mais dans tout le droit pénal, il y a la pré­somp­tion qu’il n’y a pas de crime jusqu’à ce qu’on prouve qu’il y en a un. Par exemple, il n’y a pas meurtre jusqu’à ce qu’on prouve qu’il y a meurtre. Cela me paraît donc inévi­table que le droit présume le consentement.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Je trouve qu’on ne peut pas comparer le vol, par exemple, et le viol. Cette pré­somp­tion en matière de rapports sexuels, impli­quant l’irruption dans la géni­ta­li­té d’autrui, touche quand même à des aspects fon­da­men­taux de la personne. Et donc cette pré­somp­tion me dérange. Sur une échelle de valeurs, la pos­ses­sion d’une voiture, par exemple, a moins d’importance que le maintien de notre intégrité physique.

MANON GARCIA Et le kid­nap­ping, par exemple ? Là, ce n’est pas un bien. Si vous partez en vacances avec quelqu’un, on va présumer que vous êtes en voyage, même si vous êtes mineur·e, jusqu’à ce qu’on prouve qu’il s’agit d’un enlèvement.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Bien sûr. Mais il y a une dimension que vous éludez com­plè­te­ment : c’est le fait que nous vivons encore dans des systèmes patriar­caux, avec une domi­na­tion masculine. Historiquement, les femmes ont été pensées comme étant à dis­po­si­tion des hommes, avec le devoir conjugal qui équivaut à un droit de viol conjugal, ou encore le droit de cuissage. Il se joue, dans la question des rapports sexuels, quelque chose qui n’est pas com­pa­rable. Cela mérite qu’on s’y arrête. Comment est-il possible, par exemple, de ne pas avoir de textes pour répondre aux arguments des accusés concer­nant l’intentionnalité ? Ils peuvent se contenter de dire qu’ils n’avaient pas l’intention de violer. « Ah, je ne me suis pas rendu compte, je ne pouvais pas com­prendre qu’elle n’était pas consen­tante parce que [par exemple] elle est sortie du bar à mon bras. » Aujourd’hui, on a énor­mé­ment de dossiers comme ça, et les agres­seurs s’en tirent. Et la question n’est pas seulement d’obtenir des condam­na­tions. Le problème pour nous, les avocat·es, avant même cela, ce sont les pour­suites : nous avons du mal à faire arriver nos dossiers devant une cour d’assises [qui juge les crimes]. Sur ce point, il y a un énorme problème.

 

Dans les débats sur le consen­te­ment, on entend souvent parler d’une « zone grise » pour évoquer des relations qui ne sont pas vraiment consen­ties, mais qu’on ne qualifie tout de même pas de viols. Que pensez-vous de ce concept ? 

MANON GARCIA Ce qui me semble inté­res­sant dans l’idée de « zone grise », c’est qu’on reconnaît qu’il y a des rapports sexuels qui ne sont pas illégaux, mais qui sont quand même mauvais. Il y a plein de cas pour lesquels il n’y a pas viol, mais où, mora­le­ment, ça ne tient pas la route. Cela peut venir du fait qu’on se connaît mal, mais aussi de l’internalisation de normes de genre, tel le sexe « par politesse », quand des femmes ont l’impression qu’elles « doivent » du sexe aux hommes.

LOUISE DELAVIER En fait, la « zone grise » est un concept un peu embar­ras­sant, qui peut avoir pour effet de minimiser les com­por­te­ments des agres­seurs. C’est le symptôme de ce dont on parlait plus tôt, quand le consen­te­ment n’est pas clair. Par exemple, si dans un couple hété­ro­sexuel la femme dit non à un rapport sexuel, mais que son compagnon fait la gueule ou insiste jusqu’à ce qu’elle cède, le viol conjugal ne sera pas facile à prouver devant la justice. On a souvent des victimes qui nous parlent de ça, qui nous disent : « Est-ce que ça s’appelle un viol, ce que je viens de vivre ? Ou est-ce la “zone grise” ? » On se rend bien compte que la situation qu’elles décrivent risque de ne pas passer au tribunal. Alors qu’on peut consi­dé­rer que c’est quand même un viol.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON La défi­ni­tion de la « zone grise » n’est pas du tout évidente, donc le risque est qu’on y mette des tas de situa­tions qui sont clai­re­ment des viols – que ce soit au sens juridique ou dans un autre sens. Je dis « ou dans un autre sens », car il y a quelque chose qui est extrê­me­ment important dans ce débat, c’est que le viol ne doit pas devenir la chose du droit. Je pense que, même si vous n’avez pas le papier estam­pillé « viol » à la sortie du tribunal, vous devez abso­lu­ment avoir le droit de dire que vous avez été victime de viol. Le viol existe depuis la nuit des temps, avant même que sa répres­sion cri­mi­nelle n’existe, et ce qui est un viol selon la loi sous certains cieux ne l’est pas sous d’autres, et inver­se­ment. Je ne vois donc pas de quel droit on dirait aux victimes : « Vous ne pouvez pas employer le terme de viol parce que ça n’entre pas dans la case du Code pénal à tel ou tel endroit », comme s’il y avait une espèce de copyright juridique. Il y a énor­mé­ment de choses à changer en droit sur le viol, mais on ne peut pas non plus faire reposer sur la justice tout son trai­te­ment sociétal, culturel, moral et philosophique.


« On fait comme si l’agression sexuelle relevait du com­por­te­ment de la victime. Or, l’agression sexuelle, c’est quelque chose que fait l’agresseur. Le viol doit être défini uni­que­ment par les actions du violeur. »

Manon Garcia


 

Certains pays ont modifié leur défi­ni­tion légale du viol pour y inclure expli­ci­te­ment la notion de consen­te­ment : le Canada dès 2012, et plus récemment la Suède (2018), la Suisse et l’Espagne (2022) ou encore les Pays-Bas (2024). La France devrait-elle changer sa défi­ni­tion du viol pour inclure également ce terme ? Manon Garcia, vous avez publié une tribune dans Le Monde, en décembre dernier, où vous vous prononcez contre ce chan­ge­ment de définition. 

MANON GARCIA Ce qui me pose le plus problème avec l’utilisation du concept de consen­te­ment dans un contexte légal, c’est que j’ai peur que ça renforce cette tendance – qui existe déjà dans les tribunaux – qui fait qu’on évoque le com­por­te­ment de la victime, alors qu’on ne devrait pas en parler. Si on demande à l’accusé : « Avait-elle consenti ? Qu’a‑t-elle fait qui montre qu’elle avait, ou non, consenti ? », on fait comme si l’agression sexuelle relevait du com­por­te­ment de la victime. Donc on fait comme si le viol, c’était du sexe normal moins du consen­te­ment. Or, l’agression sexuelle, c’est quelque chose que fait l’agresseur. Je pense qu’il faut que le viol soit défini uni­que­ment par les actions du violeur.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Mais le com­por­te­ment de la victime est déjà, de fait, depuis toujours au cœur des débats, y compris en France, où le terme « consen­te­ment » ne figure pas dans le Code pénal. Pour moi, au contraire, il est temps de prendre les choses à bras-le-corps et de sortir de cette situation où rien n’est écrit sur le consen­te­ment ni sur le com­por­te­ment de la victime, mais où tout, en fait, nous y ramène. Mettre la question clai­re­ment sur la table aurait le mérite de mieux encadrer les choses et de mettre un terme à certaines pratiques et à certains biais insup­por­tables qui conti­nuent d’influer sur la justice. Lors des procès, si on a du mal à carac­té­ri­ser la « violence, menace, contrainte ou surprise », il suffit que l’agresseur allègue qu’il a pu croire au consen­te­ment pour que la machine se remette en route et on retombe dans les sté­réo­types de la culture du viol. Je n’ai pas un dossier d’instruction où ce ne sont pas le com­por­te­ment, l’habillement, la situation de la victime qui sont au cœur des débats.

MANON GARCIA Élodie Tuaillon-Hibon et moi avons des points de vue opposés. En tant que pra­ti­cienne du droit, elle affirme : « La question du consen­te­ment est là tout le temps, donc autant le définir et avoir quelque chose sur quoi tra­vailler. » Moi, je pense en théo­ri­cienne : le consen­te­ment ne devrait pas être abordé du tout, donc réflé­chis­sons pour nous assurer qu’il ne soit pas abordé. Par exemple, en Australie, il est interdit de faire référence à la vie sexuelle passée d’une victime dans un procès pour viol. Au contraire, aux États-Unis, les victimes sont traînées dans la boue au nom de la procédure pénale, et on peut leur demander : « Pourquoi tu étais habillée comme ça si tu ne voulais pas te faire violer ? » C’est pour ça que je suis très réticente à l’idée de définir le viol par le com­por­te­ment de la victime et non par celui de l’agresseur. Selon moi, il faudrait plutôt un chan­ge­ment de juris­pru­dence sur la manière dont est définie la contrainte. La Cour de cassation pourrait dire qu’il y a contrainte dès lors que l’accusé ne s’est pas assuré du consen­te­ment de la victime. Je pense aussi qu’il pourrait y avoir la création d’un autre délit, un peu sur le modèle de ce qu’a fait la Suède avec le « viol par négli­gence ». Je n’aime pas le nom, je pense que c’est une erreur d’appeler ça un viol, car on sait que c’est extrê­me­ment difficile d’obtenir un procès aux assises. Mais l’idée est de consi­dé­rer comme un délit [et non pas comme un crime] le fait d’obtenir du sexe sans s’être assuré du consen­te­ment de l’autre alors qu’il pouvait y avoir un doute.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Moi aussi, j’aimerais bien que les juges de notre pays soient plus novateurs et nova­trices et, par exemple, qu’elles et ils se servent du droit inter­na­tio­nal et du droit européen pour s’octroyer plus de liberté sur la manière dont on entend la contrainte. Mais elles et ils ne le font pas. En réalité, il y a déjà des ins­tru­ments qui obligent – en théorie – le ou la juge française. Par exemple, la juris­pru­dence de la Cour euro­péenne des droits de l’homme, qui a rendu à ce jour plus d’une vingtaine de décisions concer­nant le viol. Les juges français·es ne sont pas censé·es pouvoir s’en abstraire ou les ignorer. Pourtant elles et ils s’en moquent tota­le­ment. Manon Garcia faisait référence au droit aus­tra­lien, qui interdit de prendre en compte la vie sexuelle passée de la victime pour apprécier si le viol est carac­té­ri­sé ou non. En Europe, on a déjà cette obli­ga­tion. Les juges ne sont pas censé·es décor­ti­quer la vie sexuelle de la victime ou porter atteinte à son intimité. Mais ce n’est pas respecté. Vous n’imaginez pas le combat que c’est, de faire valoir ces jurisprudences…

 

Élodie Tuaillon-Hibon, vous avez également publié une tribune dans Le Monde, coécrite avec huit autres spé­cia­listes du droit, dans laquelle vous appelez, à l’inverse de Manon Garcia, à redéfinir péna­le­ment le viol pour y intégrer la notion de consentement…

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Oui, inclure la notion de consen­te­ment dans nos textes de loi chan­ge­rait beaucoup de choses. Mais il faut s’entendre sur ce qu’on appelle « modifier la loi », parce qu’il y a plusieurs pro­po­si­tions sur la table, qui ne sont pas équi­va­lentes. Je fais partie d’un groupe de travail constitué d’avocat·es, de professeur·es, de magistrat·es. Ce que nous demandons, c’est qu’on ouvre la défi­ni­tion du viol. C’est-à-dire qu’on garderait les notions de « contrainte, violence, menaces, surprise », notamment pour ne pas se retrouver dans une situation où on abroge tota­le­ment un texte pénal et où on met en carafe les dossiers qui étaient en cours au moment du chan­ge­ment de la loi. Mais on y ajou­te­rait, plus géné­ra­le­ment, le fait de ne pas avoir consenti, en défi­nis­sant le consen­te­ment en droit pénal, ce qui n’est actuel­le­ment pas le cas. Pour cela, on peut s’appuyer sur la conven­tion d’Istanbul, signée par la France en 2011 et ratifiée en 2014, qui devrait conduire à une modi­fi­ca­tion du droit français. Elle définit le consen­te­ment sexuel comme le résultat libre d’une volonté propre, exprimée volon­tai­re­ment, en fonction des cir­cons­tances et du contexte. Je suis très attachée à cet ins­tru­ment parce qu’il nous permet aussi de remettre le moment où se commet le viol dans son contexte, pour dire : « Attendez, un viol, ça n’arrive pas comme un orage dans un ciel serein. » En fait, si vous êtes déjà dans une situation de sou­mis­sion, de nécessité ou de vul­né­ra­bi­li­té, c’est cette situation qu’il faut commencer à regarder pour évaluer s’il y a ou non consentement.

MANON GARCIA C’est bien qu’Élodie Tuaillon-Hibon clarifie le fait qu’il y a plusieurs pro­po­si­tions. S’il s’agit effec­ti­ve­ment de garder le texte français tel qu’il est et de rajouter le non-
consen­te­ment, avec une défi­ni­tion du consen­te­ment comme affir­ma­tif, c’est-à-dire le fait d’avoir clai­re­ment manifesté sa volonté, y compris de manière non verbale, alors là, oui, c’est une piste intéressante.

 


« Pour consentir, encore faut-il com­prendre ce dont il est question. C’est ce qui se joue dans des relations asy­mé­triques, notamment de pouvoir, qu’il soit sym­bo­lique ou réel. »

Louise Delavier


 

On estime que moins de 1 % des accu­sa­tions de viols débouchent sur une condam­na­tion. Outre l’éventuel chan­ge­ment de défi­ni­tion que nous avons évoqué, comment faire pour que les viols soient mieux sanc­tion­nés par la justice ? 
LOUISE DELAVIER Beaucoup de victimes ne vont même pas porter plainte pour viol, parce qu’elles craignent d’être mal reçues au com­mis­sa­riat. Les for­ma­tions sont donc capitales, dans la police, dans la magis­tra­ture et pour toutes les personnes qui contri­buent à la justice. Et ces for­ma­tions doivent être appro­fon­dies. J’en dispense souvent, je vois bien comment cela se passe : si la formation ne dure que deux jours, c’est trop court. Il ne faut pas se contenter de notions sur les consé­quences du trau­ma­tisme psychique ou sur le fait de recueillir la parole des victimes. Il faut vraiment s’attaquer aux sté­réo­types sexistes, car si les policier·es sont formé·es aux méca­nismes des violences, mais qu’elles et ils conti­nuent de penser que les femmes mentent et sont instables, les com­por­te­ments ne chan­ge­ront pas ! Et cela vaut pour toute la société : on voit bien que la cou­ver­ture média­tique et la mobi­li­sa­tion des fémi­nistes, ça fait bouger les choses, et ça influe sur le trai­te­ment judi­ciaire. Il faut aussi investir la question de la répa­ra­tion des victimes. La justice peut aider, mais c’est important de penser à d’autres méca­nismes pour prendre soin de celles qui vivent cela. Enfin, il y a la question des agres­seurs. Maintenant qu’on a commencé à les voir, qu’en fait-on ? Il y a une vraie réflexion à mener.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Outre les for­ma­tions évoquées par Louise Delavier, qui sont très impor­tantes, il faudrait une véritable politique pénale, avec des cir­cu­laires, qui prenne en compte les avancées de la médecine, de la neu­ro­psy­chia­trie, de la psy­cho­trau­ma­to­lo­gie… Et il faudrait aussi donner beaucoup plus de fonds publics aux asso­cia­tions comme En avant toute(s), qui s’occupent des victimes. C’est un travail essentiel.

MANON GARCIA Pour conclure, je voudrais répéter qu’il n’y a pas que les pauvres et les Arabes qui violent les femmes. Il existe un certain nombre d’hommes [issus de milieux pri­vi­lé­giés] qui se sentent intou­chables devant les tribunaux. Certes, avec les affaires Gérard Depardieu ou Jacques Doillon (3), cela commence à bouger, mais glo­ba­le­ment l’opinion a du mal à penser que des hommes riches et célèbres puissent violer. •

Entretien réalisé en visio­con­fé­rence le 21 février 2024 par Marie Kirschen.
Article édité par Élise Thiébaut.

 


(1) Traduction littérale du mot anglais « empo­werment », ce terme désigne le processus consis­tant à prendre ou reprendre le pouvoir sur sa propre vie en s’émancipant des oppres­sions qui la contraignent ou la restreignent.

(2) Selon la dernière enquête « Sécurité et société » de l’Insee (2021), 96,5 % des infrac­tions à caractère sexuel, en France, sont commises par des hommes. Pour cette raison, nous utilisons ici un masculin générique.

(3) Cinq plaintes pour viol ou agression sexuelle ont été déposées contre Gérard Depardieu depuis 2018. Jacques Doillon est, pour sa part, accusé de violences sexuelles par plusieurs femmes, dont la comé­dienne Judith Godrèche, qui a porté plainte (lire aussi page 12). Les deux hommes nient les faits. Jacques Doillon a annoncé, à la fin de février 2024, attaquer Judith Godrèche en diffamation.

DESSINER : ESQUISSES D’UNE ÉMANCIPATION

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°14 Dessiner, paru en mai 2024. Consultez le sommaire.

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